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Pour une histoire sociale de l’auteur de bande dessinée (2)

S’il est un domaine de l’histoire de la bande dessinée peu étudié, et dont l’historien n’a qu’une vision micro-historique et non globale, c’est l’histoire sociale de l’auteur de bande dessinée. On parle souvent des oeuvres et des éditeurs, dont les évolutions sont connues pour l’essentiel, mais derrière il y a aussi des auteurs, ou plutôt une communauté d’individus partageant une même profession ; et dans ce domaine les études les plus représentatives ne sont pas celles qui concerneraient les pointures du métier, dont on fait pourtant des biographies.

Alors m’est venu l’idée de cette série d’articles, un peu spécialisée certes, dont l’objectif est d’ouvrir quelques pistes historiques sur un domaine peu étudié. On pourra se reporter, en introduction, à l’article fondateur du sociologue Luc Boltanski « La constitution du champ de la bande dessinée » (disponible en ligne sur Persée) qui analyse avec précision l’évolution du métier entre 1960 et 1970, et la « création » d’une profession aux contours jusque là mal déterminés. On pourra se reporter aussi, en guise de comparaison, à un récent ouvrage intitulé Vivre des arts du dessin en France, XVIe-XVIIIe de Martine Vasselin qui donne, par son chapitrage, une bonne idée de ce que pourrait être un « Vivre de la bande dessinée en France ». Je me limiterais toutefois au XXe siècle, que je connais le mieux, mais les problématiques sont certainement transposables au XIXe siècle.

 

(1) Piste 1 : la transmission des savoirs 2 / 2 : La notion d’héritage et de filiation chez les auteurs

Dans l’article précédent, j’avais tenté de lister les différentes structures de transmission des savoirs que l’on trouve chez les dessinateurs de bande dessinée au XXe siècle. D’un point de vue plus général, pourquoi s’intéresser à ces structures ? Connaître la façon dont sont transmises les techniques liées à la bande dessinée permettrait d’éclairer, d’un point de vue théorique, la notion d’héritage et de filiation, souvent limitée chez les commentateurs et critiques à de simples observations de styles assez peu pertinentes et mal étayées. Je pense à la notion d’héritages non en tant que vagues arrière-plan partagé par n’importe quel auteur de bande dessinée connaissant ses « classiques », mais plutôt les héritages « actifs », ceux qui participent à la construction et, surtout, à l’évolution des styles successifs de la bande dessinée. C’est un pari et un positionnement d’historien que d’affirmer que l’histoire de la bande dessinée se compose d’une succession de passation de techniques et de styles, d’auteur en auteur. Il y aurait beaucoup à nuancer, assurément, mais dans un premier temps, creusons cette piste d’une histoire de la bande dessinée par les auteurs et leurs pratiques.

Pratiquer la bande dessinée suppose parfois de se positionner par rapport à ceux qui vous ont précédé dans cette voie… Or, il n’y a pas là de preuves scientifiquement mesurables, juste des indices qui permettent de savoir les lignées et les filiations d’auteur, souvent très complexes et qui n’ont rien d’une science exacte dans la mesure où la bande dessinée n’est pas un artisanat de pure imitation. On peut en revanche empiriquement distinguer deux types de circulation des pratiques : les apprentissages d’auteur à auteur, dont j’ai commencé à ébaucher les structures qui assurent cette passation « en direct », et l’appropriation a posteriori d’héritages antérieurs pour des auteurs qui agissent pour ainsi dire en historiens et vont chercher leur inspiration au-delà de la génération immédiatement précédente.

Toujours se pose la question de ce qui est réellement transmis. Des techniques d’écriture et de dessin ? Des structures narratives ? De simples motifs empruntés mais déformés ? Des études comparatives entre plusieurs auteurs pourraient permettre de distinguer la nature de transmission d’héritage bien différentes les unes des autres… On en arrive là à des questions d’intertextualité bien connues des spécialistes de la littérature écrite, qui mêlent interrogations d’ordre esthétique et problèmatiques historiques.

Premier mode de transmission : la filiation linéaire

J’emploie ici le terme de « filiation » pour définir une transmission directe d’auteur à auteur, par exemple dans le cas d’une relation maître/élève, qui implique nécessairement que l’élève acquière par l’imitation des techniques graphiques de son maître avant de trouver son propre style. Ce sont des relations souvent évidentes et même repérables. Les relations maîtres/élèves sont particulièrement prégnantes dans le cas de la formation en studio ( Hergé/Bob de Moor, Jijé/André Franquin) mais peuvent aussi se lire dans les écoles (Claude Renard/François Schuiten). On les retrouve aussi dans le cas de reprises directes où le « maître » a eu le temps de former son repreneur (je pense ici au passage de Peyo à son fils, Thierry Culliford, formé dans l’atelier de son père).

