(Auto-)initiation à l’univers de la BD numérique

En créant sur la toile un blog de plus sur la BD, je n’avais pas imaginé, il y a quatre mois de cela, me retrouver face à un si imposant édifice : celui de la BD numérique. Alors principalement lecteur de bd papier (ce que je suis toujours, par ailleurs), j’étais venu à la bd en ligne via les blogs bd vers 2005, c’est-à-dire à peu près comme tout le monde, au moment de l’explosion du phénomène. Et déjà, ces blogs bd me paraissaient des innovations incroyables où le langage séquentiel de la bande dessinée dépassait son traditionnel rôle de narration pour entrer dans une fonction plus large de communication. Quatre ans plus tard, la BD numérique s’impose à mes yeux comme l’avant-garde innovante du média bande dessinée. Je découvre alors le retard que j’ai pu accumuler en quelques années, moi dont la maîtrise d’internet et du numérique est assez bonne, sans être celle d’un professionnel. Retour rapide sur mon propre parcours dans le maquis de la BD numérique : les blogs bd d’abord, donc, phénomène dont l’un des principaux mérites et d’avoir attiré le regard du lecteur de bd du livre à l’écran ; puis vient Scott Mc Cloud et son Reinventing comics : cet auteur américain, déjà théoricien de la BD, est l’un des premiers à se poser la question de la BD numérique et de ses opportunités ; ensuite, une familiarisation encore quelque peu distancié avec toutes les formes d’édition, d’hébergement et de publicité des blogs bd, webcomics, et autre forme de bd en ligne dont les sites Lapin, Blogsbd.fr, Webcomics.fr, Foolstrip sont, chacun dans leur domaine, des représentants ; l’interview de Yannick Lejeune m’a mis la puce à l’oreille sur l’ampleur de ceu que pouvait être les réflexions sur la BD numérique ; enfin, plus récemment, un tour du web m’a montré que ces réflexions étaient déjà largement entamées par des blogueurs, des dessinateurs, des internautes français… J’avais donc de la lecture et du temps de retard qu’il m’allait falloir rattraper…

Ce préambule un peu long et inhabituellement envahi de « je » et de « moi » pour introduire une vision de la Bd numérique, et surtout, je l’espère, des clés pour ceux qui souhaiteraient s’y intéresser plus amplement. Je commence en signalant d’emblée les sources qui m’ont servi pour réaliser cet article, et j’espère qu’ils ne m’en voudront pas de diffuser ainsi leurs réflexions (mais il m’aura semblé que les progrès de la BD numérique, pour avoir un impact, doivent être partagés).
http://blog.abdel-inn.com/ : blog de Julien Falgas, spécialiste de la Bd numérique et qui enrichit le débat par ses connaissances du secteur. Il est à l’origine de l’hébergeur Webcomics.fr.
http://lecomptoirdelabd.blog.lemonde.fr/ : Sébastien Naeco, du Comptoir de la BD, site hebergé par LeMonde.fr, a livré depuis l’automne 2009 de nombreux billets sur la Bd numérique.
http://www.prisedetete.net/ : Tony, auteur d’un mémoire intitulé « Bande dessinée interactive : comment raconter une histoire ? » a travaillé en théorie et en pratique sur les potentialités de la Bd numérique.

Quelle est donc cet étrange objet que l’on nomme « Bd numérique » ?

