(4) La BD au musée, entre légitimation d’un medium et produit d’appel muséographique

La question de la place de la bande dessinée au musée est devenue un grand classique des expositions de bande dessinée qui, lorsqu’elles « envahissent » un musée des Beaux-Arts « traditionnels », s’affirment à un moment donné comme transgressives d’une pseudo-règle qui voudrait que la bande dessinée n’ait pas sa place au musée. C’est cette question que je vais examiner de plus près aujourd’hui en analysant l’appel du pied de plus en plus voyant que les musées font auprès du monde de la bande dessinée. Une exposition de bande dessinée dans un musée (je mets volontairement de côté dans cet article deux institutions, le musée de la bande dessinée d’Angoulême et les bibliothèques en général, particulièrement la Bibliothèque nationale de France ; pour cette dernière, se reporter à un précédent article de mon collègue Antoine Torrens) est généralement un événement qui vient rompre le cours tranquille de la programmation muséographique habituelle, comme si elle n’était pas « évidente » et ressentie comme « étrangère ».
Si la question se pose de façon si flagrante, c’est pour deux raisons historiques. D’une part, il n’y a pas de pièces de bande dessinée dans les collections des musées (ou du moins pas suffisamment), ce qui implique que toute exposition de bande dessinée est forcément « exogène » à l’espace dans lequel elle s’installe. La multiplication des musées sans collections, simples espaces d’expositions temporaires (Pinacothèque de Paris, musée du Luxembourg, Fondation Cartier) a toutefois rendu cette raison en partie caduque. D’autre part, sans parler de « délégitimation de la bande dessinée » qui serait à examiner de plus près, ce n’est que depuis une quarantaine d’années que la bande dessinée a reçu une médiatisation suffisante pour cesser d’être marginalisée comme émanant d’une sous-culture. Phénomène du dernier tiers du XXe siècle, il s’explique autant par l’action des militants bédéphiles que par l’effacement général de la hiérarchisation culturelle qui prévalait depuis le XIXe siècle.
De ces deux problèmes initiaux qui peuvent sous-tendre, non pas tant l’opposition réelle entre BD et musée (dans les faits, la démarche de certains auteurs étant plus proches de celle des artistes contemporains que de leurs collègues dessinateurs) mais une opposition supposée dès que le sujet est évoqué, on peut déduire deux situations extrêmes des expositions de bande dessinée dans les musées : d’un côté les musées qui font de la bande dessinée un produit d’appel susceptible d’attirer un large public ; d’autre part les auteurs, ou amateurs, de bande dessinée qui se servent du musée pour élever, à tort ou à raison, leur oeuvre ou leur medium préféré au rang d’art. La multiplication des expositions de bande dessinée dans les musées dans les années 2000 peut en partie s’expliquer par la rencontre de ces deux besoins : les musées ont besoin d’attirer un plus large public qu’auparavant, et les différents acteurs de la bande dessinée entendent achever sa « légitimation » et son mérite à être appelée « neuvième art ».

