Esprit BD/Art of sequence : l’évolution esthétique de la bande dessinée numérique

 

Comme une introduction à l’intervention de l’association Pilmix au festival d’Angoulême ce vendredi 27, à laquelle je participerai, voici quelques réflexions sur de récentes évolutions esthétiques de la bande dessinée numérique.

 

Durant la semaine du 16 janvier, deux évènements en lien avec la création originale de bande dessinée numérique ont simultanément vus le jour sur Internet : le projet EspritBD, mécenat de la Caisse d’Epargne, et le projet de Joël Lamotte (alias Klaim) Art of Sequence, un ensemble d’outil pour la création.
On avance, on avance… Lentement mais sûrement : après une période 2009-2011 marquée par la structuration d’un marché de la bande dessinée numérique, des ballons d’essai dans toutes les directions et l’apparition d’acteurs commerciaux, l’année 2012 signe-t-elle le début d’une évolution esthétique tant attendue ? Mon article précédent sur « les deux clivages esthétiques de la bande dessinée numérique » m’invite à répondre par l’affirmative suite au lancement de 3 secondes de Marc-Antoine Mathieu, premier projet à la fois commercial et porteur d’une réflexion esthétique forte. Jusqu’à présent, j’aurais eu tendance à vous dire que la bande dessinée numérique mettait la charrue avant les boeufs : on construisait un marché sur une absence de création originale, paradoxe peu rassurant à mes yeux. Maintenant, quelques indices tendent à aller en sens inverse.

 

Cheminement des recherches esthétiques en France (1996-2011)
Bien sûr, l’évolution purement esthétique de la bande dessinée numérique n’est pas née d’hier, même en France. Je passe sur Scott McCloud qui pose des bases théoriques plus que pratiques dès le milieu des années 1990, et inspire certainement les premiers auteurs-expérimentateurs du numérique avec son ouvrage Reinventing comics. En réalité, la période 1996-2004 est un premier moment de réflexions esthétiques, soit de la part d’auteurs papier « vétérans » comme Benoît Peeters et Hislaire, soit de la part de jeunes dessinateurs qui naviguent entre les mondes de la bande dessinée et de l’animation (Edouard Lussan et Opération Teddy Bear, les frères Jouvray et L’Oreille coupée, Jérôme Mouscadet et Gallien Guilbert et John Lecrocheur, Fred Boot et ses « mangas digitales »). Les webzines Coconino World ou, plus encore, @Fluidz, sont aussi des lieux d’expérimentation d’autres formes narratives. Il y a alors une vraie effervescence qui se vit soit par des textes (comme l’essai L’aventure des images de Benoît Peeters en 1996), soit par des oeuvres. Mais elle demeure très individualisée, portée par des projets ponctuels, et par des auteurs qui ne poursuivront pas nécessairement leurs efforts dans cette voie.
Pour des raisons qui restent à éclaircir, cette phase d’évolution esthétique entre en silence durant la période 2004-2009. Non qu’il n’y ait pas d’inventivité dans les bandes dessinées numériques créées. Mais prennent le dessus des oeuvres fortement liées à des critères esthétiques venus de la bande dessinée papier, certes parfois habilement transposé. La planche ou le strip lu par le lecteur comme un ensemble reste l’horizon de référence, avec ses bons vieux principes de mises en page adaptés à une lecture sur écran, et parfois une prise en compte du défilement vertical. Le phénomène des blogs bd diffuse la pratique des « planches scannées ». Ce qu’on peut dire (et je ne mets là-dedans aucun jugement de valeur), c’est que la bande dessinée numérique de cette époque est presque exclusivement une bande dessinée conçue selon les formats du papier, pour des lecteurs habitués lire ces formats.
On peut percevoir durant l’année 2009 une seconde révolution esthétique. D’abord parce que se pose la question de la lecture de bande dessinée sur smartphone, question à laquelle répondra Lewis Trondheim en concevant Bludzee avec Ave!Comics. Pour la première fois émerge, et pas seulement chez les spécialistes, l’idée que les formats de la bande dessinée papier ne sont peut-être pas adaptés à la lecture numérique, et qu’il faut impérativement réinventer des pratiques. Le paradoxe est que, dans un premier temps, au lieu de réinventer des pratiques, on réinvente des interfaces de lecture qui ont pour but de pouvoir lire sur écran des bandes dessinées papier, avec des systèmes de zoom dynamique qui navigue dans la page de case en case et de bulles en bulles… Ce sera par exemple le système de lecture choisi par Manolosanctis, certes déjà plus avancée que la simple vision offerte par Digibidi ou Izneo où le lecteur ne dispose que du zoom.
Mais on voit surgir une deuxième fournée d’expérimentateurs qui vont, de surcroît, mêler la théorie à la pratique en démontrant eux-mêmes leurs inventions numériques. Anthony Rageul publie à la fois son mémoire de maîtrise sur l’interactivité en bande dessinée et l’oeuvre qu’il a créée pour l’occasion, Prise de tête. Balak théorise le « Turbomedia » et démontre son efficacité et sa lisibilité au sein d’un Turbomedia qui sera publié sur le forum Catsuka. Cette fois, à la différence des années 1996-2004, ces pionniers ont des suiveurs qui ne se contentent pas de copier mais réinventent encore et dialoguent entre eux. Moon Armstrong, avec Le blog girly de Moon, conçoit une bande dessinée interactive qu’Anthony Rageul prendra plaisir à analyser. Derrière Balak se forme une « communauté » du Turbomedia, comme Malec qui pratique sur son blog, ou Gipo qui met en place une veille sur le sujet. Dans le même temps, Julien Falgas imagine un outil, le « tiny shaker », pour réaliser des Turbomedia sans technologie flash. L’outil est repris par Fred Boot, Monsieur To, mais aussi par Joseph Béhé qui le fait tester à ses élèves strasbourgeois. Bref, une effervescence passionnante parti de l’initiative personnelle de Balak, et transmise par la magie d’Internet…

