Entretien jeune recherche : Jean-Charles Andrieu de Levis

Entretien avec Jean-Charles Andrieu de Levis mené par Julien Baudry le 22 décembre 2014, à Bordeaux

Peux-tu présenter ton parcours en quelques étapes ?

Je suis entré aux Arts Déco de Strasbourg (actuellement la Haute Ecole des Arts du Rhin) en 2008 après une école préparatoire aux écoles d’art que j’ai faite à Paris. J’ai passé mon Diplôme National d’Arts Plastiques et mon Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique en illustration [ndle : équivalent d’un master]. Dans mon mémoire de DNSEP, je me suis intéressé à la bande dessinée abstraite et sa difficile définition à travers diverses expérimentations d’auteurs publiés. Le travail de recherche et l’écriture de ce mémoire m’ayant particulièrement plu, je me suis mis à chercher un directeur de recherche afin de me consacrer pleinement à la théorie.

J’ai rédigé un projet et une collègue de Jacques Dürrenmatt m’a dirigé vers lui. Il a bien voulu me prendre sans que je repasse par un master recherche. Je suis inscrit à Paris 4 depuis 2013, en littérature française.

Tu avais déjà une pratique d’écriture sur la bande dessinée avant la thèse ?

J’ai commencé à réfléchir sur la bande dessinée et à écrire des articles en 2007 pour un journal bordelais, L’avis des bulles, en même temps que je me suis lancé dans des études artistiques. C’est par ce journal que j’ai été confronté pour la première fois aux œuvres du Fremok. Je continue à écrire pour eux et à présent, cela m’oblige à écrire sur des œuvres alternatives mais qui ne correspondent pas exactement à mes préoccupations. Cela me permet de me recentrer sur ce que j’étudie et de ne pas rester en circuit fermé, ce qui me semble précieux.

C’est Xavier Guilbert de du9.org qui m’a véritablement fait travailler l’écriture. Du9 est un espace de liberté où j’essaie d’être plus pointu. C’est un galop d’essai pour construire ma réflexion.

Je participe aussi à LIFEPROOF, un blog sur l’art contemporain pour lequel j’écris des articles et je dessine.

Quelle évolution de ton sujet depuis le mémoire de DNSEP ?

Pour la thèse, je vais étudier des auteurs qui sont allés au-delà des schémas traditionnels de récits et des conventions de représentation graphique. Pour moi, ils arrivent à atteindre l’essence de la bande dessinée à travers un lien très lâche entre les images. Les images existent en elles-mêmes et s’animent parce qu’elles s’inscrivent dans une narration. Qu’est-ce qui fait encore sens ? Qu’est-ce que ça change pour le récit et l’appréhension de la bande dessinée ?

Les récits qui se résument difficilement par des mots m’intéressent particulièrement : ils font vivre une expérience de lecture différente qui passe d’abord par une expérience de l’image nouvelle. Je reviens un peu aux années 1990 pour trouver l’origine de cette démarche. Je pense que ça a été brassé par quelques éditeurs chez qui ce rapport à l’image est systématique. Je pense notamment à Fréon, Amok, la Cinquième couche ou, dans une moindre mesure, L’Association.

Peux-tu donner des exemples d’oeuvres qui vont t’intéresser ?

Toute l’oeuvre d’Alex Barbier, de Vincent Fortemps, d’Olivier Deprez ou encore de Thierry Van Hasselt. Il y aussi La ville rouge de Michaël Matthys, quelques œuvres de Ilan Manouach pour ses explorations graphiques, mais aussi pour ses œuvres de détournements comme Katz qui interrogent le médium. Ce sont des livres mal reçus, comme si on ne pouvait pas réfléchir à la bande dessinée par la bande dessinée.

J’ai plus l’habitude de l’analyse sémiologique, mais je pense que finalement je vais commencer par aborder ces livres d’une façon plus historique afin de les recontextualiser.

Qu’est-ce qui t’a poussé vers ces récits en particulier ?

