Bernar Yslaire, Le ciel au-dessus du Louvre, Louvre/Futuropolis, novembre 2009

Au début de cette année 2009 eut lieu au musée du Louvre une brève exposition intitulée Le Louvre invite la bande dessinée. Cette phrase volontairement provocatrice en ouvre la présentation : « Qui aurait pu imaginer qu’un jour le Louvre exposerait des planches de bande dessinée ? ». En effet, qui aurait pu l’imaginer, nous sommes tous bien en peine de répondre à cette question. Et on ne le peut le comprendre que si l’on connaît le projet sous-jacent : le partenariat entre le musée du Louvre et les éditions Futuropolis pour l’édition d’une série d’albums de bande dessinée mettant en scène le musée, justement réinterprété par des auteurs. Au moment de l’exposition, trois auteurs avaient déjà publié leur album : Nicolas de Crécy, Période glaciaire en 2005, Marc-Antoine Mathieu, Les sous-sols du révolu en 2006, Eric Liberge, Aux heures impaires en 2008 et le quatrième sort justement cet automne, Le ciel au-dessus du Louvre, par Bernar Yslaire, coscénarisé par l’écrivain Jean-Claude Carrière. D’un point de vue purement bédéphilique, l’expérience est réussie : les quatre albums sont de bons albums, voire pour certains de très bons au sein même de la carrière de leur auteur. Un pas de plus dans ce rapprochement entre la bande dessinée et les musées que de nombreuses institutions culturelles, depuis quelques années, souhaitent absolument opérer pour conquérir de nouveaux publics ?

Yslaire, la Revolution française et le grandiose

Rappel rapide de la carrière singulière d’Yslaire, auteur aux multiples visages. Il est, à la fin des années 1970, Bernard Hislaire, né à Bruxelles en 1957, dessinateur au journal Spirou, un début de carrière classique pour un jeune belge. Puis, en 1986, il devient Yslaire et se lance dans une grande saga historico-romantique aux accents balzaciens, Sambre, où il va singulariser son graphisme autour de la couleur rouge et d’un réalisme virtuose. Puis, dans les années 1990, il se lance dans l’épopée numérique avec le site xxeciel.com (lancé dès 1997) qui donne naissance à une série d’albums expérimentaux, rassemblés sous le cycle XXe ciel, tentative d’analyse aux accents psychanalytiques du XXe siècle qui s’achève. (l’un des titres de ce cycle est d’ailleurs Le ciel au-dessus de Bruxelles, titre auquel ce dernier album fait référence).
A l’invitation du Louvre, il transpose donc son univers si étrange dans un album réalisé en collaboration avec le prolifique scénariste de film Jean-Claude Carrière, connu pour avoir scénarisé le Danton d’Andrzej Wajda en 1983. Si je cite ce film spécifiquement, c’est que Le ciel au-dessus du Louvre en reprend le cadre : l’année terrible, 1793, les luttes révolutionnaires. Ici, elles sont vues sous l’angle du peintre Jacques-Louis David qui se mit au service de cette fragile révolution avant de trouver avec Napoléon un mécène plus solide. L’album raconte l’histoire de la réalisation de deux tableaux : La mort de Bara, tableau inachevé actuellement au musée Calvet d’Avignon, et un autre tableau jamais réalisé devant représenter l’Etre suprême, commande de Robespierre au peintre.
Yslaire, devenu Bernar Yslaire, revient à l’exaltation romantique de la saga des Sambre et traite, à travers les états d’âme de David, de la question de la représentation picturale sous la période révolutionnaire. L’album tend vers le grandiose à tous les niveaux : le contexte héroïque de 1793 donne le ton, où l’on retrouve Danton, Marat, Robespierre, Saint-Just, illustrés par les tableaux des maîtres de l’époque (David et Girodet principalement). Le scénario, scandé implacablement par une voix narrative, aborde des questions presque métaphysiques, sur la représentation de Dieu et le rôle politique des symboles. Et surtout, le dessin d’Yslaire apporte une contribution non négligeable. Il renoue avec une alternance de deux couleurs : le rouge sang et le gris. Il joue sur les crayonnés, comme pour mettre en avant l’art en train de se faire, sujet même du volume. Et il semble nous suggérer sa propre virtuosité graphique en la mettant en lien avec celle des peintres du Louvre.

Le ciel au-dessus de Bruxelles est un album graphiquement beau, qui vient s’ajouter aux trois albums qui l’ont précédé dans la collection Louvre/Futuropolis. Il apporte une dimension mythique qui manquait peut-être jusque là et s’accorde davantage avec l’idée d’un musée fier de ses collections et de son identité historique de premier musée de France.