Quelques données : du rejet structurel à la multiplication conjoncturelle

Il faut bien l’avouer : historiquement, bande dessinée et musée correspondent à deux mondes antagonistes, sinon étrangers l’un à l’autre. Un petit rappel tracé à très gros traits, j’espère que l’on m’en excusera : le musée est une invention du XIXe siècle, qui est aussi le siècle d’une forte hiérarchisation des arts. La notion de musée découle avant tout de l’ouverture au public (plus ou moins large), dans le courant du XVIIIe siècle, de vastes collections privées constituées en « cabinets de curiosité » et de la nécessité de conserver un patrimoine artistique et scientifique au service du bien commun (ou de la nation, pour le dire autrement). Un cabinet de curiosité regroupe des objets de plusieurs types : pièces archéologiques, médailles, instruments scientifiques, collections d’histoire naturelle, et s’y ajoute des galeries de peinture et de sculpture… Mais pas de trace de livres, qui sont regroupés, comme on s’en doute, dans la bibliothèque. Lorsque les premiers musées nationaux d’importance sont créés, cette typologie du cabinet de curiosités est reprise. En France, le palais royal du Louvre devient un musée de la République en 1793, même si le projet d’en faire un musée avait déjà été imaginé par Louis XVI avant la Révolution, à l’image du British museum de Londres, ouvert au public dès 1759, ou de la galerie des Offices de Florence, en 1765. Ils sont ce qu’on appellerait actuellement des musées des Beaux-Arts et des musées d’histoire naturelle.
Tout au long du XIXe siècle, le développement des musées est intimement lié à la volonté de rassembler dans un même lieu et de donner à voir au public des objets essentiels à la connaissance des beautés du monde, qu’elles soient artistiques (musée des Beaux-Arts), naturelles (musée d’histoire naturelle et ethnographique), ou industrielles (conservatoire des arts et métiers, exposition universelle). Le musée doit être élévation de l’esprit à visée encyclopédique. Dans le domaine de l’art, qui nous intéresse ici, la hiérarchisation demeure très forte : l’objet de musée par excellence est le tableau, la sculpture, la pièce d’architecture, le vestige archéologique. Ce sont par eux que passe le savoir esthétique, le goût du Beau et de l’art occidental. Si on peut exposer des estampes anciennes, les histoires en images et autres dessins de presse sont étrangers au musée. Non qu’on ne reconnaisse pas leur mérite esthétique : simplement se situe-t-il dans une catégorie d’objet qui n’est pas pris en charge par les musées. Durant le XXe siècle, la marginalisation de la bande dessinée au rang d’oeuvre produite en série pour les enfants ou les lecteurs de grands quotidiens ne facilite pas sa reconnaissance institutionnelle, au moins jusqu’aux années 1960. Elle est comparée avec l’écrit, non avec les arts visuels.
Si j’invoque ce constat historique, ce n’est évidemment pas pour justifier l’absence de bande dessinée dans les musées. Dans la seconde moitié du XXe siècle, musée et bande dessinée ont connu des évolutions patentes qui permettent de comprendre qu’on n’en soit pas resté à une franche opposition. Les musées se sont ouverts, de gré ou de force, à un public plus large, à de nouveaux types d’objets, et à la nécessité de créer des « évènements » autour de leurs expositions. La bande dessinée s’est largement diversifiée, tant esthétiquement qu’éditorialement, quitte à devenir, pour certains auteurs, une simple déclinaison livresque de leur oeuvre graphique au sens large (dessin, illustration, peinture…).

Un premier essai avait été tenté lors de la fameuse exposition « Bande dessinée et figuration narrative » en 1967 : pour la première fois, des planches de bande dessinée entraient dans l’enceinte d’un musée (en l’occurence le musée des arts décoratifs, et donc le palais du Louvre). Si l’évènement est sans conteste important, il reste assez isolé. Les rares cas de bande dessinée au musée dans les décennies suivantes seront l’invasion momentanée d’un espace d’exposition public lors des festivals.
Il faut attendre les années 1990 pour assister à un véritable démarrage des expositions de bande dessinée dans les musées. Outre la « légitimation », encore imparfaite, de la bande dessinée, les raisons potentielles sont multiples : la volonté de certains auteurs de sortir du seul cadre éditorial ; l’exemple donnée par le musée de la bande dessinée d’Angoulême qui a ouvert ses portes en 1990 et multiplie depuis les expositions ; la côte de certains originaux qui en fait un objet de luxe à afficher chez soi ; l’émergence d’une tendance scénographique qui réfléchit à la mise en scène de la bande dessinée dans un espace muséographique (justement incarnée par l’exposition Le musée des ombres au tout récent CNBDI) ; les premiers achats d’oeuvres par l’Etat ; le début des galeries d’art exposant des auteurs de bande dessinée… Les années 1990 sont essentielles dans l’histoire des expositions de bande dessinée et pourraient être longuement détaillées. Je ne m’y attarde pas plus ici, j’y reviendrais à l’occasion.

Une liste pourrait permettre de comprendre l’ampleur du phénomène : les expositions de bande dessinée au musée sont nombreuses dans les années 1990 et 2000, et de natures très variées. Parfois simple présentation d’originaux, parfois retrospective de l’oeuvre d’un dessinateur, parfois liées à un projet éditorial, ce qui m’intéresse ici est leur nombre. La liste qui suit ne se veut pas exhaustive, en particulier pour les années 1990.