L’identification des structures de transmission des savoirs et, à l’intérieur, l’identification des « maîtres » devient alors une étape importante. Certains auteurs ont décidé de consacrer leur carrière à transmettre un héritage à de jeunes dessinateurs, d’autres non. Mais transmettent-ils une pratique personnelle ou des conseils et soutiens plus généraux où l’individualité des élèves s’exprime sans interférer avec le style propre au maître ? Dans les écoles, en particulier, il peut être difficile de distinguer ce qui ressortit à la personnalité du maître et ce qui ressortit à des techniques graphiques plus générales et partagées par tous les dessinateurs. Ainsi, même en sachant que Gotlib fut l’élève de Georges Pichard à l’Ecole des arts appliqués, est-ce que le style de Pichard peut nous éclairer sur la naissance d’un style chez Gotlib ? Cela serait à étudier plus en détail, oeuvres à l’appui.

On associe souvent les phénomènes de filiation avec la notion « d’écoles », dont on distingue des caractéristiques, comme dans les écoles picturales. Ainsi y aurait-il, en Belgique, « l’école de Bruxelles » et « l’école de Charleroi », les uns tenants d’Hergé et les seconds de Jijé. Une étude habile pourrait mettre en lumière les véritables processus de transmission à l’oeuvre en analysant dans le détail la façon dont ces « maîtres » enseignaient à leurs élèves, et en comparant les oeuvres. Car parfois ces catégorisations faciles en « écoles » s’avèrent douteuses, et prennent le risque de confondre le fonctionnement des filiations avec des réalités purement éditoriales (les auteurs de Tintin vs les auteurs de Spirou). Mais la bande dessinée reste assez peu encline à ce type de catégorisation, me semble-t-il, et, depuis plusieurs décennies s’est développé une obsession de la personnalisation des styles chez certains auteurs, justement comme pour se détacher d’écoles pré-conçues.

Second mode de transmission : l’héritage

L’analyse se corse un peu quand la transmission se fait plutôt par des mécanismes de retour sur le passé de la part d’auteurs dont l’oeuvre comprend une logique d’intertextualité, c’est-à-dire de mise en relation avec une autre oeuvre. A titre de comparaison et pour comprendre un peu cette notion d’héritage, on peut penser à ce qui se passe dans la peinture néo-classique à la fin du XIXe siècle. L’un des éléments qui explique l’essor du mouvement néo-classique (dont le chef de file en France est Jacques-Louis David) est la renaissance d’un goût pour l’antique à la suite des fouilles archéologiques de Pompéi, qui permet notamment de redécouvrir des peintures antiques. La connaissance du passé par les artistes eux-mêmes peut être un phénomène déclencheur de nouvelles pratiques.

Dans le cas de la bande dessinée, l’un des meilleurs exemples de retour sur le passé est le cas épineux de la « ligne claire », qui peut servir de point de départ idéal à la réflexion. Le terme de « ligne claire » naît à la fin des années 1970 autour de quelques auteurs français (Ted Benoît), belges (Ever Meulen) ou néèrlandais (Joost Swarte). Ce dernier participe à une exposition à Rotterdam en l’honneur d’Hergé intitulée De klare lijn, en 1977 première occurrence public du terme. De son côté, Ted Benoît publie en 1980 aux Humanoïdes Associés l’album Vers la ligne claire dans lequel il abandonne explicitement son ancien style pour se rapprocher de celui d’Hergé. Progressivement, d’autres auteurs rejoignent le mouvement et décident eux aussi de s’inspirer des auteurs belges des années 1950 (Hergé, Jacobs, Jijé) : Floc’h et son comparse scénariste François Rivière (Le Rendez-vous de Sevenoaks en 1977) ou encore Yves Chaland (Freddy Lombard, 1981).

