Petits trésors des années 2000 (suite et poursuite) : les frères LeGlatin

J’évoquais dans un précédent article les petits trésors que permet de découvrir la fréquentation régulière de toute cette jungle de la micro-édition, fanzinat, édition locale, tirages limités, qui croit et évolue depuis l’impulsion donnée par les nouveaux alternatifs des années 2000. Pour poursuivre un peu dans cette veine, je vais parler aujourd’hui de ma dernière découverte en date : la « série » Caporal et Commandant des frères Jérôme et Emmanuel LeGlatin. Elle se déploie depuis 2005 dans un ensemble de publications, entre parution dans des fanzines, auto-édition chez Bicéphale et deux recueils parus à ce jour (chez L’Oeuf/L’Egouttoir en 2009 puis chez The Hoochie Coochie en 2012).

Soldats-clochards existentiels

Un caporal et un commandant anonyme sont les deux héros de cette série. Leur qualité militaire ne doit pas tromper : elle n’est qu’une des faces d’un couple multiforme, tantôt, effectivement, chef et sous-fifre, tantôt maître et élève, tantôt maître et esclave, bourreau et victime, tantôt aussi amants ou meilleurs amis, quand le récit joue moins de la confrontation que de l’accord. Le commandant incarne les expressions de l’autorité qui vont de la bienveillance au sadisme tandis que le caporal incarne les variations du valet, de l’obséquiosité aveugle à l’insurrection malicieuse.

Mes lectures d’enfance ne peuvent s’empêcher de relier ces personnages au sergent Cornelius Chesterfield et au caporal Blutch des Tuniques Bleues, dans un tout autre registre, série qui joue sur les mêmes relations changeantes d’un duo militaire. Mais on aurait là des Tuniques Bleues essorées, réduites à l’état primal, des Tuniques Bleues sauvages, brutes, sans leur fatras d’obsession historiciste et d’héritage franco-belge bon enfant. La bonne idée d’Emmanuel et Jérôme LeGlatin et de ne pas s’être limités à la simple dichotomie pour la proposer de façon mécanique, mais de l’associer d’une part à la poésie, d’autre part à la métaphysique.

Poésie qui est autant graphique que verbale. Jamais je n’avais senti l’importance du verbe dans une bande dessinée. Le jeu constant sur les allitérations offre une étrangeté qui paraît d’abord empruntée, artificielle, puis à laquelle on s’habitue, aussi parce qu’elle s’accorde avec la poésie des images, tout aussi artificielles, archi-construites, et finalement cette artificialité est bienvenue en ce qu’elle rappelle la portée symbolique de l’ensemble. Les deux personnages sont comme sur une scène de théâtre dont le décor changerait constamment : parfois champ de bataille, parfois ville, parfois désert.

Là surgit la métaphysique, là apparaît en fond les fantômes beckettiens de Pozzo et Lucky, une surimpression de clochards existentiels. Les mots et les images, qui paraissent jetées au hasard sur la page, dans les bulles, finissent par former du sens, parfois malgré elles, et ce sens est profondément existentiel. Il fonctionne sur du symbolique, sur une association non-rationnelle d’idées et de formes qui nous amènent à questionner notre rapport à la violence, à la folie, aux absurdités quotidiennes, aux contraintes sociales, à la mort (les deux héros meurent de nombreuses fois), à l’autre et au couple, bien sûr. Et, surtout, cette lecture métaphysique n’est jamais imposée, et le lecteur est toujours libre de ne voir qu’une fantaisie ininterprétable dans le ballet tragi-comique des deux soldats.

 

Caporal et Commandant brille par sa qualité d’objet unique : elle ne ressemble à rien d’existant, à rien n’ayant existé dans l’histoire de la bande dessinée (même si, au petit jeu des influences, on pourrait grapiller quelques idées), et c’est pour moi ce qui fait son plus grand éclat.