1990 : musée Ingres de Montauban, ouvrage Le violon et l’archer, Casterman (Baru, Juillard, Tripp, Boucq, Ferrandez, Cabanes)
1991 : exposition Opéra Bulles à la Cité des Sciences de la Villette
2003 : exposition Reiser ! au Centre Pompidou
exposition Le Chat s’expose à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris (circulera au musées des beaux-Arts de Bordeaux en 2004, puis aux Champs Libres à Rennes en 2006)
exposition Blake et Mortimer à Paris au musée de l’homme
2005 : exposition Miazaki/Moebius à la Monnaie de Paris
exposition Le Monde de Franquin à la Cité des sciences de la Villette
2007 : retrospective Hergé au Centre Pompidou (mai 2008 : remise officielle au Centre Pompidou d’une planche originale d’Hergé pour L’affaire Tournesol)
exposition BD reporters au Centre Pompidou
exposition De Superman au chat du Rabbin au musée d’art et d’histoire du judaïsme
2008 : La BD s’attaque au musée au musée Granet d’Aix-en-Provence
Toy Comix au musée des Arts Décoratifs
Quintet au MAC de Lyon (Ware, Masse, Blanquet, Swarte, Shelton)
2009 : exposition au Louvre accompagnant la série d’album Louvre/Futuropolis (Liberge, Mathieu, Yslaire, de Crécy)
exposition sur Astérix au musée de Cluny
exposition Vraoum à la Maison rouge (art contemporain et bande dessinée)
2010 : exposition Archi et BD à la cité de l’architecture et du patrimoine
exposition Moebius Transeformes à la Fondation Cartier
2011 : exposition Les voyages en Orient de Corto Maltese à la Pinacothèque de Paris.
exposition Histoire de la vie sur Terre au museum d’histoire naturelle d’Aix-en-Provence

On le voit : depuis 2007, en quatre ans, j’ai pu répertorier treize expositions de bande dessinée ayant lieu dans des musées des Beaux-Arts ou d’histoire naturelle. La liste n’est sans doute pas exhaustive, en particulier en ce qui concerne les villes de province. Je ne compte pas ici les expositions ayant lieu dans d’autres espaces, tels que les galeries, les instituts culturels, etc.
Je vais simplement tenter maintenant de cibler trois grandes problématiques de la présence de dessinateurs de bande dessinée dans les musées d’art. D’abord la question des « expositions-prétextes » et de leurs écueils, puis deux catégories de projet muséographique mêlant au mieux, à mon sens, bande dessinée et musée : les expositions d’artistes et les projets mixtes édition/musée.