Pour simplifier, le mouvement de la ligne claire se caractérise, à ses débuts, par l’intérêt porté par plusieurs auteurs vers leurs aînés, non pas de la génération immédiatement précédente, mais de la génération d’avant (pour mémoire, Jijé, Hergé et Jacobs meurent respectivement en 1980, 1983 et 1987). Ils n’ont pas été leurs élèves mais décident de s’en inspirer ouvertement et explicitement en multipliant les citations. Citations stylistiques de la part d’un Ted Benoît qui calque son trait sur celui d’Hergé, mais aussi emprunts thématiques, comme la récurrence des références au Congo belge et aux années 1950 dans Freddy Lombard de Yves Chaland, ou bien l’ambiance très anglaise des albums de Floc’h et Rivière directement inspirée de Jacobs. Progressivement et par abus de langage, la notion de « ligne claire » historiquement identifiée autour de 1980, en vient à désigner le style d’Hergé et Jacobs eux-mêmes, voire tout style graphique « épuré ».

La ligne claire est parfois vue comme une forme de néo-classicisme en bande dessinée pour plusieurs raisons : d’une part à cause de son goût de l’épure (comme dans le néo-classicisme pictural et architectural autour de 1800) et d’autre part (et cela m’intéresse davantage) parce qu’elle professe une régénération de formes passées et se base sur une forme d’érudition, de connaissance approfondie de l’histoire de l’art par les auteurs. En effet, le mouvement de la ligne claire est indissociable des premières études sur Hergé et de l’émergence, dans le courant des années 1970, de la théorie d’une « école de Bruxelles » qui établit justement les filiations entre Hergé, Jacobs et de Moor (voir notamment de Bruno Lecigne Les héritiers d’Hergé, cité par Didier Pasamonik, ou encore les travaux de François Rivière). On redécouvre les auteurs belges de l’après-guerre en les regroupant au sein d’un « âge d’or » qui sert de réservoir de formes pour les auteurs de la ligne claire. D’une certaine manière, c’est un mouvement d’érudit et de nostalgiques, mais qui donne finalement lieu à des styles très différents en fonction des personnalités de chacun.

Le mouvement de la ligne claire est indissociable de l’émergence d’une conscience historique explicite au sein de la profession. Car ce qui compte n’est pas tant de prendre conscience du passé que de choisir de l’exprimer dans ses propres oeuvres et de jouer avec les lecteurs sur les références et sur une nostalgie partagée.

La ligne claire est un mouvement clairement identifié et même revendiqué par ses auteurs d’appropriation et de réinterprétation d’une partie de l’histoire de la bande dessinée. Ponctuellement, on trouve d’autres attitudes qui peuvent nous éclairer sur la vision que les auteurs de bande dessinée ont de leur propre histoire.

Un exemple récent et intéressant est celui de l’Association qui, dans sa ligne éditoriale (principalement dûe au dessinateur Jean-Christophe Menu), développe un volet patrimonial de rééditions. Outre quelques auteurs et oeuvres marquantes ( plusieurs rééditions de Jean-Claude Forest, Sergent Laterreur de Touïs et Frydman), on trouve un corpus issu des auteurs proches des éditions du Square (Charlie Hebdo, Hara-Kiri) dans les années 1970 et 1980 [citer récent beaucoup sur l’asso en biblio]. D’où une réédition de L’An 01 de Gébé (1972, réédité en 2000), de Gaspation de Charlies Schlingo (1979, réédité en 2009), ou encore la parution d’albums de Willem. Par son approche, L’Association se positionne et affirme une vision de l’histoire de la bande dessinée des années 1970 et 1980. Reste à voir si ces oeuvres nous renseignent sur les auteurs de la maison d’édition, et particulièrement sur Jean-Christophe Menu…

On peut aussi rapprocher ces rééditions des processus des phénomènes de reprises, du moins quand elles ne sont pas le fait d’un passage de relais officiel, comme dans le cas des Schroumpfs. Les reprises, autorisées ou non, renseignent aussi sur une filiation. Quand l’éditeur de Blake et Mortimer décide de relancer la série dans les années 1990, il fait appel à des auteurs dont la filiation avec Jacobs est certaine : le scénariste Jean Van Hamme, les dessinateurs Ted Benoît et André Juillard. Le processus de reprise étant assez fréquent en bande dessinée, il pourrait être intéressant de l’étudier plus en détail, à la fois comme stratégie éditoriale mais aussi comme confrontation entre deux auteurs. On pourrait par exemple essayer de distinguer, dans les reprises de Blake et Mortimer, ce qui tient de l’imitation de Jacobs et ce qui tient de la personnalité des auteurs, en mettant dans la balance l’oeuvre de ces auteurs. Les exemples de reprises sont assez nombreux. Récemment, la collection « Le Spirou de… » lancée par Dupuis, où des auteurs contemporains inventent « leur » album de Spirou, a choisi de jouer sur cette question de la filiation entre des auteurs du passé (Jijé, Franquin) et leurs homologues de notre époque (Emile Bravo, Yann et Olivier Schwartz, Lewis Trondheim et Fabrice Parme, Frank Le Gall, etc…). Dans ces Spirou modernes, quelle est la part d’hommage et le décalage apporté ?