Rapprochement n°1 : voir l’auteur de bd comme un artiste

L’objectif de la collection de Futuropolis est d’opérer un rapprochement entre l’univers de la BD et celle du musée, a fortiori du plus illustre représentant des musées des Beaux-Arts, le musée du Louvre. L’initiative est dûe à Fabrice Douar, reponsable des éditions au Louvre, qui présente le projet par ces mots : « L’intérêt et le principe de cette collection reposent sur le libre échange entre l’auteur, avec ses souhaits et ses envies personnels, et le musée mis à sa disposition. Carte blanche est donnée à la création et à l’imaginaire afin d’instaurer un dialogue, un jeu de regards croisés, entre les œuvres, le musée et l’artiste qui invente son « histoire » en partant, au choix, d’une œuvre, d’une collection ou d’une salle du musée, ou de l’ensemble… », puis poursuit, et cette phrase m’intéresse : « il semble logique d’imaginer une collection de bande dessinée où différentes sensibilités, différents styles d’expression selon les auteurs trouveraient naturellement leur place ». C’est là une des caractéristiques de la collection : avoir choisi des auteurs qui répondent à deux critères essentiels : être des auteurs complets (scénariste/dessinateur) et mettre en oeuvre (au sens propre !) un style graphique singulier. Chacun des auteurs transpose son propre univers graphique : on reconnaît bien le trait tremblant et les couleurs pâles de de Crécy, le noir et blanc implacable de Mathieu, les effets lumineux flamboyants et les superpositions de Liberge…
Le critère de choix des auteurs et leur invitation dans une exposition tend à rapprocher l’identité de l’auteur de BD, envisagé comme un artiste complet, de celle des artistes reconnus exposés dans les autres salles du musée pratiquant ces arts nobles que sont la peinture et la sculpture. D’autres faits concourent à ce rapprochement. L’absence de contraintes éditoriales, puisque les auteurs sont libres du nombre de page, du format, de la mise en page, du sujet, transmet à l’auteur l’idéal de libre création artistique, conception qui est celle de l’artiste du XXe siècle (et qui, paradoxalement, n’était pas celle des artistes exposés au Louvre en leur temps !). Et puis, il faut avouer que la présence d’oeuvres d’art au sein des albums pousse à une comparaison entre la peinture et la BD, comparaison que font Marc-Antoine Mathieu et Nicolas de Crécy dans leurs albums respectifs en théorisant pour l’un et en réalisant pour l’autre un art séquentiel qui utiliserait des tableaux pour raconter une histoire. La BD, par cette opération magique, deviendrait-elle un des Beaux-Arts ? Mais est-ce réellement sa destination ? Un vaste débat s’ouvre ici, trop grand pour cette humble note.

Rapprochement n°2 : attirer au musée un nouveau public « amateur de bd »

J’ai observé depuis quelques années une tendance de certains musées, parisiens ou non, à entrer en relation avec le monde de la BD. L’expérience du Louvre en est certainement l’exemple le plus abouti et le plus réussi dans la mesure où il donne lieu à la fois à une exposition et à plusieurs albums de qualité. Mais elle n’est pas la seule. En ce moment, le musée de Cluny accueille une exposition sur Astérix ; en 2008, le musée Granet d’Aix-en-Provence a lancé une exposition intitulée La Bd s’attaque au musée ; le musée du Quai Branly a présenté dans l’exposition Tarzan toute une série d’originaux du comics de Burne Hogarth ; en 2009 les musées royaux de Bruxelles ont proposé Regards croisés sur la bande dessinée belge, et encore au-delà de ces deux dernières années, rappelons : l’évènement Toy comix où musée des Arts décoratifs de Paris qui invitait en 2007-2008 des auteurs de l’Association, l’exposition Hergé au Centre Pompidou en 2006, celle sur le monde de Franquin à la Cité des Sciences de La Villette en 2005… Voilà pour une lourde énumération des exemples datant des cinq dernières années, durant lesquelles le mouvement s’est acceléré. On peut aussi remonter un peu dans le temps et évoquer l’album Le violon et l’archer édité en 1990 chez Casterman, pour lequel le musée Ingres de Montauban avait invité six auteurs à donner leur vision du musée. Cet intérêt soudain soulève des questions…
Je pense là non pas tant aux questions que posent les expositions de bd en général, pour lesquelles il existe des lieux spécialement consacrés (musées de la BD à Angoulême et Bruxelles, musée Hergé à Louvain), ou qui investissent parfois des espaces d’expositions sans collections permanentes (Moebius et Miyazaki à la Monnaie de Paris en 2005, Vraoum à la Maison Rouge l’été dernier) ou liées de fait au monde du livre (Maîtres de la bande dessinée européenne à la BnF en 2004). Je pense plutôt au fait que des espaces dont la vocation première n’est pas d’accueillir ou de traiter de la BD s’intéressent au medium. En d’autres termes, les musées cités n’ont pas de BD, quelle qu’en soit la forme (originaux, albums, crayonnées, archives, etc…) dans leurs collections (la collection étant ce qui fait l’identité d’un musée). Faire venir des « objets-Bd » est donc une démarche étrangère, presque une transgression qui nécessite souvent de passer par l’institution de référence en la matière, le musée de la BD d’Angoulême, ou de solliciter des collectionneurs privées, comme ce fut le cas en partie pour Tarzan. (le Centre Pompidou a d’ailleurs acquis à l’occasion de l’exposition de 2006 une planche originale d’Hergé). Les musées ont généralement l’habitude de proposer des expositions qui se basent sur leurs collections ou, à tout le moins, qui entretiennent avec elle un rapport évident. Démarche étrange, donc, que d’inviter la BD, mais pas totalement incompréhensible.

