Le mémoire de Pierre-Laurent Daures : une analyse des expositions de bande dessinée

Cela faisait un petit moment que je voulais en parler, et voilà enfin le temps d’écrire cet article. L’année dernière, Pierre-Laurent Daures (plus connu sur Internet sous le pseudonyme de Pilau Daures et par son site) a soutenu son mémoire de master 2 à l’université de Poitiers. Le mémoire de Pilau Daures est une réflexion théorique sur la notion « d’exposition de bande dessinée » qui passe à la fois par une analyse historique, par des études de cas précis tirés d’exemples récents et par des entretiens avec des auteurs. Une méthodologie bien complète pour un travail d’analyse qui cherche à être juste et à sortir des habituels clivages « pour ou contre les planches originales » et « expo bd vs musée des beaux arts ».

Je ne vous le cache pas non plus, si j’évoque le mémoire de Pilau Daures c’est aussi parce qu’il cite dans son mémoire les quelques articles que j’ai pu produire ici-même sur la question, à une époque où je trouvais le temps de rédiger deux articles par semaine. En particulier, il utilise pour sa partie historique ma série « Exposer la bande dessinée…. à travers les âges » qui mériterait, je le concède volontiers, de faire l’objet d’une étude plus approfondie que ces quelques aperçus ponctuels, mais qui ouvre des pistes sur ce que pourrait être une histoire de l’exposition de bande dessinée (avis aux amateurs !). Une façon pour moi de lui renvoyer la balle et de approfondir certaines de ses réflexions par ma vision personnelle.

Ah, et j’oubliais le plus important ! Vous pouvez retrouver le mémoire de Pilau Daures dans la base des thèses et mémoires universitaires du CIBDI.

Une vision extensive des problèmes posés par l’exposition de bande dessinée

Le principal intérêt de l’étude de Pilau Daures est de faire le tour des problèmes théoriques que posent l’exposition de bande dessinée, autrement dit de multiplier les angles d’analyse. On trouvera donc dans ce travail une courte histoire des expositions de bd, une typologie des différents objets généralement exposés, des interrogations sur l’espace et sur le catalogue, et, naturellement, l’interrogation métaphysique : pourquoi une exposition de bande dessinée ? C’est peut-être cette dernière partie, « les enjeux de l’exposition de la bande dessinée » qui va le plus loin du point de vue théorique en déclinant trois grands objectifs : le didactique, le documentaire et l’esthétique. Le tout est servi, transversalement, par l’analyse de grandes expositions de ces dix dernières années comme Archi et BD, Moebius Transe-forme, Quintett, Maîtres de la bande dessinée européenne, Vraoum, Etienne Davodeau, dessiner le travail

D’un côté, des problèmes récurrents et connus sont traités et Pilau Daures réalise alors des sortes de synthèses ou de mises en contexte des débats. Ainsi, la fameuse question des « originaux » (la planche originale comme objet canonique de l’exposition de bd) est évidemment abordée, avec un rappel sur l’arrivée assez récente des planches sur le marché de l’art. C’est aussi naturel de retrouver les interrogations autour de la « légitimation » de la bande dessinée que procurerait, ou non, l’exposition, ou encore le rappel des fameuses envolées scénographiques des années 1990.

Globalement, Pilau Daures prend assez peu position dans ces différents débats : son propos n’est pas de trancher, mais d’expliciter et d’analyser. Et puis fort heureusement, ces débats et peu anciens et pour certains un peu vains sont dépassés et d’autres pistes sont ouvertes.

J’ai bien aimé, par exemple, l’étude typologique et fonctionnelle des objets exposés : c’est un regard nouveau qui se pose sur l’exposition de bande dessinée, mais aussi très intéressant, car il rappelle à quel point rien n’est figé et qu’une exposition de bande dessinée peut accueillir des objets bien au-delà de la planche originale ou de l’album (peut-être est-ce là sa difficulté par rapport aux expositions traditionnelles). La question que pose Pilau Daures est de connaître « le rapport que l’objet d’exposition entretient avec l’oeuvre publiée », et la fonction de ces objets. Autrement dit, l’objet exposé renseigne-t-il réellement sur l’album de bande dessinée, ou en donne-t-il une image déformée. Même chose avec son analyse des catalogues, qui tranche avec les habituels critiques d’exposition qui cèdent tous à la tentation (moi y compris !) d’évoquer longuement l’exposition mais de ne pas dire un mot du catalogue, alors que parfois ce dernier peut expliquer et compléter certains manques de l’exposition. Il est par exemple opportunément rappelé que « les catalogues d’exposition ont régulièrement servi de support à l’expression d’un savoir et d’une critique qui ne trouvait pas forcément à s’exprimer ailleurs. ». C’est le cas de beaucoup d’expositions du CIBDI qui, à côté des planches exposées, donnent lieu à des catalogues qui peuvent se lire comme des synthèses essentielles sur le sujet (le catalogue de l’exposition Caran d’ache en 1998 est un bon livre d’analyse sur cet auteur). Récemment, le catalogue de Regards croisés sur la bande dessinée belge, d’après l’exposition au musée des Beaux-Arts de Bruxelles, était une intéressante somme sur ce domaine.