De l’exposition-prétexte, à manier avec précaution

Un certain nombre des expositions sus-citées sont des expositions-pretextes où l’appel du pied au monde de la bande dessinée permet soit de présenter les collections du musée en regard d’un pendant graphique quelconque, soit d’attirer le public au musée (parfois les deux en même temps). Nous sommes là dans le modèle « lama et bd » dont je parlais à propos d’Archi et BD, dont a tant parlé ces derniers mois. Au moins sur le papier, la mise en regard d’objets muséographiques « traditionnels » et de cet « étranger » qu’est la bande dessinée peut être réussie. Toute la difficulté consiste à ne pas tomber dans l’écueil de la juxtaposition. Bien souvent, malheureusement, cet écueil n’est pas évité et l’exposition en vient paradoxalement à souligner l’écart entre la bande dessinée et le réel. L’exposition Astérix qui s’était tenue au musée de Cluny à Paris en 2009 avait, à mon sens, en partie raté son objectif. Présenter des planches d’Astérix dans un musée exposant des pièces archéologiques aurait pu être l’occasion d’expliquer à quel point le monde créé par Uderzo et Goscinny était le résultat du filtre de l’imagerie historique des manuels scolaires, et donc d’un savoir canonique sur l’époque gallo-romaine qui n’est plus guère d’actualité aujourd’hui, cinquante ans après la création du petit héros gaulois. Dans ce cas précis, l’impression de juxtaposition était flagrante, même si certains documents sur les créateurs d’Astérix valaient en effet le coup d’être exposés. Dans d’autres cas, le musée ne prend même pas la peine d’utiliser ses propres réserves pour les mettre en rapport avec la bande dessinée : le projet muséographique est alors entièrement détourné et le musée se transforme en un simple espace d’accueil d’une exposition de bande dessinée. Le cas d’Archi et BD était assez étonnant de ce point de vue là : le thème annonçait un dialogue entre l’architecture et la bande dessinée, mais l’apport des collections de la Cité de l’architecture et du Patrimoine de Paris (et de son expertise scientifique sur le patrimoine architectural) était malheureusement très limité. Et, par conséquent, l’exposition était un simple catalogue de planches où apparaissaient des bouts d’architecture, objectif malheureusement assez vain qui permettait de repartir en ayant appris que les dessinateurs de bande dessinée dessinent aussi de l’architecture.
Que des expositions-prétextes existent ne me dérangerait pas autant si elles ne soulignaient pas avec autant d’évidence les écarts entre l’univers du musée et celui de la bande dessinée. Ecarts qui, dans le fond, n’ont pas véritablement lieu d’être, comme je vais tenter de le démontrer dans les deux parties suivantes. Les effets de juxtaposition sont d’autant plus facheux que, dans certains cas (et notamment dans celui de la Cité de l’architecture, ou du musée de Cluny), l’exposition de bande dessinée est d’emblée évaluée comme l’exposition « détente » au milieu d’autres expositions sérieuses et scientifiques. On peut se permettre de ne pas y être trop pointu, alors qu’on l’est le reste de l’année. Et rien ne m’agace plus que le discours qui consiste à dire que la bande dessinée est un loisir qui ne peut donc pas être étudié sérieusement, discours tenu aussi bien par des non-amateurs de BD (auxquels l’ignorance sert d’excuse) que par des amateurs de bande dessinée suspicieux à l’égard de toute forme d’intellectualisme.
D’autre part, l’un des sous-entendus des expositions-prétextes est relativement dangereux : il consiste à dire (ou à penser sans l’avouer) que le public des musées est par essence différent de celui de la bande dessinée. Et qu’une exposition de bande dessinée sera donc propre à conduire au musée un « autre » public qui ne serait pas venu autrement. Ainsi, l’exposition La BD s’attaque au musée au musée Granet d’Aix-en-Provence s’était construite sur la base d’une opposition entre le musée et la bande dessinée, opposition reflétée jusque dans le titre (où l’on parle bien « d’invasion » du premier par la seconde). L’un des chapitres du catalogue (« Visites », écrit par la conservatrice du Patrimoine Anne-Claire Laronde) commençait ainsi « L’un des objectifs que se fixe la présente exposition est de tenter de rapprocher les lecteurs de bande dessinée des visiteurs de musées. ». Heureusement consciente qu’il est dangereux de ne se fier qu’à des préjugés, l’auteur de l’article poursuivait ainsi : « Cette simple intention présuppose que les amoureux et habitués de cet art soient bien différents des curieux qui se pressent dans les salles des établissements culturels. Il serait donc bien étrange d’aimer à la fois la BD et les musées ; quelle drôle d’idée ! (…) Tout n’est certainement pas si simple à l’heure où la bande dessinée se diversifie de plus en plus et où les musées vont de plus en plus à la rencontre de leurs publics. ». De fait, j’ignore s’il existe des études sur les pratiques culturelles qui prouveraient que musée et bande dessinée touchent un public différent. Mais, ne serait-ce que par ma propre expérience, j’aurais tendance à penser que c’est une erreur et qu’il faut éviter les généralités. La bande dessinée n’est pas un objet unique et homogène, et son public non plus, surtout depuis quelques décennies.

Les raisons derrière les expositions-prétextes et leurs écueils sont sans doute plus prosaïques, à mon grand désarroi. D’un côté, la bande dessinée est une industrie qui, économiquement, se porte plutôt bien et qui sait draîner le « grand public » par des séries à succès. Ce « grand public » que les musées sont contraints à conquérir pour multiplier les entrées et donc le chiffre d’affaires. C’est un lieu commun que de dire que les expositions du Grand Palais à Paris sont avant tout des « évènements », pour lesquels il est nécessaire de faire la queue : leur succès se mesure d’abord à la foule qui s’y presse. De l’autre côté, les conservateurs de musée, formés à l’Ecole du Louvre et à l’Institut du Patrimoine, ont d’abord de solides connaissances en matière d’histoire de l’art et de l’archéologie, mais hésitent peut-être à s’investir intellectuellement sur le terrain de la bande dessinée qu’il risque de ne connaître qu’en tant que lecteur, et pas avec la même acuité que les autres arts. Lorsqu’une exposition de bande dessinée a lieu dans un musée des Beaux-Arts, je m’interroge toujours sur l’investissement réel des conservateurs de l’établissement : ce qui, aux yeux du public est un « évènement » n’est il pas, pour eux, un simple divertissement en attendant les choses sérieuses ? L’avis des conservateurs du Patrimoine était, à mon sens, ce qui manquait le plus dans Astérix et Archi et BD pour que l’exposition s’intègre à l’établissement autrement que pour des raisons financières.