Je pense que le fait que je pratique la bande dessinée joue un rôle. Je me rends compte que je fais des bandes dessinées sur lesquelles je ne peux pas écrire, et j’écris sur des bandes dessinées que je n’arrive pas encore à dessiner, comme s’il y avait une sorte de mystère que je ne parviens pas à approcher par le dessin. J’ai une certaine fascination en tant que praticien, et en tant que théoricien j’y trouve une source de réflexions sur la bande dessinée.

Tu étais lecteur de bandes dessinées avant tes études supérieures ?

Oui, un grand lecteur. Je suis passé part à peu près tous les stades. Au début j’étais fan de Buck Danny, Blueberry, CharlierPendant l’adolescence, j’ai eu une grosse période heroïc-fantasy. J’ai aussi fait beaucoup de dédicaces, non pas comme un chasseur mais pour discuter avec les dessinateurs.

Puis il y a eu deux déclencheurs. J’allais quasiment tous les jours à la librairie Bédélire de Bordeaux, qui est fermée désormais. Ils m’ont orienté vers un autre type de bande dessinée, comme Blutch, Matt Madden ou les premiers Trondheim. Mais c’est en lisant le tome 2 du Combat ordinaire de Manu Larcenet que j’ai eu une vraie prise de conscience : je me suis rendu compte qu’un auteur me parlait à travers cette œuvre-là. J’ai commencé à m’intéresser à la bande dessinée d’auteur, à dessiner, et à lire tout ce qui avait des formats différents. C’est aussi depuis ce moment que je me nourris aussi de l’histoire de l’art.

Dans mon étude, il y a peu de choses que je découvre, sauf dans les fanzines où je découvre de nouvelles perles malheureusement souvent difficiles à se procurer. Mais même si je connais déjà mon corpus, je le redécouvre constamment, par exemple récemment la place du texte dans les premières pages de Barbier.

D’après toi, qu’est-ce que l’étude de ces oeuvres peut apporter de nouveau ?

C’est une bande dessinée très contemporaine, peut-être en marge, qui n’a jamais vraiment été étudiée, ou mal étudiée. Il y a un réel manque, par exemple sur la bande dessinée abstraite. Je pense que ça peut aussi être une façon de repenser la bande dessinée.

Tu vas rencontrer les auteurs sur lesquels tu travailles ?

Oui, j’en ai rencontré certains. Pour moi c’est indispensable, parce qu’il y a très peu d’écrits.

Ce sont des auteurs sur lesquels j’ai déjà travaillé pour des articles, et l’accès est facile. Ils sont contents quand je leur dis que je fais une thèse sur la bande dessinée. Ça m’est arrivé qu’ils n’aient pas été d’accord avec ce que j’avais écrit sur leurs livres, même s’ils trouvaient ça cohérent. Ils étaient étonnés mais satisfaits de la lecture différente que l’on pouvait avoir de leur livre.

Fais-tu partie d’un groupe de recherche ?

Oui, je fais partie du GRENA. Ça fait un bien fou de discuter de bande dessinée avec les membres qui ont lu des choses aussi différentes ! Et puis j’apprends beaucoup à chaque réunion: chaque membre est un spécialiste dans son domaine.

Quels sont les chercheurs qui peuvent t’inspirer ?

Georges Didi-Huberman, un historien de l’art qui a écrit L’image survivante, Umberto Eco, Deleuze. Sinon, je reste beaucoup sur Thierry Groensteen, Harry Morgan… Je trouve intéressant d’apporter des éléments extérieurs, mais contrairement à d’autres personnes qui veulent approcher la bande dessinée uniquement avec des outils théoriques extérieurs, j’ai à cœur d’utiliser au maximum la théorie de la bande dessinée, d’utiliser le vocabulaire de Groensteen pour me l’approprier, pour en faire un vocabulaire établi… J’aime bien cette idée d’avancer avec une théorie commune.