Enfin, certains dessinateurs se sont risqués au genre délicat de l’album-hommage, un type d’oeuvre qu’il serait intéressant d’étudier plus en détail. Je pense ici à deux albums de ces dernières années : Les aventures d’Hergé de Stanislas, sur un scénario de Jean-Louis Fromental et José-Louis Bocquet (2001), et au très récent et fort polémique Gringos Locos de Yann et Schwartz dont la sortie, me semble-t-il est toujours bloquée, mais qui a été prépublié ici et là. Dans les deux cas, des auteurs rendent hommage à des « maîtres » en partageant leur vision de l’histoire de la bande dessinée. Et de fait, la dette de Stanislas envers Hergé est visible dans son trait, de même que Yann et Schwartz sont proches des auteurs de Spirou.

Où l’on finit par se dire qu’il y a héritage et héritage

Car finalement, ce qui m’intéresse avec ces histoires d’héritage et de filiation, c’est moins l’établissement d’arbres généalogiques que la compréhension des phénomènes de transmission, en particulier quand il ne sont pas direct mais traversent les décennies. Les phénomènes décrits plus haut (liens maîtres/élèves, reprises, rééditions, emprunts intertextuels) peuvent être interprétés comme des discours historiques qui traduisent la vision que leur auteur défend de l’histoire de la bande dessinée, et la filiation dans laquelle il se place.

En ce sens, on pourrait d’abord croire que les années 1980 apparaissent comme un moment clé, à cause de ce fameux mouvement de la ligne claire qui est par bien des aspects un mouvement érudit, presque maniaque dans son attachement au passé. Il semble que c’est à cette époque que les auteurs « prennent conscience » qu’ils s’inscrivent dans une discipline qui a une histoire. Mais en réalité, il faudrait creuser un peu et se demander si on ne peut pas trouver, chez des auteurs d’avant 1980, des emprunts et des allusions à d’autres dessinateurs de leur passé.

Par exemple, en 1961, le journal Pilote publie une série d’articles par Remo Forlani (nous sommes encore avant la grande vague d’études historiques sur la bande dessinée) intitulé « le roman vrai des bandes dessinées », où l’auteur retrace, pour ses jeunes lecteurs, l’histoire de la bande dessinée. On y retrouve Töpffer, Rabier, Outcault, Pinchon, Walt Disney, etc… De même, le phénomène de reprises existe dès l’immédiat après-guerre, voire les années 1930 : en 1947, Pierre Lacroix reprend Bibi Fricotin de Louis Forton, en 1948, Pellos reprend Les Pieds Nickelés du même Forton (sur des scénarios de Renaud de Montaubert), en 1962, Greg reprend Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan… Donc le jeu de l’analyse comparative pourrait tout autant être valable, et il est certain que ces auteurs avaient aussi une conscience des travaux de leurs prédecesseurs.

Et puis si le cas de la ligne claire est si intéressant, c’est que si on regarde l’usage que ces auteurs font des références au passé, on en découvre toutes les ambiguïtés. Yves Chaland, en reprenant tel quel les clichés sur les « nègres » venus de Tintin au Congo propose une lecture fortement ironique du maître belge qui flirte sans cesse avec la parodie, ou du moins avec une double lecture. Son Freddy Lombard prend au second degré des éléments empruntés à une oeuvre dans laquelle ils étaient au premier degré, comme la réactivité du héros « tintinesque ». De la même manière, Yann et Schwartz, dans Le groom vert-de-gris, leur album-hommage à Spirou, introduisent dans la série des éléments (sexualité, politique) qui sont de l’ordre du détournement parodique, de la transposition burlesque, d’une série originellement destinées aux enfants.

En d’autres termes, l’héritage n’est pas un fil net d’un auteur à l’autre : ce n’est pas de l’imitation pure. D’abord parce qu’il saute des générations, ensuite parce qu’il fonctionne sur le mode de l’emprunt et de la référence, et que toute référence est susceptible de subir des modifications. Si on veut interpréter avec justesse la transmission des pratiques, il faut sans cesse se positionner en équilibre entre la révérence au passé (quelle connaissance du passé l’auteur peut-il avoir) et l’intention finale de l’auteur, qui n’est pas toujours la même.

