Entretien jeune recherche en bande dessinée : Sylvain Lesage

Entretien avec Sylvain Lesage mené par Julien Baudry le 14 janvier 2015 par téléphone

Peux-tu présenter ton parcours jusqu’à la thèse en quelques étapes ?

Je suis historien de formation. Je suis passé par l’ENS de Lyon en faisant en parallèle une licence puis une maîtrise d’histoire à Lyon 2.

Je suis venu à la bande dessinée un peu par accident : je voulais travailler en maîtrise avec Denis Pelletier, un de mes enseignants de licence en histoire religieuse, et il a fini par accepter de m’encadrer pour un travail sur les représentations politiques et sociales dans la série Michel Vaillant. J’ai commencé à travailler ce sujet avec lui et Anne-Marie Sohn. Ça m’a permis de découvrir que la bande dessinée était un terrain très riche où il y avait beaucoup de choses à faire.

Entre-temps, j’ai passé l’agrégation (je suis actuellement prof dans le secondaire) et quand je me suis inscrit en master 2, on m’a conseillé, si je voulais continuer à travailler sur la bande dessinée, de m’adresser au Centre d’Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaines de l’Université Versailles-Saint-Quentin, où j’ai travaillé sous la direction de Jean-Yves Mollier. Il n’est pas spécialiste de bande dessinée, et sa direction m’a donc encouragé à passer d’une analyse de contenu, qui tournait un peu à vide, à une histoire culturelle de la bande dessinée, plus attentive à ses conditions de production.

Mon sujet de master 2 était surtout exploratoire ; il consistait en une démarche bibliographique pour aller chercher un sujet de thèse. Logiquement, j’ai ensuite enchaîné en 2009 sur une thèse à l’UVSQ, en histoire, sous la direction de Jean-Yves Mollier.

 

Tu as soutenu en 2014. Comment s’est passé la constitution de ton jury de thèse ?

Elle a été compliquée, car j’étais à cheval sur plusieurs domaines, et je voulais que le jury éclaire les différentes dimensions de ma thèse. Il y avait Jean-Yves Mollier, Pascal Ory, Anne-Marie Sohn, Jacques Dürrenmatt, Eric Maigret et Caroline Moine.

 

À l’origine, comment s’est dessiné le sujet de thèse ?

En M2, mon directeur m’a laissé très libre d’aller dans toutes les directions. Initialement, mon M2 était plutôt centré sur le premier XXe siècle, mais finalement il me semblait plus intéressant de m’intéresser à la période suivante, 1950-1990, pour prendre la suite de la période étudiée par Thierry Crépin ou Annie Renonciat, qui avaient déjà balisé le terrain.

Le problématique centrale était de comprendre en quoi une forme produit du sens, en l’occurrence en quoi le passage au livre a totalement bouleversé la bande dessinée en transformant les conditions de production (à la fois du côté des auteurs et des éditeurs), de transmission, d’appropriation.

 

C’est à la fois une étude sur la production et sur la réception ?

Pour ce qui est de l’étude de la réception, je pense qu’en histoire culturelle on prétend toujours qu’on va étudier la réception mais qu’on le fait très rarement. Je crois qu’on n’a pas les meilleurs outils pour le faire : c’est peut-être à des sociologues, par exemple, de mieux poser ces questions. Mon approche était plutôt de voir comment les dispositifs encadrent la réception.

Ce sont les présupposés de la bibliographie matérielle : ne pas se demander comment les lecteurs reçoivent l’oeuvre, mais plutôt comment l’objet fabriqué par les auteurs et les éditeurs permet un certain nombre d’appropriations qui parfois sont transgressées.

 

Quelles ont été tes conclusions principales ?

Dans les principaux résultats, il y avait d’abord pouvoir retracer la conjoncture éditoriale : décrire le chiffre d’affaires, montrer quand la bande dessinée commence à intéresser des éditeurs généralistes, comment le marché se reconfigure avec la succession des générations d’éditeurs… On passe de simples imprimeurs à des éditeurs spécialisés avec des profils divers.

La deuxième conclusion était de m’intéresser à l’articulation France-Belgique et au fonctionnement transnational du marché. Après la guerre se produit un déplacement du coeur de l’activité éditoriale de bande dessinée vers la Belgique ; la Belgique n’est pas tant centrale sur la bande dessinée en général que sur l’album de bande dessinée, alors que la France reste dominante sur les revues, les fascicules, les petits formats… C’est un premier basculement, qui s’inverse ensuite dans les années 1960 avec les premiers éditeurs d’albums pour adultes comme Losfeld et le nouveau catalogue de Dargaud. Le coeur de l’édition revient à Paris au moment où la bande dessinée sort de son enfer culturel.

La troisième grande conclusion, c’était de montrer en quoi le livre va transformer les façons de dessiner et de transmettre la bande dessinée : la standardisation de l’album qui fait du 48 et 62 pages une forme classique, l’articulation entre livraison périodique et l’album… Sur la fin de la période j’examine comment l’album s’émancipe de ces standards. Le livre va faciliter la diversification éditoriale.