 

L’art du format court

Je n’ai pas évoqué la question du format, au sens éditorial. On peut employer le mot de « série » à propos de Caporal et Commandant dans un sens minimal : il y a série dès lors qu’on a deux personnages récurrents. Mais les caractères de la série s’arrêtent là. Chaque opus, en quelques pages, est l’occasion de reconstruire l’univers des deux personnages, tout en conservant certains motifs intangibles, puisqu’il s’agit de repenser la mise en page, voire même parfois le fondement de l’histoire : la relation des deux personnages. Nous ne sommes ni vraiment dans le feuilleton, ni vraiment dans la suite de gags.

En réalité, je trouve qu’il y a quelque chose de l’art de la nouvelle dans le format de publication choisi par les frères LeGlatin. Une aventure courte, intense, qui se suffit à elle-même, qui se comprend en elle-même… Mais on oublie souvent le prestige de cette forme littéraire du récit court où, finalement, le travail sur la forme s’avère beaucoup plus crucial puisqu’il faut parvenir à captiver le lecteur dès le départ, à lui faire comprendre d’emblée les enjeux de l’histoire alors que le « roman », qu’il soit ou non feuilletonesque, peut se permettre des longueurs, des imprécisions, des fausses pistes, qui seront diluées dans le court du récit. La nouvelle est un art de précision, un art minutieux qui définit bien le travail de « variations libres » autour de son couple d’anti-héros auquel se livre les frères LeGlatin.

Cela ne veut pas dire que chaque histoire ne se fait pas écho. Et en un sens, le paradoxe tient au fait que, sans l’opportunité d’un recueil, le premier, co-édité par l’Egouttoir et les éditions de l’Oeuf, titré Caporal et Commandant recueillis, je n’aurais sans doute pas autant apprécié la série. C’est de parvenir à lire le réseau invisible de motifs graphiques, de thèmes, de mots, tissé d’une histoire à l’autre, de voir aussi, comme en direct, la progression des auteurs vers davantage de densité, davantage d’intensité, en l’espace de quelques années, qui m’a fait apprécier réellement Caporal et Commandant. Là se trouve bien le paradoxe entre l’art du récit court et la capacité à construire une oeuvre cohérente et complète.

 

Cette omniprésence du format court semble aussi lié aux conditions d’éditions des opus de Caporal et Commandant au sein du fanzinat et de la micro-édition : les fanzines Turkey Comix (The Hoochie-Coochie) et Gorgonzola (L’Egouttoir) constituent les deux principaux espaces de publication, avec les fascicules « Caporal et Commandant » auto-édités par les frères aux éditions Bicéphale, judicieusement nommées. En réalité, Projectile, aux éditions The Hoochie-Coochie, constitue le seul véritable « album » sorti du format court (je vous invite à lire la chronique par LL de Mars de cet album, chronique tout aussi poétique que l’album lui-même), mais même lui demeure un recueil plus qu’une longue aventure.

 

L’au-delà du micro-monde

Face à des créations d’une telle qualité, on serait tenté de se dire que des auteurs comme les frères LeGlatin mériteraient d’être publiés par de plus « gros » éditeurs, par exemple par les alternatifs « historiques », L’Association, 6 pieds sous terre, Atrabile… Mais c’est une vraie question.

Plus je m’intéresse au fanzinat et à la micro-édition, plus me frappe la proximité de leurs enjeux avec une partie de ceux de la bande dessinée numérique. L’un comme l’autre peuvent être vus de deux façons : soit comme un tremplin vers l’édition de bande dessinée, soit comme un secteur à part entière. En gros, selon la première option, le fanzinat n’existe que dans sa fonction de « premier maillon de la chaîne » de la bande dessinée, dans une perspective téléologique où le parcours du jeune dessinateur suit naturellement celui des nouveaux alternatifs des années 1990 : d’abord création et participation à des fanzines, albums et fascicules tirés à peu d’exemplaires, puis le fanzine devient revue et maison d’édition dont la taille croit, puis les auteurs fondateurs, vingt ans après avoir été de jeunes fanzineux, deviennent les piliers de maison d’édition dont l’histoire n’a rien à voir avec le fanzinat. C’est le modèle de l’auteur alternatif « mixte », qui occupe son temps entre sa maison d’édition « originelle » et des éditeurs mieux installés. Les exemples sont nombreux et mes lecteurs les connaissent sans doute, ce parcours n’ayant par ailleurs rien de honteux puisqu’il permet aussi à ces auteurs de développer leur imaginaire avec davantage de moyens.