Les entretiens : une deuxième vie après le mémoire

D’un point de vue méthodologique, Pilau Daures a aussi fait le choix de la variété. Bien sûr, l’analyse des expositions est l’élément central de son étude. Il a préféré se concentrer sur des analyses directes plutôt que sur la bibliographie, qui du coup se trouve assez peu fournie : on y trouve surtout des classiques (l’article de Boltanski, les ouvrages théoriques de Groensteen et Peeters…) et des articles et ouvrages très récents cantonnés au sujet. Du coup, on en sait assez peu sur la théorie générale des expositions, et cela aurait pu offrir des passerelles d’analyse intéressantes que de quitter le seul domaine de la bande dessinée et d’aller voir du côté de la scénographie et de la muséographie générale.

Mais ce manque éventuel en terme de bibliographie est fort habilement comblé par les entretiens, qui sont sans doute l’une des matières les plus précieuses du mémoire, qui confirme que l’intention de Pilau Daures était d’aller « à la source » plutôt que de se noyer dans la théorie. En effet, pour réaliser son travail, il est allé interroger des auteurs et des commissaires d’expositions sur leur vision de l’exposition de bande dessinée. Onze entretiens avec des spécialistes des expositions (la galeriste Anne Barrault, Jean-Marc Thévenet commissaire de plusieurs expositions, le théoricien de l’art et de la bande dessinée Christian Rosset, le dessinateur et scénographe Marc-Antoine Mathieu et Dominique Mattéi directrice du festival BD à Bastia) et avec des auteurs ayant déjà été exposés (Etienne Davodeau, Jochen Gerner, Benoît Jacques, Loustal, François Schuiten et Lewis Trondheim). Chaque entretien est retranscrit et on y apprend beaucoup : ce sont des témoignages précieux sur un sujet pas toujours très bien traité par la presse spécialisée.

Surtout, Pilau Daures a eu la bonne idée de republier une partie de ces entretiens dans du9.org. Ces républications sont en cours : Loustal (http://www.du9.org/Jacques-de-Loustal-dessinateur), Schuiten (http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1434), Dominique Matteï (http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1433), Davodeau (http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1439), Jochen Gerner (http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1440), Benoît Jacques (http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1432), Christian Rosset(http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1431). Une seconde vie est ainsi donnée à ces entretiens qui peuvent se lire indépendamment du mémoire.

Il faut aussi citer, dans les annexes, des « fiches techniques » pour chacune des expositions analysées qui offrent une grille de lecture intéressante et des analyses plus détaillées, une mine à conserver précieusement si l’on veut se replonger dans ces expositions, qu’on les ait vu ou non !

Un petit aparté : dans l’entretien avec Jean-Marc Thévenet, Pilau Daures lui pose l’inévitable question des originaux. J’avais pointé dans une critique assez virulente à l’égard de Archi et BD sur ce même blog la présence d’une planche de Franquin qui n’avait que peu de rapport avec le thème vu qu’on n’y voyait pas un élément d’architecture (et il me semble que je n’étais pas le seul à avoir souligné ce fait). Pilau Daures va justement l’interroger sur cette fameuses planche et voici sa réponse :

« Sur les planches de Franquin, ça n’a pas été facile et quand j’ai réussi à récupérer cette planche, je me suis dit que je pouvais faire l’impasse sur Franquin, il y a 350 œuvres, 120 auteurs, il y a suffisamment à donner à voir, mais je me suis souvenu d’interviews qui montraient qu’il était obsédé par la ville, par la dimension du parcmètre, de l’embouteillage, cette récurrence qu’on trouve également dans les Idées Noires, et j’ai décidé de prendre cette planche, parce qu’elle montre aussi cette capacité chez un des grands maîtres de la bande dessinée à évoquer la ville sans la montrer. Ce que j’aimais beaucoup, c’est cette idée de hors champs.  ».

Thévenet confirme implicitement que cette planche a été présentée parce qu’elle a pu être prếtée, comme on le voit plus loin quand il poursuit :

« Faut-il faire l’impasse sur certains auteurs ? Ou bien, profiter des suggestions de collectionneurs prêts à confier telle planche ? C’est là qu’il y a une césure fondamentale entre une exposition grand public et une exposition pour un festival de bande dessinée. Pour une exposition grand public, si je n’ai pas l’original, et que j’ai l’autorisation de l’éditeur, je vais travailler à partir d’un fichier numérique. Par respect pour la bande dessinée, pour l’institution et pour une partie du public, je vais essayer d’avoir des originaux. Mais je vais me décomplexer par rapport à ça. En revanche, il faut avoir une rigueur scientifique dans mes cartels.  »

L’obsession de la planche originale est donc bien réelle, comme objet inévitable de l’exposition de bande dessinée. L’honnêteté de Thévenet aura en effet été de choisir l’agrandissement numérique lorsque l’original n’était pas disponible, et cela avec des résultats plutôt bons, et donc finalement de casser en partie l’obsession. Il a voulu ménager la chèvre et le chou, le collectionneur et le grand public.

