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La dernière cigarette, Alex Nikolavitch et Marc Botta, La Cafetière, 2004

La dernière cigarette nous est offerte par Messieurs Alex Nikolavitch (scénario) et Marc Botta (dessin) aux éditions La Cafetière. Le récit court, au rythme maitrisé, se déroule dans la deuxième moitié de la seconde guerre mondiale, sur le front de l’est de l’Europe, et dans les cendres encore chaude de l’après-guerre en Allemagne. En toute subjectivité, le graphisme d’un flou élégant est associé à un texte simple et incisif, dont le traitement sobre et sombre fait ressentir la mélancolie qu’ont pu vivre les acteurs de ces évènements.

Séduit par cette bande dessinée, le propos de ce billet est de livrer quelques raisons expliquant pourquoi ce récit si court et sobre m’a autant plu. Attention, il serait dommage de lire ce commentaire avant de lire l’œuvre.

 

Forces d’un graphisme qui sert la narration.

Sur des planches à peine plus grandes que du A5, le récit est partagée entre du noir et blanc et des passages en « couleur ». En fait de couleur il ne s’agit que d’un dégradé d’ocres ajouté au noir et blanc, mais cela suffit à donner une fraîcheur aux passages ainsi marqués, qui se rapportent aux évènements se déroulant après l’arrêt officiel des combats. Le lecteur, ainsi guidé de manière plus ou moins inconsciente par ce code et par d’autres indices graphiques (les uniformes, en particulier), n’est jamais perdu dans la chronologie. Cela permet au narrateur de faire alterner deux temporalités qui avancent en parallèle et se font écho, l’une pendant la guerre et l’autre dans une paix dont la saveur n’est pas plus douce, sans toutefois que le texte se retrouve alourdi par des précisions chronologiques devenues inutiles. Ce procédé fonctionne d’autant mieux qu’il est utilisé de manière discrète. Sur le trait et la texture du dessin, je dois préciser que je suis admiratif du style adopté, mais les avis divergent probablement, en particulier sur ce qui peut être un abus de flou pour les visages et silhouettes des personnages. Cela permet en tout cas à chacun de plaquer les expressions qu’il imagine, là où un dessin précis ne pourrait pas convenir à l’imaginaire de tous en exprimant des émotions trop figées.

La dernière cigarette utilise une des principales forces de la bande dessinée : combiner l’image et le texte et, dans ce cas, ne garder qu’un texte efficace.

 

 

Comment un monologue descriptif peut-il maintenir l’attention du lecteur ?

Une grande part du récit suit le monologue d’un soldat-narrateur. Ce procédé facile peut parfois manquer d’intensité, mais cela n’est pas le cas ici grâce deux ressorts. Le premier consiste à se reposer sur une culture préexistante sur cette période de l’histoire et à utiliser le graphisme pour se contenter d’ouvrir des portes en ne s’attardant que très peu sur chaque point. Le résultat est un tableau dense d’évocation. Le second ressort consiste à distiller dans ces tableaux des éléments cyniques sur des réécritures de l’histoire par les alliés vainqueurs.

 

De la bonne utilisation des coïncidences.

Dans beaucoup de récits, on trouve des coïncidences en grand nombre, qui sont souvent amenées sans aucun effort de justification et qui surtout n’apportent pas grand-chose. Un défaut de ce procédé est que l’on finit par perdre les effets que pourraient apporter certaines de ces coïncidences (à commencer par la surprise). Par exemple, quand deux personnages se retrouvent contre toutes probabilités, l’esprit critique peut être réveillé par les grosses ficelles du scénario, aux dépens des émotions ou du message. Dans le récit proposé par Nikolavitch, les deux protagonistes se croisent à deux reprises, chaque fois contre leurs volontés. Cela apparait ici comme le résultat d’une fatalité digne d’un mythe, dont certains apprécieront l’ironie tandis que d’autres pourront trouver qu’elle s’insère bien dans l’absurdité de la guerre. Par ailleurs, le lien utilisé pour forcer la seconde rencontre, s’il reste une coïncidence de faible probabilité, est loin d’être invraisemblable et, surtout, il apporte une charge symbolique riche sur le dernier tiers du récit.

Un deuxième exemple de coïncidence bien utile permet à un soldat russe de converser avec un allemand russophone pendant la guerre puis avec un américain russophone dans l’après guerre, à une époque où il n’était pas forcément fréquent que deux soldats ennemis puissent se comprendre. Ces brefs échanges bilatéraux entre les trois camps apportent de la matière au récit et, encore une fois, le scénariste se débrouille pour que cela n’apparaisse ni comme une surprise artificielle, ni comme une banalité sans crédibilité.  La justification qu’il offre dans le second cas apporte même matière à penser sur la notion d’ennemi.

Sans qu’il s’agisse vraiment d’une coïncidence, on peut aussi saluer l’utilisation de la cigarette comme point fixe commun à deux scènes qui se font écho, donnant un sens ex-post très fort au titre au récit.

 

Sur la richesse des thèmes évoqués.

Concernant, la guerre, La dernière cigarette aborde des thèmes qu’il est toujours intéressant de revisiter ou même d’effleurer, pour se souvenir comme pour comprendre :

  • La justice des vainqueurs, avec l’un des procès d’anonymes éclipsés dans la mémoire collective par les procès de Nuremberg.
  • La capacité d’un homme conditionné à faire un choix.
  • La proximité avec l’ennemi pour un soldat.
  • Le malheur d’appartenir à un pays en guerre pour un soldat, un peu comme le fait de n’avoir pas choisi ses parents.
  • Le front de l’est de l’Europe et certaines actions perpétrées par les armées du Reich et de l’Union soviétique pendant, respectivement, la fuite et la marche vers Berlin.

 

Pour terminer, une dernière approche : la Description par référence à des œuvres connues.

Il n’est pas question, dans ce paragraphe, de juger si une modeste bande dessinée est digne d’être comparée à l’une ou l’autre des références suivantes. En revanche, il est possible de positionner en quelques mots son contenu par rapport à d’autres œuvres afin de définir les contours de ce que nous offrent Nikolavitch et Botta.

  • De la même manière que Les bienveillantes de Jonathan Littell met en perspective la folie de la guerre et la folie d’individus qui en sont acteurs, cette bande dessinée illustre une vision sans espoir de la guerre et de l’après-guerre par les témoignages de personnages désabusés.
  • L’intensité de la mélancolie et du cynisme rappelle le roman Kaputt de Curzio Malaparte (l’absurde et l’humour en moins).
  • Les passages sur l’armée allemande en déroute rappellent l’atmosphère donnée dans le film La chute (Der Untergang) d’Oliver Hirschbiegel.
  • Contrairement aux personnages-héros du scénario de Stalingrad de Jean-Jacques Annaud, les protagonistes de La dernière cigarette ont des rôles plus anonymes et l’identification n’en est plus forte.

 

Theoden Janssen