Deux trois références utiles pour compléter ce qui est dit dans cet article :

Sur la ligne claire et l’importance des années 1980, le chapitre consacré à cette décennie dans La bande dessinée son histoire et ses maîtres de Thierry Groensteen, est tout à fait pertinent. On peut habilement le compléter par les deux articles de Didier Pasamonik [http://www.mundo-bd.fr/?p=1167 ] sur l’histoire du mouvement de la ligne claire sur le site mundo bd. Et signalons une récente réédition des oeuvres de Joost Swarte dans Total Swarte aux éditions Denoël Graphic.

Sinon, dans la synthèse réalisée par le groupe ACME sur L’Association, quelques pages de l’article de Bjorn-Olav Dozo sont consacrées au rapport de cette maison d’édition au patrimoine de la bande dessinée.

Pour une histoire sociale de l’auteur de bande dessinée (1)

S’il est un domaine de l’histoire de la bande dessinée peu étudié, et dont l’historien n’a qu’une vision micro-historique et non globale, c’est l’histoire sociale de l’auteur de bande dessinée. On parle souvent des oeuvres et des éditeurs, dont les évolutions sont connues pour l’essentiel, mais derrière il y a aussi des auteurs, ou plutôt une communauté d’individus partageant une même profession ; et dans ce domaine les études les plus représentatives ne sont pas celles qui concerneraient les pointures du métier, dont on fait pourtant des biographies.

Alors m’est venu l’idée de cette série d’articles, un peu spécialisée certes, dont l’objectif est d’ouvrir quelques pistes historiques sur un domaine peu étudié. On pourra se reporter, en introduction, à l’article fondateur du sociologue Luc Boltanski « La constitution du champ de la bande dessinée » (disponible en ligne sur Persée) qui analyse avec précision l’évolution du métier entre 1960 et 1970, et la « création » d’une profession aux contours jusque là mal déterminés. On pourra se reporter aussi, en guise de comparaison, à un récent ouvrage intitulé Vivre des arts du dessin en France, XVIe-XVIIIe de Martine Vasselin qui donne, par son chapitrage, une bonne idée de ce que pourrait être un « Vivre de la bande dessinée en France ». Je me limiterais toutefois au XXe siècle, que je connais le mieux, mais les problématiques sont certainement transposables au XIXe siècle.

 

(1) Piste 1 : la transmission des savoirs 1 / 2 : évolution et concurrence des structures

Par l’expression un peu pompeusement académique de « transmission des savoirs », j’entends la réponse à cette question simple : comment est-ce que les jeunes auteurs apprennent leur métier et, inversement, comment est-ce que les vétérans transmettent leur « savoir-faire ». Bref, par quels moyens la profession s’arrange pour assurer la transmission d’un héritage de pratiques ?

Sans doute est-ce là le point le plus décisif dans le questionnement sur la transmission des savoirs. Car auteur de bande dessinée, qu’il s’agisse de scénariser ou de dessiner, n’est pas une profession qui nécessite un cheminement balisé, et encore moins un concours ou un diplôme, pour y arriver. Cela s’observe encore de nos jours, au vu de la diversité des parcours de chaque auteur. Globalement, au XXe siècle les auteurs de bande dessinée suivent trois types de formation différentes (qui peuvent d’ailleurs se combiner) :

-les écoles d’arts

-l’apprentissage par les pairs

-l’autodidactie

On peut déjà pointer des structures ou des types de structure récurrentes.

 

Les écoles d’art : chronologie et exemples

Assez logiquement, lorsque des dessinateurs ont suivi une formation, il s’agit d’une formation dans une école d’art. Il faut distinguer alors deux époques : avant et après les années 1970. Avant cette période, il n’existe pas véritablement d’écoles d’art proposant spécifiquement des cours de bande dessinée, ou du moins de dessin conçu sur le mode narratif. Les futurs dessinateurs reçoivent alors une formation artistique généraliste, et ce n’est qu’après, dans la foulée de leur carrière, qu’ils se dirigent, volontairement ou non, vers la bande dessinée. Après 1970 des formations spécialisées apparaissent, soit pour l’illustration livresque d’une façon générale, soit pour la bande dessinée. Une étape importance est franchie lorsqu’en 1968 s’ouvre à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles le premier cursus d’enseignement de la bande dessinée en Belgique. Progressivement, d’autres formations apparaissent, mais il n’existe pas à proprement parler « d’école de bande dessinée ». Du moins jusqu’en 2001, avec la création de l’atelier-école L’Iconograf qui délivre, à Paris, à Strasbourg ou à distance, une formation directement orientée vers la bande dessinée. Mais dans la majorité, les cursus de formation en école sont des cursus intégrés à des formations plus généralistes.

