Entretien jeune recherche en bande dessinée : Désirée Lorenz

Entretien avec Désirée Lorenz mené par Julien Baudry le 9 janvier 2015 par Skype

Peux-tu présenter les étapes de ton parcours jusqu’à la thèse ?

J’ai un parcours qui mêle sémiotique littéraire et philosophie politique. Je suis rentrée en licence à Paris 8 où j’ai fait un master en littérature française mention sémiotique, avec deux mémoires, sur Pierre Guyotat et Valère Novarina. Ensuite, j’ai fait un master 2 en philosophie politique à Paris 10, soutenu en 2012, sur les illusions libérales dans la théorie esthétique et la réception du premier romantisme allemand.

Le second master à Paris 10, c’était l’occasion de complexifier ma démarche de recherche. Au début, j’étais partie sur un projet uniquement esthétique sur le romantisme allemand mais j’ai complètement changé de perspective pour entrer dans un laboratoire pluridisciplinaire à Paris 10, SOPHIAPOL, qui abordait aussi des théories de psychologie sociale, ce qui n’est pas courant. C’était avec Christian Lazzeri.

Pourquoi se tourner vers la bande dessinée en thèse ?

Quand j’ai réfléchi à la thèse, je savais que j’allais m’éloigner du textuel, mais pas que j’allais me tourner vers la bande dessinée. Je voulais revenir sur du littéraire, rester sur le récit et sur des enjeux esthétiques mais sans retomber sur des sujets, des thèmes, et des formes classiques. Je cherchais un objet nouveau, mais qui condense mes préoccupations théoriques : l’individualisme, le libéralisme des sociétés contemporaines, le rapport entre esthétique et politique…

Je suis tombée sur un appel à chercheurs de la BnF en 2012 et j’ai vu qu’ils avaient un fonds Marvel. J’ai commencé à m’intéresser à ce sujet, à l’histoire de la censure des comics Marvel. La figure du super-héros condense des problématiques qui m’intéressent. Alors j’ai monté mon sujet dans mon coin.

J’ai proposé le sujet à mes anciens directeurs mais ils n’étaient pas spécialistes de bande dessinée. Du coup, j’ai contacté Jean-Paul Gabilliet, qui est mon co-directeur, qui s’est tout de suite montré intéressé. Mais il est en civilisation américaine et je n’ai pas cette spécialité, ni de légitimité à y aller. Il m’a orienté vers Denis Mellier qui est mon co-directeur principal, en littérature générale et comparée. J’ai obtenu un contrat doctoral à Poitiers, avec des heures d’enseignement.

Quels cours donnes-tu à l’université ?

Je donne un cours d’histoire littéraire, qui n’a rien à voir avec la bande dessinée, mais dans lequel je suis relativement libre sur l’élaboration du contenu de cours, et où j’ai pu intégrer de la bande dessinée. J’ai aussi un cours de grammaire sur le roman policier. Et surtout, j’ai un séminaire de méthodologie de la recherche en bande dessinée avec des masters en bande dessinée à l’EESI.

Tu étais une lectrice de bande dessinée avant de t’y intéresser ?

J’étais une petite lectrice de bande dessinée. J’ai eu une éducation à la lecture très classique, jusqu’à mon adolescence, où je lisais surtout Charlie Hebdo. C’était la satire politique qui m’intéressait dans la bande dessinée.

Le fait d’avoir ce sujet m’a beaucoup ouvert à cette production, même si je n’avais pas de préjugés : je lis beaucoup plus de bande dessinée qu’avant. Je lis un peu de tout, de manière sporadique. J’aime bien Marc-Antoine Mathieu, La Cage de Martin Vaughn-James, la revue Aaarg !

Grâce à mes étudiants de l’EESI, je lis des oeuvres qui vont à contre-courant des normes du récit, qui déconstruisent des postures de lecteurs un peu passifs… Mes étudiants m’enseignent autant que je leur enseigne.

Quelle est la problématique principale de ton sujet ?

L’intitulé de la thèse est « De la censure aux blocksbusters, étude culturelle des comics de super-héros en France ». Je travaille sur la réception des comics de super-héros en France, du point de vue culturaliste. J’étudie la bande dessinée en tant qu’objet de culture, et je m’intéresse aux processus de production, diffusion, réception, d’un point de vue à la fois externe et interne. Selon moi, c’est de cette façon qu’on peut comprendre l’évolution de l’objet en lui-même, mais aussi de notre société, de son rapport à des représentations dominantes et dominées, aux normes sociales.