Sur ce point, il est clair que la Bd numérique n’est pas une seule chose, est qu’il serait vain de l’isoler en une définition. Je reprends ici une phrase de Yannick Lejeune lors de la précédente interview : « Les gens ont tendance à mélanger l’outil, la bd faite avec des outils numériques qui aujourd’hui a de moins en moins de sens puisque tout le monde y vient ; la plate-forme de diffusion, diffuser par des canaux numériques ; le support de lecture, avec les bd sur téléphone qui sont de la bd numérique. Non… La plupart des bd sur support numérique, c’est pas de la bd numérique. » A l’heure actuelle, plusieurs directions sont prises dans le monde de la bande dessinée dont le point commun est d’associer bande dessinée et support numérique :
Il y a d’abord l’adaptation de bande dessinée papier traditionnelle sur des supports de lecture numérique, soit sur écran d’ordinateur, soit sur Iphone. Deux exemples : la firme Ave! Comics (montée en 2008-2009) s’est spécialisée dans l’adaptation de BD pour supports mobiles (téléphones, Ipod…). Ils ont notamment participé à Bludzee, série de strips conçus spécialement pour téléphones portables par Lewis Trondheim (http://www.ave-comics.com/?gexp=true et une interview sur Bodoï ) ; Digibidi (janvier 2009) offre aux éditeurs un espace de diffusion sur internet, le lecteur ayant soit accès à des previews gratuites, soit pouvant télécharger pour un prix modique des albums entiers. Ils assurent par exemple la diffusion d’albums des éditions Soleil ou Humanoïdes Associés (http://www.digibidi.com/ et une interview sur Bodoï ).
Il y a ensuite, et c’est une autre étape, la création originale de bd diffusées numériquement. Notre premier cas a avant tout un impact commercial : il s’agit d’éditeurs tentant de gérer la vague numérique qui s’abat sur le monde de la culture en la maîtrisant par le biais de leur catalogue papier. Mais il ne s’agit pas de création originale prenant appui sur le numérique. Certaines bd ne sont disponibles que sur internet, ou du moins, en premier lieu sur internet. Les blogs bd en sont bien sûr un exemple, mais il existe en 2009 quelques maisons d’éditions en ligne (Manolosanctis, Foolstrip…) ainsi que des hébergeurs (Webcomics.fr, 30joursdebd…).
Toutefois, une grande partie de cette création originale utilise les moyens et les codes de la bd papier. Certains blogs bd, par exemple, sont des dessins réalisés de façon traditionnelle, avec des crayons et du papier, et ensuite scannés. Et je reprends les paroles de Yannick Lejeune : quand on parle de Bd numérique, il faut avant tout distinguer le numérique comme outil de réalisation, le numérique comme vecteur et support de diffusion et le numérique comme moyen d’innovation qui permettent d’aboutir à des Bd ne pouvant se lire que sur internet…

Justement, où peux-t-on lire de la BD numérique qui ne soit pas de la simple adaptation de bd papier ?

L’un des défis que doivent relever les acteurs de la BD numérique est l’invention d’une nouvelle forme de bande dessinée. Scott McCloud (http://scottmccloud.com/), déjà, exprime cette ambition en défendant la théorie du « infinite canvas », qui affirme que, pour la bande dessinée, une page internet fait éclater les limites de taille qui s’imposent naturellement à une bd papier (elle permet, par exemple, un défilement vertical de l’image en théorie infini).
Quelques dessinateurs français ont tenté à leur manière de développer une telle approche, partant du postulat que faire de la bd publiée sur internet autorise des innovations et formes complètement nouvelles.
Tony (http://www.prisedetete.net/) soutient ainsi que la principale innovation potentielle de la bd numérique est l’invention d’une bd interactive où l’auteur prend en compte le lecteur et l’amène à agir dans la bande dessinée. Sa propre oeuvre, Prise de tête (http://www.prisedetete.net/pdt/), tient compte de ces potentialités : le lecteur doit cliquer pour faire défiler les séquences, déplacer des cadres, faire bouger sa souris pour qu’apparaissent les éléments nécessaires à la compréhension… C’est aussi autour de l’interactivité que travaille Moon sur son blog (http://lebloggirlydemoon.blogspot.com/ ) où l’histoire est racontée par l’intermédiaire des actions du lecteur sur l’image.
Mais pour le dessinateur Balak, l’interactivité n’est pas nécessairement le seul trait de la bd numérique. Il propose sur son blog des bd-diaporama à mi-chemin entre le dessin animé et la bande dessinée : le lecteur fait défiler l’histoire en cliquant et l’image initiale évolue progressivement. Le travail que fait l’oeil sur un album papier est ici assuré par la fluidité de l’application numérique. Un exemple ici : http://www.catsuka.com/interf/tmp/bdnumerik_by_balak.html et d’autres sur son blog.