Quand projet muséographique rencontre projet éditorial… ou pas
Ce qui pèche sans doute le plus dans les expositions-prétextes est donc l’absence de dialogue réel entre BD et musée et l’effet de juxtaposition qui en résulte, dommageable autant pour la BD (réduit à l’état de divertissement passager) que pour le musée (qui n’exploite pas à fond le potentiel d’ouverture du sujet). Alors, me direz-vous, quels projets peuvent trouver grâce à mes yeux ? Je m’en vais vous répondre de ce pas.
Restons-en d’abord au niveau de ce que chacune de deux parties sait faire : la bande dessinée sait faire des livres, et le musée sait faire des expositions. A trois reprises (mais il y en eut peut-être d’autres, je l’ignore), une exposition s’est doublée d’un réel projet éditorial (autre que le catalogue). Ce type de partenariat encourage à mon sens plus le dialogue que les expositions-prétextes où le dialogue entre différents types de collections et d’objets est voulu, mais rarement consommé. Trois exemples donc : l’album Le violon et l’archer du musée Ingres de Montauban, en collaboration avec Casterman (1992), l’album Toy Comix édité par l’Association en collaboration avec le musée des Arts décoratifs (2007-2008), la série d’albums Futuropolis/musée du Louvre (Eric Liberge, Hislaire, Marc-Antoine Mathieu, Nicolas de Crécy ; 2005-2009) [dans le premier cas, je ne suis pas sûr qu’il y ait euvune exposition]. A chaque fois, le principe est le même : un groupe de dessinateurs est invité à s’inspirer du musée et de ses collections pour dessiner une ou plusieurs planches (ou un album entier). L’exposition sert ensuite à présenter le résultat du projet, en regard des objets choisis par les auteurs (le musée des Arts Décoratifs n’appartient pas au Louvre mais se trouve dans ses locaux, ce qui peut expliquer la présence simultanée de deux projets de même type).
L’effet juxtaposition est minimisé par l’existence d’un réel projet de collaboration entre le musée, les auteurs et l’éditeur. Le musée accueille des planches de bande dessinée et, en contrepartie, les auteurs intègrent des objets muséographiques à leurs travaux. Les planches ont donc un rapport direct avec le musée, qui interprète un rôle de « commanditaire » de l’art vivant et contemporain. L’album qui en résulte permet, à mes yeux, une intégration harmonieuse du projet muséographique dans le monde de l’édition, qui est bel et bien celui de la bande dessinée. L’intérêt de l’exposition peut ensuite varier : dans le cas du Louvre, le choix avait été fait d’une scénographie minimale où chaque auteur était laissé libre de présenter son travail sur les collections du Louvre. Hislaire montrait les étapes du traitement numérique du dessin ; Mathieu proposait des planches originales ; de Crécy avait peint des aquarelles pleine page ; Liberge présentait plusieurs étapes d’une même planche… L’exposition pouvait, à l’occasion, donner une idée du travail graphique des auteurs.
Dépassant du seul album, le projet Toy Comix, dans l’exposition, s’était focalisé sur quelques auteurs chez qui les jouets (type d’objets du musée choisi pour l’exposition) s’avéraient être un thème récurrent de l’oeuvre (ou de « l’univers », comme il faut dire maintenant). C’était le cas de Benoît Jacques, de Stéphane Blanquet, de l’équipe de Ferraille (Winshluss, Cizo, Felder), Reumann et Robel, Sardon, Thiriet. Ils avaient donc préparé chacun de leur côté quelques installations mêlant leurs oeuvres et les collections du musée. Ce processus s’apparentait à celui employé dans les « expositions d’artistes » auxquelles je viens maintenant…

L’auteur comme artiste, une redéfinition de l’art comme de la bande dessinée.