 

EspritBD : des ballons d’essai intéressants
L’esprit d’innovation semble enfin avoir touché la bande dessinée numérique et ses auteurs. Je le vois notamment au dernier « grand projet » en date, le site EspritBD, étonnamment lancé par la Caisse d’Epargne qui se lance donc dans la bande dessinée. S’il n’y avait pas partout le logo de l’écureuil, la démarche n’en serait que plus agréable, mais enfin, ce qui compte, ce sont les oeuvres. Ce n’est pas le premier projet à lancer un site de bandes dessinées numériques originales : Foolstrip l’avait fait dès 2007, de même Manolosanctis en 2009. Mais cette fois, on sort du syndrôme des « planches scannées ». Comme sur Webcomics.fr, l’interface de lecture est expressément étudié pour une lecture numérique agréable et intuitive. Quelques jeunes auteurs ont été choisis pour réaliser des oeuvres avec l’outil développé par Aquafadas, le Comic Composer. En plus, les organisateurs invitent les auteurs à mettre leurs oeuvres sous licence libre, une démarche qui me semble utile à l’heure des expérimentations : il faut que ça circule !
Arrêtons-nous sur deux oeuvres pour voir ce que donne cette expérience.
Thomas Mathieu, connu pour son blog Les drague-misères, récemment adapté en livre chez Delcourt, propose Une soirée de Chien, une histoire de dragueurs-looseurs en boîte. L’oeuvre se présente comme deux pleines pages représentant l’intérieur d’une boîte de nuit et contenant, à elles seules, l’intégralité des scènes. Deux pages colorées, grouillantes des personnages animaliers familiers de Thomas Mathieu. La « caméra » de l’interface circule dans la page et passe d’une scène à l’autre pour offrir au lecteur le déroulé de l’histoire de Chien et Coq dans cette soirée de chien. La qualité de Une soirée de Chien est d’être conçue simultanément à son mode de lecture : la page ne prend du sens que grâce à la caméra qui impose un circuit de lecture. Et au-delà, la pleine page offre une composition virtuose, réinterprétation du genre graphique de la « scène de foule ». Une façon originale, quoique pas toujours pleinement assumée, de résoudre la dialectique entre la lecture de l’oeuvre comme récit, en suivant la narration, et la lecture de l’oeuvre comme tableau à contempler pour y lire milles détails. On pense parfois à certaines pages des Noceurs de Brecht Evans.
L’oeuvre de Lommsek, autre célèbre blogueur, vainqueur du second prix Révélation blog et auteur de La ligne zéro chez Vraoum, s’appelle Ze Race. Elle peut paraître plus traditionnelle : il s’agit d’un film qui se déroule d’images fixes en images fixes sur une dizaine de minutes pour raconter l’histoire de Lommsek devenu conducteur de rame de métro lors d’une course de vitesse souterraine. L’oeuvre de base est bien une bande dessinée « en page » traditionnelle, mais l’interface de lecture dynamise le procédé. La vitesse et le parcours sont spécialement contrôlés et pensés pour aller avec la narration, et non simplement pour passer de case en case. Ainsi interviennent des effets de vitesse, de zoom, ou des jeux de dévoilement qui permettent au lecteur de garder son attention en ménageant des surprises. On est bien dans une fusion entre les techniques de l’animation pour la gestion du temps et de la « mise en scène », et celles de la bande dessinée pour les codes graphiques et narratifs. Et là encore, une oeuvre pensée en même temps que son mode de lecture, non pour être lue sur papier.
Les deux oeuvres de Thomas Mathieu et Lommsek, deux exemples de ce qu’on peut lire sur le site EspritBd (qui accueille aussi les lauréats des concours Révélation blog et Jeunes Talents d’Angoulême) ne vont pas forcément très loin dans l’expérimentation. Elles sont toutefois de timides mais justes exemples de ce que peuvent être les nouvelles pratiques de la bande dessinée numérique si pensée spécifiquement pour ce support, et en lien avec une interface de lecture précise. Les parcours de lecture des oeuvres sont faits pour être consultés sur des petits écrans de supports mobiles (smartphone, iPad). Là est un des enjeux de la nouvelle esthétique : pouvoir s’adapter à des supports de lecture numérique variés, et développer pour cela des outils, comme le Comic Composer, suffisamment faciles d’utilisation pour que les auteurs créent sans difficultés techniques. C’est dans cette direction que les concepteurs du site espritbd essayent de creuser, sans doute pour créer des oeuvres et des pratiques avant de créer un marché. La charrue après les boeufs, en quelque sorte.