Ce qui m’intéresse particulièrement dans ce sujet, c’est l’évolution des représentations de la violence légitime en France. On constate que la production et la réception du comics semble suivre cette évolution. Je vais de la première traduction de Superman en 1938 jusqu’à aujourd’hui. J’étudie les traductions, les réappropriations françaises, et pour la période contemporaine les réappropriations intermédiales (séries, cinéma, art contemporain, publicité).

Tu vas donc au-delà de la bande dessinée ?

C’est un axe de mon laboratoire, le Forell, qui n’était pas dans mon sujet initial. Je ne connaissais pas très bien ce champ d’étude. Je l’ai intégré car je me suis rendu compte que l’intermédialité, qui est devenue une norme dominante, ou encore la sérialité, sont des questions incontournables. C’est un enjeu majeur de la diffusion de la figure des super-héros. Je m’intéresse aussi à la façon dont l’art contemporain s’approprie le modèle.

C’est un corpus assez impressionnant…

Il y a à la fois des traductions, des réappropriations et des créations intermédiales. Au niveau des réappropriations françaises, on trouve des parodies comme Super Dupont, des reprises sérieuses comme Masqué et La Brigade chimérique de Serge Lehman.

C’est parfois un peu effrayant, mais je n’étudie pas toutes les traductions : ce qui m’intéresse ce sont celles qui sont problématiques (censure, auto-censure par exemple) : les revues de Lug, Fantax, Marvel et Strange. Je n’ai pas un souci d’exhaustivité au niveau esthétique. Côté séries ou cinéma, je ne les traite pas non plus de manière exhaustive, j’ai HeroCorp, Misfits, Smallville… Au niveau de l’art contemporain, c’est aussi l’exposition qui m’intéresse, comme dispositif médiatique : La Super Expo à la galerie Sakura, une exposition Marvel à la galerie Art Ludique, l’exposition Alex Ross, et à la Maison d’Ailleurs, Superman, Batman and co-mics. J’ai des problématiques culturalistes, et au fur et à mesure il y a des oeuvres qui sortent ou émergent dans mon corpus.

Qu’entends-tu par « problématiques culturalistes » ?

Je ne m’intéresse pas uniquement à des processus externes de réception, à une sociologie de la lecture par exemple, mais davantage aux représentations sociales à l’oeuvre. Comment les oeuvres et le récit se réapproprient, sont déterminés par et communiquent avec des représentations sociales ?

Il y a aussi des problématiques propres aux études culturelles : la domination, la légitimation culturelle, la reconnaissance.

Enfin, il y a un souci pluridisciplinaire : analyse formelle de l’oeuvre par la sémiotique, apport de la philosophie politique, de la sociologie de la culture, et puis la psychologie sociale est importante pour moi, dans sa compréhension du rapport entre dominant et dominé, dans sa définition de la norme sociale. Ma recherche s’inscrit à un niveau plus « macro » dans une problématique du rapport entre normes esthétiques et normes sociales.

C’est important pour toi la pluridisciplinarité ?

J’ai l’impression que, sur la bande dessinée, on trouve des démarches plus esthétisantes, et des démarches de sociologie culturelle. Moi, ce sont les deux démarches qui m’intéressent, et j’étudie la relation que ces dimensions – esthétique et sociale – ont entre elles. Je suis forcée à me pencher sur plusieurs disciplines, ma problématique appelle à la pluridisciplinarité. Ça me permet de construire une boîte à outils théorique et méthodologique car il n’y a pas de discipline qui répond à ce type de question.

La démarche d’hyper-spécialisation et d’hyper-spécificité dans la recherche me rebute. Il n’y a qu’avec la pluridisciplinarité, qui exige une compréhension multi-dimensionnelle d’un objet d’étude et nécessairement non dogmatique, qu’il est possible selon moi d’avoir un rapport progressiste et enrichissant à la recherche de connaissances.

En terme méthodologique, comment t’y prends-tu ?

J’étudie l’oeuvre en relation avec le contexte. Il y a une partie du corpus que je n’ai pas évoqué : des chiffres, des textes juridiques… Cela me permet de connaître le contexte socio-culturel.

Sur l’oeuvre elle-même, je viens de la sémiotique. Les outils qui supposent une approche formaliste me parlent : des outils qui permettent de décrire le plus finement possible. Dans le champ de l’étude de la bande dessinée, Groensteen est le plus pointu et rigoureux.

Par rapport à la sémiotique qui tu pratiquais en master, il y a eu un travail d’adaptation pour la bande dessinée ?

C’est très différent. Je viens de la sémiotique littéraire et greimassienne, mais en bande dessinée il y a un lexique spécifique. Je ne retrouve pas tout à fait le même lexique sémiotique chez Groensteen, mais c’est une approche de type formaliste, qui obéit au même souci de description formelle.