 

Passons en revue quelques unes des écoles les plus importantes…

L’Institut Saint-Luc de Bruxelles est la première école des Beaux-Arts du domaine francophone a ouvrir explicitement une section bande dessinée en 1968. Elle est alors dirigée par Eddy Paape, auteur des revues Tintin et Spirou. Lui succède en 1976 son ancien élève et assistant Claude Renard qui, sous le nom « d’Atelier R », ouvre l’enseignement aux nouvelles esthétiques graphiques de l’époque et à davantage d’expérimentation. Depuis, l’Institut Saint-Luc est resté une institution de l’enseignement de la bande dessinée et a formé plusieurs générations de dessinateurs belges.

L’Ecole nationale des arts décoratifs de Paris et, plus récemment, sa petite soeur de Strasbourg ont vu passer un certain nombre d’auteurs de bande dessinée. En apparence, leur priorité ne va pas à la bande dessinée, même si la tendance aux arts appliqués à l’industrie et à la communication peut mener à la bande dessinée. Pourtant, c’est depuis longtemps que ces écoles des arts décoratifs forment des dessinateurs de bande dessinée puisqu’autour de 1911, Alain Saint-Ogan, créateur de Zig et Puce, passe par l’institution parisienne. Dans les générations suivantes, Martin Veyron, JC Denis et Jacques Tardi sont également formés à l’ENSAD dans les années 1970. Parmi les auteurs contemporains qui en viennent (source : Wikipédia), on notera par exemple Denis Bajram, Phillipe Dupuy, Emmanuel Guibert, J-C Denis, André Juillard, Wandrille, Aude Picault, Benoît Preteseille, Matthieu Lauffray et Pénélope Bagieu. A Strasbourg, où l’école a été fondée en 1892, l’ouverture d’un atelier illustration (livre illustré et bande dessinée) par Claude Lapointe en 1972 suscite plusieurs vocations d’auteurs de bande dessinée au sein de cette école plus récente : Simon Hureau, Mathieu Sapin, Lisa Mandel, Boulet, Chabouté, Marjane Satrapi, Blutch, Anouck Ricard.

Pour ce qui des écoles des Beaux-Arts françaises, elles ont pu voir passer des dessinateurs de bande dessinée, mais depuis les années 1990, deux écoles d’art sortent particulièrement du lot par leurs sections dédiées à la bande dessinée.

L’Ecole européenne supérieure de l’image, basée à Poitiers et à Angoulême pour sa section bande dessinée, est fondée en 1995, et fonctionne autour de plusieurs spécialités : bandes dessinées, création numérique, images animées et pratiques émergentes. Une interprétation très contemporaine de l’art pour une école très liée à la bande dessinée puisque partenaire de la Cité de la bande dessinée : l’EESI fait partie des équipements qui ancrent définitivement la ville d’Angoulême comme lieu de référence pour la bande dessinée en Europe (festival, ouverture du CNBDI en 1990…). De plus, le « master bande dessinée » est un vrai diplôme universitaire, validé par l’Université de Poitiers. Beaucoup d’auteurs en viennent, comme Nicolas de Crécy, François Ayroles, mais aussi Fabrice Neaud qui fait d’ailleurs de la ville d’Angoulême le lieu de son Journal. Parmi les professeurs, on trouve Dominique Hérody, Thierry Smolderen et Thierry Groensteen : des théoriciens, donc, car l’école attache une certaine importance à l’enseignement théorique.

Dans une moindre mesure, l’école Emile-Cohl de Lyon, fondée en 1984, est également un lieu important pour la bande dessinée. Il s’agit d’une école spécialisée dans l’enseignement du dessin, sous toutes ses applications professionnelles (dessin animé, infographie, jeu vidéo, animation) dont la bande dessinée. La spécialisation vers la bande dessinée intervient en troisième année, dans une section « Edition ». Y enseigne Jean Claverie, Florence Dupré-Latour, Vincent Dutrait, Yves Got, Jérôme et Olivier Jouvray. Parmi les anciens élèves, on trouve Fred Bernard, Matthieu Blanchin, Hippolyte.