 

Le projet Art of sequence
Pendant que la Caisse d’Epargne promeut quelques jeunes auteurs, d’autres tentent de partager des outils de création nouveaux pour les dessinateurs, sortis du Comic Composer ou des technologies flash du TurboMedia. C’est l’objectif de Joël Lamotte pour son projet « Art of Sequence », un site, en anglais, sur lequel il propose des outils sous licence libre pour créer des Turbomedia sans flash. L’inspiration revendiquée par Joël Lamotte est bien le Turbomedia de Balak qu’il entend améliorer, comme Julien Falgas avec son tinyshaker, pour le débarrasser du format flash auquel il est pour l’instant lié, format qui ne permet pas une lecture sur tous les supports.
Les outils de création numérique devant naître du projet Art of Sequence sont de différentes natures : des logiciels de création intuitifs (Art of Sequence Designer est en cours de développement), des outils d’exportation et de conversion de fichiers vers d’autres formats, des lecteurs adaptés aux formats Web d’après le format HTML5, un langage XML qui serait une grammaire de base pour la réalisation des oeuvres. Bref, l’ensemble de la chaîne de conception numérique, de la création à la diffusion, est examinée comme un tout pour une maîtrise globale de l’oeuvre. Tous les outils sont en Open Source, une fois de plus dans un esprit où l’expérimentation appelle la libre circulation hors de toute propriété.
Mais à côté de la fourniture d’outils, Joël Lamotte a un autre but. Il vise la mise en place d’une communauté de créateurs pour réfléchir autour de la séquentialité numérique : l’élaboration d’outils doit se faire sur un mode communautaire. Il fait appel à toutes les bonnes volontés, chez les développeurs et les auteurs, pour mettre en place des logiciels nouveaux.
L’atout du projet Art of Sequence est de partir du constat que les outils actuels sont trop contraints : adaptés à une seule interface de lecture, à un seul support ou à un seul rythme de lecture. L’expérience des oeuvres de Thomas Mathieu et Lommsek le montre : la narration fonctionne parce que le lecteur le permet. Ces outils ne favorisent pas des créations ouvertes, outre le fait que leur usage pour la bande dessinée numérique est souvent un usage détournée (à l’exemple de le technologie flash). L’inventivité du créateur est bridée par des contraintes techniques, ce qui n’est pas souhaitable. Comme l’explique Joël Lamotte (la traduction est de moi, n’hésitez pas à l’amender au besoin en vous référant à l’original) : « Il existe des formats qui ressemblent beaucoup aux descriptions du langage Art of Sequence (AOSL), comme les formats dérivés du Power-Point. Cependant, ils ont un certain nombre d’inconvénients : ils ne permettent pas d’insérer toute sorte de medias, sont pour la plupart des formats propriétaires, reposant sur des outils propriétaires ou dépendant d’un outil unique, ils ne permettent pas de créer des ramifications (les « if » des langages de programmation) ou des boucles (les « while » des langages de programmation). (…) AOSL permet aux auteurs de ne pas perdre leur temps à programmer lorsqu’il souhaite créer une séquence qui demande une « logique ». ».
Trivialement, on pourrait traduire l’ambition du projet Art of Sequence comme un moyen de permettre aux créateurs de dessiner aussi bien avec des stylos qu’avec des feutres ou des pinceaux, sur des grands formats ou des petits formats, en noir et blanc ou en couleurs ; de maîtriser de façon autonome jusqu’à leur interface de lecture. Eviter, comme le rappelait utilement Anthony Rageul lors du colloque sur la bande dessinée alternative à Liège, l’apparition d’un « 48 CC » de la bande dessinée numérique ; c’est-à-dire un format commercial dicté seulement par les éditeurs. C’est à ce prix, sans doute, que pourra se développer la création.