Le public des expositions de bande dessinée

Il y a quand même un point sur lequel le mémoire de Pilau Daures n’apporte pas de réponse réelle, et qui me semble pourtant central dans la question des expositions de bande dessinée : c’est la question du public.

Jean-Marc Thévenet aborde la question du public, que Pilau Daures ne traite pas avec autant d’importance que les autres, dans l’entretien. Il dit ainsi : « Mon ambition personnelle par rapport à la bande dessinée, c’est de la montrer au plus grand public ; Mon ambition est de la socialiser, de la valoriser, pour qu’un jour elle soit montrée largement au centre Pompidou, dans ce cas avec surtout des originaux, vraisemblablement, mais dans une scénographie suffisamment riche pour être attractive. ». On en revient finalement à l’opposition traditionnelle entre low art et high art, à cette idée que la bande dessinée devrait être confrontée à l’art contemporain, idée mise en scène par l’exposition Vraoum elle-même, mais aussi, rappelons-la, par la vénérable exposition Bande dessinée et figuration narrative considérée comme fondatrice de l’exposition de bande dessinée moderne. Déjà les commissaires de cette exposition souhaitaient faire porter sur la bande dessinée le même regard que le public portait sur les oeuvres d’art. Les entretiens avec Christian Rosset et avec Jochen Gerner permettent d’approfondir cette question sur des bases moins simplistes, et de rappeler qu’il est peut-être plus important d’exposer un auteur et son oeuvre que d’exposer « de la bande dessinée », et que c’est davantage l’auteur qui peut tendre à être légitimé plutôt que « la bande dessinée » dans son ensemble qui reste objet éditorial. A ce titre, l’une des phrases importantes du mémoire de Pilau Daures, à mes yeux, est dite par Lewis Trondheim : « On sait tous que la bande dessinée est un art moderne, basé sur la reproduction de l’œuvre. Et l’œuvre étant le livre, pas ce qui a permis de composer le livre. ». A quand des expositions de livres de bande dessinée ? L’exemple du musée du manga précédemment évoqué par mon comparse Antoine Torrens sur ce blog en offrait un bon exemple.

La question du public est donc finalement peu abordée dans le mémoire de Pilau Daures : quel est le public d’une exposition de bande dessinée ? S’adresse-t-on à des amateurs du genre ou à un « grand public » que je crains toujours fantasmé ? Il est difficile de le percevoir, mais les entretiens donnent un indice intéressant. Anne Barrault et Jean-Marc Thévenet affirment tous deux que leurs expositions ont l’intention de permettre de montrer de la bande dessinée à des personnes qui n’ont pas l’habitude d’en lire : des amateurs dans le cas de la galerie d’Anne Barrault, le « grand public » dans le cas de Archi et BD. Il y a donc cette piste qui voudrait que l’exposition soit un canal qui permettrait à la bande dessinée de sortir de son lectorat habituel, de faire un peu de prosélytisme pro-bd, comme le faisait déjà les organisateurs de Bande dessinée et figuration narrative ! On en revient aux origines de la bédéphilie, et je me demande si cette intention prosélyte est justifiée : pourquoi ne pas faire des expositions de bande dessinée en premier lieu pour les amateurs de bande dessinée ?

A l’inverse, j’ai toujours l’impression, mais peut-être est-elle fausse, que certaines institutions choisissent de faire une exposition de bande dessinée en pensant qu’elles vont pouvoir faire venir plus de monde que, disons, une exposition sur l’art khmer au Xe siècle. Avec derrière cette idée fausse (lire à ce propos l’intervention de Xavier Guilbert dans Vive la crise, aux Impressions Nouvelles en 2009) que la bande dessinée est un « art populaire » et donc facile à aborder et susceptible d’amener du monde. L’exposition de bande dessinée est devenue un « incontournable » des musées, et, en ce moment, le musée de la Franc-Maçonnerie à Paris (rouvert depuis deux ans) présente une exposition sur Corto Maltese et la franc-maçonnerie. Sans doute est-elle intéressante (je ne l’ai pas vu), mais j’ai toujours cette terrible de crainte de l’exposition-pretexte : la Cité de l’architecture expose Archi et Bd, le musée du judaïsme expose Judaïsme et bande dessinée, le musée de la franc-maçonnerie Corto Maltese et la franc-maçonnerie… Jusqu’à quel point s’agit-il d’expositions « sur la bande dessinée » ? Y apprend-on vraiment quelque chose sur la bande dessinée ? C’est une question à laquelle j’ai du mal à répondre et pour laquelle le mémoire de Pilau Daures n’apporte pas vraiment de réponses…

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