Qu’en retenir ? D’abord que, pendant très longtemps et encore aujourd’hui, la bande dessinée n’est pas vue comme une formation unique, ce qui implique que les dessinateurs passés par les écoles possèdent par ailleurs les rudiments d’autres arts. D’une façon générale, toutefois, les écoles d’arts appliqués sont des lieux privilégiés pour les dessinateurs de bande dessinée dans la mesure où elles débouchent nécessairement sur du dessin « commercial », dans l’édition ou la publicité, contrairement aux Ecoles des Beaux-Arts. Par exemple, de nombreux dessinateurs de bande dessinée passent par l’Ecole des arts appliqués Duperré où a enseigné Georges Pichard : Gotlib, F’Murr, David B., Killofer, Olivier Ledroit, Annie Götzinger…

Et puis les années 1970, puis 1990, voient l’apparition d’écoles pour former les dessinateurs de bande dessinée et transmettre le métier dans des formations diplômantes. Resterait maintenant à analyser plus en détail l’enseignement délivré dans ces écoles, son évolution au cours du temps, et à distinguer les noms de certains professeurs dont la carrière est marqué par l’enseignement sur la bande dessinée plus que par la production d’oeuvres illustres, mais qui demeurent néanmoins des rouages importants de la profession par leur engagement en faveur de la transmission du savoir.

 

Le studio, modèle de l’apprentissage par les pairs

Dessinateur de bande dessinée fait partie de ces professions où la formation par les pairs a toujours été un modèle important d’apprentissage. Mais elle n’a pas toujours été aussi structurée qu’avec les « studios », modèle venu des Etats-Unis qui apparaît en Belgique après la seconde guerre mondiale. Le studio le plus connu, si ce n’est le premier, est le Studio Hergé fondé en 1950 où travailleront Edgar P. Jacobs et Bob de Moor. On pense ensuite, face à Hergé, à Jijé qui forme auprès de lui André Franquin, Morris, Will et Peyo qui travailleront tous les trois à Spirou. Mais par la suite, de générations en générations, le système du studio est choisi par beaucoup d’auteurs belges qui y voient un modèle de transmission des savoirs de pair à pair et de formation dans le feu de l’action. Greg sera à l’origine du studio Greg dans les années 1960, où seront formés Dupa, Hermann, Mitteï, Dany, Bob de Groot et Turk. De la même époque date le studio Peyo où l’on retrouve Walthéry, Derib, Gos, de Gieter et Wasterlain.

Le fonctionnement de base du studio est la hiérarchisation entre un « maître » et différents élèves-assistants. Ces derniers sont formés en aidant le maître sur ses séries en cours, par exemple en ce qui concerne les décors. En échange, ce dernier les aide en leur apprenant le métier, en leur proposant du travail dans une revue, en scénarisant pour eux des séries. Ce fonctionnement est concrètement inséré dans la vie professionnelle. Il varie en effet énormément en fonction de la personnalité du « maître ». Les assistants d’Hergé ont du s’extraire de son influence pour concevoir leurs propres séries, alors que les assistants de Greg étaient au contraire soutenus par ce dernier qui scénarisa Olivier Rameau pour Dany, Chlorophylle pour Dupa, Bernard Prince pour Hermann. On pourrait aussi creuser les conditions d’existence des studios : s’agit-il, comme dans le cas du Studio Hergé, de véritables entreprises institutionnalisées et portées vers la commercialisation d’une franchise, ou d’ateliers collectifs plus informels ? Enfin, le fonctionnement en studio pose bien plus que l’école la question de l’héritage et des influences, dans une formation où l’imitation est le fondement de la transmission des savoirs. Ainsi pourrait-on s’interroger sur la façon dont un auteur se détache ou, au contraire, suit fidèlement son aîné. Des comparaisons entre Jacobs et Bob de Moor par rapport à Hergé, ou entre Hermann et Dupa par rapport à Greg, seraient à ce titre éclairantes pour comprendre, très exactement, les gestes et les pratiques transmises par un auteur à ses élèves.

Entre l’école et le studio, ce sont deux modèles de transmission des savoirs qui s’affrontent : d’une part l’enseignement, où la transmission se fait hors du cadre professionnel, et d’autre part l’apprentissage, où s’imbrique l’acquisition d’un savoir-faire et l’insertion dans un métier. Quelles différences entre ces deux méthodes ? Il faudrait creuser pour savoir si on peut les caractériser, temporellement et géographiquement. Le modèle du studio semble en effet typique de la bande dessinée belge pour enfants des années 1950-1960, alors que le modèle de l’école est plus tardif. Mais cela resterait à vérifier pour éviter les généralités et les erreurs.