4 réflexions au sujet de « Esprit BD/Art of sequence : l’évolution esthétique de la bande dessinée numérique »

  1. Gipo

    Très bon tour d’horizon ! Je me demande juste si un « format CC48pages » spécifique au monde numérique ne serait pas souhaitable, au contraire. Pour simplifier et dynamiser la création, dans un premier temps. Il sera toujours possible de s’en extraire par la suite pour naviguer vers des chemins détournés (comme le font Lommseck et Mathieu, avec Comic Composer). La création se construit souvent par opposition à une norme trop contraignante (48CC vs romans graphiques, par exemple). Encore faudrait-il que s’impose une norme…

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  2. Klaim

    Merci pour le tour d’horizon et la partie sur AOS. :)

    Gipo: le problème c’est que toutes les oeuvrent ne devraient pas choisir les mêmes contraintes. Choisir un contrainte, comme par exemple écrire une histoire en suite de phrases de 140 caractères maximum, est très bon pour la créativité. Ne pas avoir le choix de la contrainte, ça c’est problématique.

    La BD numérique est déjà une contrainte en soit assez forte : on est limité par la taille des écrans les plus utilisés, par les résolutions, par le fait qu’il est difficile de placer des animations sans certaines contraintes bien précises (boucles courtes ou transitions courtes ou assemblage des deux – voir les travaux de Malec par exemple).

    Donc, qu’il se développe des « formats » habituels, pourquoi pas, mais il faut qu’il y en ai plusieurs.

    ET SURTOUT : c’est aux créateurs de décider des contraintes, dans les limites techniques de leur medium et des systèmes de distribution liés. Pas aux editeurs qui, visiblement, n’y connaissent pas grand chose en numérique (et on les comprends, c’est tout de même assez neuf).

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  3. Gipo

    KLAIM : je suis d’accord : il y a déjà des contraintes de tailles, de définitions et d’ergonomie (celles de l’éditeur pour ses lecteurs).
    Toutes les autres sont des contraintes que se donnent les artistes… et plus elles sont variées, plus la forme peut varier (mais n’oublions pas le fond !).

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  4. Joseph Béhé

    Difficile de refaire l’histoire de la BD avec ou sans le 48CC…
    Le sort réservé à ces expériences sera aussi déterminant.
    Sponsoring, prescription, ventes, réseaux, … l’un de ces moteurs propulsera un titre en avant qui servira d’étalon aux suivants… puis d’autres suivront… ou pas!

    N’oublions pas les contraintes majeures : notre éducation, nos habitudes et nos limites intellectuelles!

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