Par « exposition d’artistes », j’entends une exposition réalisée par un musée qui ne perd pas son temps à trouver d’autre prétexte à exposer de la bande dessinée que le constat qu’il s’agit d’un art comme les autres, et qu’il n’y a pas besoin de raison pour lui faire franchir les portes du musée. Un ou plusieurs dessinateurs sont choisis et une partie ou l’ensemble de leur oeuvre est présentée au public, sans plus de détails. Certains espaces muséographiques sont plus à même de recevoir ce type d’exposition : les musées sans collections propres permanentes à mettre en regard (la Fondation Cartier et l’exposition Moebius Transeformes ; la Maison Rouge et l’exposition Vraoum), les musées d’art contemporain (l’exposition Quintet au MAC de Lyon). Dans le premier cas, il s’agit de fondations ayant l’habitude de fonctionner avec des fonds et des collections privées, population entre les mains desquelles se trouve la majeure partie de la bande dessinée exposable (planches originales, dessins inédits, etc.). Dans le second cas, c’est le simple constat que la bande dessinée peut être considérée comme une partie de l’art contemporain.
L’exposition Quintet affronta à bras le corps de fameuses questions qui taraudent les nuits blanches des amateurs de bande dessinée depuis plusieurs décennies : la bande dessinée est-elle un art ? Qu’expose-t-on dans une exposition de bande dessinée ? A la première question, elle répondit de façon ambiguë mais pertinente que la question n’est pas de savoir si la bande dessinée en elle-même est un art mais si les dessinateur de bande dessinée sont des artistes. Et dans ce cas oui : dont acte, cinq dessinateurs de bande dessinée (Chris Ware, Francis Masse, Stéphane Blanquet, Joost Swarte, Gilbert Shelton) furent traités comme on traite les artistes dans un musée d’art contemporain, c’est-à-dire sans prétexte. A la seconde question, elle répondit d’une façon tout aussi ambiguë que, dans une exposition de bande dessinée, finalement, on n’expose pas de bande dessinée ; ou du moins pas seulement. Les cinq artistes avaient chacun une pièce. A côté d’inévitables planches originales, chacun d’eux avait conçu son espace avec des oeuvres personnelles hors bande dessinée, créées ou non pour l’occasion (des sculptures pour Masse, une scénographie complexe pour Blanquet, des illustrations pour Swarte, etc.). Ce choix pourrait être rapproché de la seconde partie de l’exposition Moebius à la Fondation Cartier, à mes yeux plus réussie que la chenille géante de planches originales de la première partie, où des oeuvres de natures différentes se mêlaient (carnets inédits, peintures, illustration, créations numérique, etc.). Enfin, l’exposition du président Blutch au FIBD 2010 présentait, là encore, des oeuvres qui n’étaient pas de la bande dessinée (mais des dessins « uniques » et inédits de l’auteur), mais qui résonnaient néanmoins efficacemment avec l’oeuvre graphique de Blutch, quand on la connaissait.
Quintet ne répondait donc pas directement aux questions habituelles de « la BD au musée », mais, dans son évitement, proposait une exposition qui se trouvait être à la fois bénéfique pour la bande dessinée (dont on démontrait qu’elle pouvait cohabiter avec l’art contemporain au sein d’une même oeuvre d’artiste) et pour le musée (qui, tout à son honneur traitait la bande dessinée comme le reste de ses collections, et sans remettre en cause son identité et son expertise). A ce petit jeu, l’exposition Vraoum à la Maison rouge (Paris) avait joué sur les deux tableaux. Voulant traiter des rapports entre la bande dessinée et l’art contemporain, elle mêlait des oeuvres-prétextes (planches originales diverses et variées mais hors sujet) avec des oeuvres d’art contemporain s’inspirant de la bande dessinée (déjà moins hors-sujet) et enfin des oeuvres d’art contemporain d’auteurs de bande dessinée (dont Jochen Gerner, par exemple).

Evidemment, le problème de ce type d’exposition est qu’elle ne met en avant qu’un seul aspect de la bande dessinée : le dessin. L’aspect narratif passe à la trappe, à moins de dispositifs ingénieux. C’est la virtuosité graphique qui est mise à l’honneur plus que l’habilité à raconter des histoires. Certains dessinateurs sont plus susceptibles que d’autres à recevoir ce traitement (Druillet, Bilal, Moebius…), parfois parce qu’eux-mêmes ont un pied dans le marché de l’art contemporain (Jochen Gerner, Dominique Goblet, Vincent Sardon…). On pourrait toutefois penser qu’avec ce type d’expositions, la bande dessinée entre au musée en trahissant ses particularités ; que, dans le fond, elles ne mettent pas en avant la bande dessinée pour elle-même. En valorisant des auteurs, ne le font-elles pourtant pas plus que les longues traînes de planches originales ? Ne prennent-elles pas le contrepied d’une image de la bande dessinée qui ne serait qu’une industrie à divertissement pour une consommation de masse ?

Vous l’aurez compris, cet article se voulait éminemment subjectif ; mais il faut bien des outils pour comprendre et traiter avec justesse cet étrange multiplication des expositions de bande dessinée dans les musées. J’apporte malheureusement plus de questions que de réponses, mais je laisse les conservateurs de musée prendre le relais de cette réflexion !

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