Les problématiques développées actuellement en sémiotique littéraire ne sont pas du tout les mêmes qu’en bande dessinée. Je n’ai pas le sentiment d’avoir à faire à la même famille de pensée.

Est-ce que tu t’interroges sur la légitimité de ton objet d’étude ?

La bande dessinée, c’est un objet qui existe, et qui, comme tout objet, mérite d’être interrogé scientifiquement, qu’il soit considéré comme sérieux ou non. Ce qui est sérieux dans un objet c’est le regard qu’on a porte sur lui. Pourquoi la bande dessinée n’aurait pas le droit à cette analyse ?

Le fait que je ne m’intéresse qu’à la bande dessinée, et que je n’ai pas un corpus littéraire et classique, peut poser problème à des puristes, et ensuite me poser problème pour trouver un poste et être accepté en littérature générale et comparée.

On n’est pas nombreux à étudier la bande dessinée, et même si on nous intègre à l’université, c’est jusqu’à un certain point, et seulement pour certains sujets. Je ne sais pas si j’arriverais à être qualifiée dans ma discipline. J’attends de voir si dans les années à venir il y aura des laboratoires entièrement axés sur la bande dessinée.

Mais personnellement, je fais ça parce que je suis passionnée par la recherche et je n’ai pas de problèmes avec l’idée de changer de vie après. C’est ce qu’il faut se dire quand on choisit de travailler sur la bande dessinée, surtout sur un type de bande dessinée si peu légitimé à l’université comme la bande dessinée de super-héros

Finalement, comment définirais-tu ta posture de chercheur par rapport à ton objet ?

Le travail de déconstruction des truismes culturels de Nietzsche m’inspire beaucoup, et m’a amené à repenser ma propre posture. Contrairement à beaucoup de chercheurs en littérature, je ne travaille pas sur un objet que j’aime pour le valoriser, montrer combien c’est intéressant. Pour moi ce n’est pas une posture scientifique. Je l’ai fait en master avec Pierre Guyotat, mais avec Valère Novarina, j’ai remis en cause ma propre lecture. C’est aussi lié à ma rencontre avec la psychologie sociale, avec des auteurs comme Nicole Dubois ou Jean-Léon Beauvois.

Quand je parle de déconstruction pour mon sujet, c’est que la figure du super-héros est devenu un truisme culturel : on pouvait trouver cet été dans la revue Historia des articles sur les origines européennes de cette figure. Jamais on n’aurait eu ça dans les années 1980 ! L’attitude de déconstruction, c’est comprendre ce que révèle cette posture : quelle est la dynamique sociale et idéologique qu’on trouve derrière cette reconnaissance ? Comment cette dynamique est lisible dans les œuvres elle-mêmes ?

Pour moi, à partir du moment ou on décide de faire un travail de recherche scientifique, il faut objectiver son objet. Sinon, il est facile de tomber dans des biais de confirmation d’hypothèses par exemple, ou encore comme ça a été et est encore le cas notamment en ce qui concerne la bande dessinée, dans des postures misérabilistes ou populistes. Mes intérêts de recherches sont certes très personnels, même s’ils peuvent être partagés, et je peux tomber sur des choses que j’aime ou pas dans mon corpus, mais ce que j’en fais personnellement, ça ne regarde pas ma thèse, ça ne permet pas d’avancer dans la compréhension du monde, de la culture, de la bande dessinée.

 

Bibliographie indicative :

LORENZ, Désirée. « Mythe et idéologie des comics de super-héros ». Dans PRINCE, Nathalie, SERVOISE, Sylvie (dir.) Les personnages mythiques dans la littérature de jeunesse. Paris : Presses Universitaires de Rennes (à paraître).

LORENZ, Désirée. « Modalités et enjeux de la réappropriation culturelle de la figure du super-héros dans La Brigade chimérique et Masqué de Serge Lehman ». Dans BOILLAT, Alain, ATALLAH, Marc (dir.) La « BD » américaine vue par l’Europe. Réception et réappropriations. Gollion : Infolio (à paraître).

LORENZ, Désirée. « Illusione critica e ragionamento figurativo ». Trad. du français par BLANC Hélène. Dans POLACCI, Francesca (dir.) Ai margini del figurativo. Sienne : Protagon Editori Toscani, 2012.

LORENZ, Désirée, WEISER, Tatiana. « Poétique de la transgression de Georges Bataille à Valère Novarina ». Dans DETUE, Frédéric, DUBOUCLEZ, Olivier (dir.) Valère Novarina, le langage en scène. Caen : Lettres modernes Minard, 2009.

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