Je pense qu’on a besoin d’un vocabulaire spécifique. Un historien de l’art qui n’a jamais lu de la bande dessinée va avoir du mal à l’analyser. Certains de mes professeurs des Arts déco pensent qu’il n’y a pas besoin de culture de la bande dessinée pour l’analyser, mais le risque est d’en avoir une vision grossière. Je pense qu’il faut une expérience de lecteur et une culture construite pour réfléchir en profondeur à un medium.

C’est courant chez les étudiants des Arts Déco de se lancer vers la recherche ?

Dans les promos que je connais j’ai seulement deux amis dans ce cas. Globalement, ceux qui font de la pratique n’ont pas envie de faire de la théorie, c’est assez rare. En illustration, on avait une heure de cours théorique par semaine, mais ça ne me suffisait pas. Je suivais d’autres cours. C’est un manque : l’école forme de bons illustrateurs mais qui n’ont pas toujours, à mon avis, une réelle culture de l’illustration et de la bande dessinée.

Il faut aussi dire que la bande dessinée dans les écoles d’arts reste encore mal vue. Les professeurs ont peu de culture sur le sujet. Parfois, il y a un mépris pour les études sur la bande dessinée de la part des dessinateurs qui préfèrent aller voir des choses périphériques en histoire de l’art. Mais ce n’est peut-être pas le cas partout.

À ce propos, peux-tu présenter ta pratique de dessinateur ?

J’ai une pratique très variée, je n’ai pas de « style » graphique, je change d’une illustration sur l’autre. Le dessin me fait assez peur, j’ai souvent eu besoin de passer par l’écrit, avec une pratique plus OuBaPienne de la bande dessinée, mais c’est en train de changer. J’ai fait beaucoup d’illustrations de presse et j’ai animé le journal satirique hebdomadaire L’incontinent pendant trois ans. Je dessine principalement sur des blogs ou dans des expos, pour des galeries et des musées, mais pas encore de livre. Je ne suis pas très à l’aise avec cette double casquette, de théoricien et de praticien. Par exemple, je me demande s’il faut que je prenne un pseudo.

Quel rapport établis-tu entre théorie et pratique en général ?

L’histoire de l’art s’est construite avec une théorie de l’art et il me semble que l’histoire de la bande dessinée doit s’accompagner d’une théorie de la bande dessinée. Tu te construis par rapport à ce qui a déjà été fait et dit. Il y a eu le colloque de Cerisy en 1987 et quelques années après sont apparus les éditeurs alternatifs comme l’Association, Ego comme X… Je veux essayer de voir à quel point la théorie de l’époque a influencé les auteurs.

Personnellement, la théorie fait partie de ma façon de vivre la bande dessinée. Sur les dernières bandes dessinées que j’ai faites, je suis passé directement par le dessin, ce qui a modifié ma façon de travailler. Je me rends compte que toute la théorie que je lis m’apporte beaucoup, qu’il y a vraiment un impact fort même si c’est parfois inconscient.

Finalement la recherche universitaire vient en plus d’un parcours déjà très marqué par la bande dessinée ?

Oui, il vient en plus. Je ne me sentais pas forcément universitaire au début, mais cet aspect prend maintenant une part très importante dans ma vie. Je suis passé par l’université pour être dirigé dans mes réflexions théoriques, pour avoir un directeur. Il y a une thèse à la fin, quelque chose à construire, ce qui permet de cadrer les recherches et d’avoir un regard plus poussé. Pour moi, c’était assez naturel : pendant six ans j’ai principalement travaillé la pratique et la théorie quand je pouvais, et j’avais besoin d’inverser.

Bibliographie indicative :

Site internet :

http://jeancharlesandrieu.com

Quelques exemples de travaux artistiques : http://diplomes2013.hear.fr/travaux.php?p=jandrieudelevis

ANDRIEU DE LEVIS Jean-Charles, « Le repentir de Bosc », Lifeproof, novembre 2014, [en ligne] ; url : http://www.lifeproof.fr/mon_weblog/2014/11/le-repentir-de-bosc.html

ANDRIEU DE LEVIS Jean-Charles, « Boucler la boucle », du9.org, octobre 2014, [en ligne] ; url : http://www.du9.org/dossier/boucler-la-boucle/

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