Le Louvre s’explique : « L’appropriation du Louvre par l’univers de la bande dessinée permet de « dépoussiérer » l’image de ce dernier auprès du public amateur de BD ; et réciproquement, de faire découvrir au public du musée une forme d’expression artistique plus contemporaine. ». Voilà donc une raison : faire venir un nouveau public. Pour comprendre le présupposé que contient cette phrase, à mon sens en partie fausse, il faut se souvenir de l’exposition La BD s’attaque au musée du musée Granet d’Aix-en-Provence. Le parti pris de cette exposition était le suivant : étudier les rapports entre la BD et musée, et en particulier les représentations du musée dans la BD, en partant du principe que ce sont deux mondes étrangers voire antagonistes. Ouvrages théoriques à l’appui qui disent que la séquentialité et la reproductibilité de la BD s’opposent . Tant que l’on reste sur le plan théorique, l’idée me semble juste. Mais lorsqu’arrive cette affirmation que les lecteurs de BD et le public des musées sont deux groupes distincts, je m’interroge. Il me semble pourtant que la BD a suffisamment évolué depuis ces trente dernières années pour qu’on cesse d’opposer le monde de la « grande » culture à celui d’une culture « mineure ». Il y a, dans la BD, à côté des auteurs « grand public », des auteurs que l’on peut qualifier d’élitistes, au sens noble du terme, s’adressant à un public recherchant des albums exigeant graphiquement et littérairement ; il y a aussi tout un nuancier d’auteurs ni grand public ni élitistes qui démontrent l’inutilité d’un tel classement. On pourrait de la même manière caricaturer le public des musées : il y a un public cultivé, voire élitiste, venant avant tout pour s’instruire, qui achète tous les catalogues d’exposition et a un abonnement à l’année, et un grand public venant là en touriste curieux pour voir la Joconde et repartir. Et là encore, tout un nuancier. Il me semble terriblement injuste d’opposer les lecteurs de BD aux visiteurs de musée et de rester sur cette image de deux mondes à part. Et par ricochet, injuste aussi d’utiliser la bande dessinée comme un argument commerciale.
Que les musées concernés partent d’un a priori faux ne préjuge pas forcément de la vacuité de leurs expositions. Pour reprendre l’exemple de l’exposition du Louvre début 2009, une véritable réflexion avait été menée sur ce que doit être une exposition de BD. Depuis les années 1980, la vogue est à l’exposition des planches originales. Quoiqu’amateur de Bd, j’ai tendance à m’ennuyer devant ce type d’exposition, me disant qu’il aurait été tout aussi bien de mettre des bancs et des albums, on aurait au moins pu s’asseoir. Sans doute n’ai-je pas le respect de l’original. Le parti pris des commissaires de l’exposition du Louvre, Fabrice Douar et Sébastien Gnaedig, est de dépasser l’admiration béate et sacralisée de l’original pour une démarche plus didactique portant sur les conditions de création d’une BD. Ils ont choisi de présenter les oeuvres en train de se faire, à différents stades de leur réalisation. Il s’agissait de saisir la démarche de créateur qui sous-tend le travail de l’auteur de BD, en présentant par exemple, des planches aquarellées de De Crécy, les croquis de composition de Liberge et les étapes de l’élaboration assistée par ordinateur des planches d’Yslaire (que travaille énormément avec des outils numériques). A cet égard aussi, le projet du Louvre m’est apparu réussi. Je reviendrai surement un jour sur la question du rapport de la BD au musée et aux expositions. En attendant, même si l’expo du Louvre n’est à présent plus à l’affiche, je vous invite à lire les albums, et tout particulièrement celui de De Crécy qui reste mon préféré !

Pour en savoir plus :
Sur Yslaire et sur l’album :

Bernar Yslaire et Jean-Claude Carrière, Le ciel au-dessus du Louvre, Futuropolis/musée du Louvre, 2009
Site internet d’Yslaire : http://www.yslaire.be/
Interview en ligne des deux auteurs : http://backstage.futuropolis.fr/debat/blog/le-ciel-au-dessus-du-louvre

Sur la collection Louvre/Futuropolis :
Nicolas de Crécy, Période glaciaire, 2005
Marc-Antoine Mathieu, Les sous-sols du révolu, 2006
Eric Liberge, Aux heures impaires, 2008
Présentation de la collection sur le site de Futuropolis : http://www.futuropolis.fr/fiche_titre.php?id_article=717006
Présentation de l’exposition sur le site du Louvre : Le Louvre invite la bande dessinée
Autres références :
Le violon et l’archer, Casterman, 1990 (Baru, Boucq, Cabanes, Ferrandez, Juillard, Tripp)
La BD s’attaque au musée, Images en manoeuvres éditions/musée Granet, 2008

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