 

L’autodidactie

L’autodidactie est un grand mystère de la bande dessinée puisque le plus célèbre dessinateur autodidacte est Hergé, qui, selon ses historiens, n’a pas suivi de cours de dessin et aurait appris « sur le tas » et par l’observation de quelques autres dessinateurs de son époque comme Benjamin Rabier, Alain Saint-Ogan et George McManus. Il demeure donc qu’un certain nombre de dessinateurs de bande dessinée, en particulier avant les années 1950, sont de parfaits autodidactes. Logique à une époque où les écoles d’arts sont peu nombreuses et peu accessibles et où les jeunes dessinateurs commencent à travailler autour de 18-19 ans et pratiquent surtout le démarchage où la formation importe finalement moins que le travail effectif.

L’autodidactie est difficile à évaluer et définir. Elle est souvent le fait d’auteurs ayant commencé par des petits métiers dans la presse illustré (pigiste, chroniqueur, romancier, voire assistant de rédaction), à l’image de Maurice Tillieux, et qui semblent avoir appris le dessin sur le tas. A ce titre, on peut s’interroger sur le rôle pris par certains phénomènes spécifiques dans la transmission du savoir par autodidactie :

  • les manuels « comment devenir dessinateur », qui existent au moins depuis le milieu du siècle, et ont pour objectif de diffuser chez les jeunes un goût du dessin. En 1969 paraît Comment on devient créateur de bandes dessinées par Franquin et Jijé qui, semble-t-il, ouvre de nombreuses vocations
  • certaines revues pour enfants diffusent dans leur page des dessins de leurs jeunes lecteur. Didier Conrad est ainsi publié dans Spirou à 14 ans dans la rubrique Carte blanche. Or, c’est effectivement dans cette revue qu’il fait ses débuts en 1978.

L’autodidactie est probablement beaucoup plus forte chez les scénaristes dans la mesure où il n’existe pas, jusqu’à une date très récente qui voit les formations de bande dessinée inclure des enseignements « scénarios », de transmission des savoirs institutionnalisé. Parmi les premiers scénaristes « professionnels », beaucoup sont des dessinateurs ayant abandonné cette voie (René Goscinny, Jean-Michel Charlier) et ils occupent souvent, dans le même temps, des postes éditoriaux. D’autres sont des romanciers, comme George Fronval qui scénarisa de nombreux westerns en récit complet. Certains, enfins, sont simplement des « amis » de dessinateurs qui poursuivent par ailleurs une carrière de romancer ou d’essayiste, comme Benoit Peeters. Ici, il devient donc très difficile de poser la question de la transmission des savoirs dans la mesure où le scénario est tantôt transmis par une connaissance des mécanismes du dessin narratif, tantôt par l’inspiration venue d’autres domaines artistiques (littérature, cinéma…).

L’autodidactie a-t-elle encore un poids chez les dessinateurs actuels ou est-ce définitivement une caractéristique liée soit au début de siècle, soit aux scénaristes ?

 

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A titre méthodologique, une étude portant sur les structures de transmission des savoirs dans la bande dessinée pourra se baser sur quelques lectures utiles, outre les ouvrages spécialisés et autres biographies. Emmanuel Pernoud a consacré en 2003 un livre à l’enseignement du dessin au début du XXe siècle dans L’invention du dessin d’enfant. On trouve un bon résumé de la situation sur le site d’histoire de l’éducation « Le temps des instituteurs » (http://www.le-temps-des-instituteurs.fr/doc-dessin.html). Ces lectures permettent notamment de comprendre comment se transmettent les modes et les codes graphiques dès le plus jeune âge, et qu’ils correspondent aussi à des représentations du monde. Parmi les écoles citées ci-dessus, peu ont fait l’objet d’études historiques poussées. C’est le cas de l’Ecole nationale des Arts Décoratifs, dans un travail collectif en deux parties par Ulrich Leben, Renaud d’Enfert, Sylvie Martin, Rossella Froissart-Pezone (pour la première, 1766-1941, http://www.ensad.fr/spip.php?article25), et René Lesné et Alexandra Fau pour la deuxième (1941-2011). N’hésitez pas à m’informer si vous avez connaissances d’autres études importantes pour que je mette à jour cette liste.