Puis il y a des auteurs qui défendent une perspective un peu différente : je pense à Alex Baladi ou Fabcaro, déjà évoqués sur ce blog. S’ils ont suivi le parcours cité ci-dessus au long des années 2000, ils ne le voient pas comme un chemin sans retour. En un sens, leur amplitude de publication est plus vaste dans la mesure où ils n’ont pas brisé leurs liens avec ce « début de chaîne » qu’est le fanzinat. Ainsi, Alex Baladi (voir sa réflexion dans Encore un effort) continue de réaliser des fanzines (avec sa Fabrique à Fanzines – édités récemment) ; quant à Fabcaro, il participe régulièrement à des expériences de micro-édition lancés par de plus jeunes auteurs (Même pas mal, Mauvais esprit…).

Du coup, je pense à tout ça quand je lis les excellentes oeuvres des frères LeGlatin. Car je ne peux pas m’empêcher de lier leur caractère d’OVNI aux conditions de la micro-édition. Il y a dans leurs albums un caractère primal, primordial, autant qu’une crudité de propos et un refus des normes. Caporal et Commandant est un objet profondément expérimental, une sorte de « recherche et développement » des possibilités du medium, et c’est précisément ce qui fait son intérêt. En un sens, serais-je prêt à accepter qu’il gagne en cohérence, qu’il se plie à une forme de régularité, de routine d’écriture ? Si je pose la question, ce n’est pas rhétorique : c’est que je suis réellement partagé, en tant que lecteur. Dans sa chronique de Projectile, LL de Mars évoque explicitement cette question en félicitant les éditions Hoochie-Coochie d’avoir sorti les aventures de Caporal et Commandant du format « comics ». Et c’est vrai qu’on se dit que certains dessins jaillissant des cases, exploitant à fond les potentialités même de la vue que le lecteur a de cette page, mériterait un grand format. C’est vrai aussi qu’on aimerait voir ce que donnerait une histoire longue de ces deux personnages, ou une histoire en couleur.

Le passage des profondeurs de l’alternatif aux premiers reliefs émergés de l’édition traditionnelle permet certainement d’imaginer des oeuvres d’ampleur : la série Donjon n’aurait pas été possible dans l’édition alternative et constitue, à mes yeux, une des réussites de la bande dessinée des années 2000, ce qu’a produit de mieux la rencontre entre deux générations d’éditeurs et d’auteurs. Mais en même temps il y a le récent cas de Capharnaum, cette sorte de tentative avortée de de reproduire l’expérience de Lapinot et les carottes de Patagonie plus de vingt ans après. Beaucoup de critiques ont été émises sur cette bande dessinée mais j’y vois un intérêt dans les interrogations qu’elle suscite sur les permanences de la création alternative de bande dessinée. Ce qui était possible chez un auteur en 1992 n’est plus possible en 2015 ? Combien de temps dure le goût de l’expérimental ?

Voilà ce qui me partage à la lecture de Caporal et Commandant… Admettons qu’il s’agit là de questions secondaires…En un sens, quel que soit l’éditeur, j’aurais toujours plaisir à lire les mésaventures des deux soldats philosophes.

Pour une bibliographie complète de Caporal et Commandant

2 réflexions au sujet de « Petits trésors des années 2000 (suite et poursuite) : les frères LeGlatin »

    1. mrpetch Auteur de l’article

      Oui ! Et voilà une double publication qui ne va que rendre plus intrigante encore l’oeuvre des frères LeGlatin…

      Répondre

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