Enfin, je déconstruis le phénomène de patrimonialisation pour comprendre comment s’est forgé le canon de la bande dessinée : c’est très largement à travers les albums que s’est constituée la mémoire du 9e art.

 

Au niveau des oeuvres, as-tu eu un souci d’exhaustivité ?

Oui, ça a été un des principaux démons que j’ai dû combattre. L’exhaustivité a été un objectif au début qu’il a fallu abandonner en cours de route. Si je voulais tout lire, ce n’était pas possible. Mais l’approche sélective pose aussi des problèmes.

Un livre m’a un peu décomplexé sur ce point, c’est l’essai de Franco Moretti Graphes, cartes et arbres, où l’auteur s’étonne que le canon littéraire qu’on étudie représente 1% de la production romanesque totale. Comment faire pour étudier le reste, en sachant qu’une vie humaine ne suffirait pas à tout lire ? Il propose une approche qui repose sur des mises en série, des traitements statistiques, et ce qu’il appelle la « lecture distanciée » (distant reading) par opposition au close reading qui reste la norme des études littéraires. Dans la « lecture distanciée », l’essentiel n’est pas d’essayer de chercher la substantifique moelle des textes, mais de s’intéresser à l’évolution du nombre de titres, à des tendances générales. Le fait de voir un littéraire assumer ça m’a un peu débloqué.

J’ai alterné une approche synthétique et une vision plus ponctuelle par échantillonnage autour de certaines oeuvres, parfois prises par hasard.

 

Du coup, quelles méthodes as-tu appliqué à l’analyse du corpus ?

C’est essentiellement un traitement statistique, en particulier calculer le nombre de titres publiés par année et par éditeur. J’aurais aimé m’attaquer à un traitement lexicographique des titres, mais je n’en ai pas eu le temps.

Dans les analyses de détail, c’était une méthode plus empirique, inspirée de la bibliographie matérielle : description du format du livre, nombre de pages, qualité du papier et des encrages, finition… Mon présupposé était que les qualités de fabrication jouent sur la réception.

Sur les archives, ce sont des méthodes d’archivistique, de construction d’inventaires, etc…

 

As-tu fait appel à des concepts et méthodes jusqu’ici inédites pour étudier la bande dessinée ?

La bande dessinée est assez pauvre en concepts, en-dehors de quelques notions issues de la réflexion théorique, qui ne sont pas forcément efficaces pour mon domaine. Je suis allé du côté de la littérature, de la sociologie, des sciences politiques, de l’économie…

Par exemple, je ne crois pas que la bibliographie matérielle ait été pratiquée avant sur de la bande dessinée, mais ça marchait extrêmement bien. Pourtant ce ne sont pas des méthodes nouvelles. Je trouvais ça d’autant plus surprenant que je crois que la bande dessinée est la forme narrative qui interroge le mieux la bibliographie matérielle : dans un art de l’espace comme la bande dessinée, l’impact qu’ont les questions formelles est, à mon sens, démultiplié. D’où l’intérêt de m’intéresser à des formes extrêmes comme la bande dessinée de poche.

Mais mon travail est aussi la poursuite d’un chantier sur une poétique matérielle de la bande dessinée entamé par d’autres personnes. Je pense à Jacques Dürrenmatt, mais aussi à des dessinateurs comme Chris Ware et Marc-Antoine Mathieu qui, en faisant du support une matrice poétique m’ont amené à me poser des questions assez fortes sur la manière dont le support peut à la fois transformer la manière dont un auteur conduit sa narration, et la manière dont le lecteur peut en comprendre la lecture.

 

Côté chercheurs et théoriciens, lesquels t’ont le plus inspiré ?

Un des livres qui a vraiment orienté mon travail, c’est celui d’Eric Neveu et Anne Collovald Lire le noir, sur le polar. Je le trouvais intéressant dans sa manière d’articuler une analyse de marché et une analyse des représentations pour un art en voie de légitimation. Ce qui m’intéressait, c’est que c’était une approche à la fois empathique et critique.

Dans les auteurs qui ont pu compter, il y a Dominique Pasquier pour son Chère Hélène, qui éclaire les mécanismes de réception à travers les lettres de télespectateur d’Hélène et les garçons. Elle montre la richesse de sources sous-utilisées et désacralise le rapport à la source qu’on a en histoire.

Pour citer d’autres auteurs sur des sujets plus larges, il y a Roger Chartier et Donald MacKenzie sur la bibliographie matérielle, Howard Becker… Enfin les spécialistes du livre (Matthieu Letourneux, Isabelle Olivero, Cécile Boulaire) et de l’histoire quantitative (Björn-Olaf Dozo, Claire Lemercier, Claire Zalc).

 

Tu cites beaucoup de spécialistes venus d’autres champs de recherche. Quel regard portes-tu sur la littérature sur la bande dessinée ?

On y trouve le pire comme le meilleur… Des gens comme Thierry Smolderen, Thierry Groensteen, Paul Gravett, Benoît Peeters, apportent énormément de choses. Mais souvent, en-dehors de quelques personnes, les approches bédé-centriques sont certes riches sur le média mais pâtissent d’une forme de myopie qui, dans ses pires formes, conduit à ignorer des phénomènes plus généraux pour s’intéresser à la bibliographie exhaustive de tel auteur oublié.

Ceci étant dit, je me suis nourri de toute cette littérature grise de collectionneur, de références bibliographiques, qui est irremplaçable, mais qui est surtout un matériel. Je n’aurais jamais pu faire mon sujet sans des bases de données en ligne, sans le BDM, etc…

Comment s’est passé la recherche d’archives ?

Quand j’ai commencé ma thèse, j’en avais encore une image idéalisée. Je pensais que les archives allaient me permettre de traiter facilement mon sujet. Je me suis rendu compte que ça ne marchait pas du tout : les fonds d’archives n’existaient pas en tant que tels. Jean-Yves Mollier et Anne-Marie Sohn m’ont fait comprendre que l’historien devait « créer » ses propres archives. J’ai dû aller « braconner » des archives, rattacher à mon sujet des archives qui n’étaient pas faites pour ça, et profiter des rencontres et opportunités.

Deux rencontres ont fait évoluer mon sujet. Tout d’abord le fait d’être recruté comme chercheur associé à la BnF, au Centre national de la littérature pour la jeunesse. Je me suis retrouvé à la fois immergé dans une équipe de professionnels différents des chercheurs, sensibles à des questions de médiation, et à des archives que je n’avais pas envisagé, celles de la BnF, qui m’ont permis de traiter certains chapitres. La deuxième découverte a été celle des archives Casterman, aux archives de l’Etat belge, dont je ne connaissais pas l’existence et qui m’ont été ouvertes dans le contexte d’une arrivée massive de documents. Il s’agissait d’archives parfois jamais ouvertes, dans des cartons, pas inventoriées, de plusieurs kilomètres linéaires. Le personnel a été extrêmement accueillant et m’a laissé fouiller.

 

Quelle part as-tu donné à la pluridisciplinarité dans ton travail ?

Je ne concevais pas vraiment de faire autrement. Les distinctions disciplinaires ont peu de sens en histoire contemporaine, on se nourrit de ces croisements avec la sociologie, la science politique…

Ma tendance à la pluridisciplinarité s’est trouvée amplifiée quand j’ai été recruté comme ATER à l’université de Tours, au sein de l’équipe inTRu qui est une jeune équipe qui, étonnamment, travaille réellement de manière transdisciplinaire. On y trouve des littéraires, des philosophes, des historiens, des sémiologues…

 

Tu as organisé des journées d’étude ou colloques ?

J’ai organisé à la fois des rencontres scientifiques sur la bande dessinée, à l’UVSQ, à la bibliothèque Buffon à Paris, à Angoulême, et une grosse journée doctorale dans le cadre de mon laboratoire sur la pornographie. Les contacts sont fructueux dans un contexte où on travaille souvent très seul.

Les études sur la bande dessinée sont un tout petit milieu, ce qui est une faiblesse et une force. On n’est pas assez pour constituer des chapelles et ne pas se connaître assez vite. Je suis membre associé du CHSC à l’UVSQ, et du GRENA.

 

Quelle est ta trajectoire de lecteur de bande dessinée ?

Je suis un enfant de Spirou, avant de passer à d’autres lectures ; j’ai dévoré dans mon enfance les rayons des bibliothèques municipales autour de chez moi ! Il y a eu quelques années durant lesquelles j’ai moins lu de bande dessinée, puis je l’ai redécouverte au début de mes études, avec les nouveaux indépendants : Cornelius, l’Association, etc…

Le prix à payer après avoir étudié la bande dessinée, c’est une perte d’innocence par rapport à une lecture plus « premier degré ».

 

Bibliographie indicative :

LESAGE Sylvain, « Exhumations en série », du9.org, novembre 2010, [en ligne], url : http://www.du9.org/dossier/exhumations-en-serie/

LESAGE Sylvain, « L’impossible seconde vie ? Le poids des standards éditoriaux et la résistance de la bande dessinée franco-belge au format de poche », Comicalités, 2011, [en ligne], url : http://comicalites.revues.org/221

LESAGE Sylvain, « Les éditeurs de bande dessinée et la Résistance », et « Récits complets, petits formats et Résistance », dans VIVIER Marion (dir.), Traits résistants : La résistance dans la bande dessinée de 1944 à nos jours. Catalogue de l’exposition au Centre d’histoire de la Résistance et de la Déportation de Lyon. Lyon, Libel, 2011.

LESAGE Sylvain, « De Martine à Ici même : Casterman, itinéraire d’un singulier retournement », Neuvième art 2.0, juin 2014, [en ligne], url : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article807

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