Et quel est l’état actuel de ce vaste secteur encore en cours de définition qu’est le Bd numérique, en France ?
Je vais ici laisser la parole à des connaisseurs du secteur qui ont déjà donné leur avis. Julien Falgas, par exemple, fait remarquer le retard pris par la France dans ce domaine. Dans un récent billet (2 janvier 2010), il présente la situation ainsi : « Or les professionnels de la BD francophone abordent le numérique avec des années de retard par rapport aux anglophones et aux asiatiques. Cette prise de conscience récente prend place dans un contexte marqué par de très fortes particularités par rapport aux marchés étrangers :
prédominance du blog BD,
bonne santé du secteur traditionnel (le livre),
attentisme des auteurs quant aux modèles que proposeront les acteurs traditionnels (éditeurs).
Rappelons qu’un Eisner Award récompense le meilleur webcomic depuis 2005. Chez nous, le blog BD n’est récompensé depuis 2007 que sous l’angle de la « révélation »… ».
Je vous laisse relire un précédent article réalisé par Julien Falgas dans le cadre d’une interview en septembre dernier, dans lequel il donnait un regard sur la Bd numérique (La Bd numérique vue par Geek magazine ).
De son côté, Sébastien Naeco du Comptoir de la bd voit l’année 2010 comme celle d’une possible explosion de la Bd numérique et recommande aux acteurs français d’en profiter avant que les Etats-Unis et le Japon ne soit trop en avance (billet du 5 janvier 2010, http://lecomptoirdelabd.blog.lemonde.fr/2010/01/05/bd-numerique-les-bonnes-resolutions-pour-2010/ ). Il nous avait déjà offert un tour d’horizon des technologies numériques permettant de lire la BD, pointant notamment du doigt le rôle joué par les firmes de jeux vidéos et par les dérivés des e-book (billet du 16 décembre 2009 Sur quoi lire une bd numérique).
Tous deux ont applaudi les innovations apportées respectivement par Balak, Moon et Tony, exemples encore peu nombreux mais néanmoins réels d’une expérimentation francophone en matière de Bd numérique.
Un point reste encore en suspens : la motivation des auteurs. Dans cette interview donnée à Sébastien Néaco (Yannick Lejeune du Festiblog à Delcourt ), Yannick Lejeune demande une création spontanée qu’on ne cherche pas d’emblée à canaliser mais que l’on laisse se développer : « La création a toujours été spontanée et chaotique. A ma connaissance, les plus grandes innovations artistiques viennent avant tout d’auteurs qui se sont placés en rupture, hors de tout cadre. Dans la BD, c’est arrivé très souvent : ne serait-ce qu’avec les indés et leurs nouveaux formats, tous ces gens n’ont pas attendu qu’on leur donne un référentiel pour tenter de nouvelles choses et prendre des risques. Du fait même de l’évolution très rapide des idées créatives et des supports, la BD numérique sera un modèle en constante évolution, en tout cas dans les mois à venir. Il sera donc difficile de la contenir et de la baliser : vive le bordel ! ». Selon lui, l’initiative doit d’abord venir des auteurs, non des structures d’éditions et de diffusion. Je vous laisse lire, sur cette même site, la déclaration d’un auteur de Bd, Joseph Behé sur son attitude face à la Bd numérique : ( Bd numérique, l’avis d’un auteur, Joseph Behé ).

En guise de conclusion l’observateur occasionnel et assez ignorant en matière de nouvelles technologies (et donc enthousiaste) que je suis isole trois faits qui me semblent montrer que 2009 a préparé l’arrivée de la Bd numérique qui pourrait bien jouer un rôle de plus en plus important en 2010 :
La multiplication des acteurs impliqués dans la bd numérique, en particulier des éditeurs, des hébergeurs et des fournisseurs de service (même si cette multiplication n’est pas obligatoirement une bonne chose, elle assure l’existence de structures de base qui ne demandent qu’à évoluer).
Le lancement de Bludzee à l’automne 2009 qui marque une étape dans le diffusion de bd via des supports numériques mobiles et donc l’ouverture d’un nouveau marché auprès d’un plus vaste public.
Et bien sûr, la multiplication des réflexions sur la toile autour de la Bd numérique qui peut, je l’espère inspirer des éditeurs et des auteurs. Ceux-ci se tournent d’ailleurs vers internet, soit en proposant des preview, soit en vendant des albums au téléchargement. N’oublions pas que Delcourt compte désormais dans ses rangs Yannick Lejeune, organisateur du festiblog et passionné de bd numérique, pour développer des projets autour de ce nouveau secteur.

Il me semble que le chemin vers une meilleure connaissance par le public de la Bd numérique ne peut être qu’extrêmement progressif et passe par une affirmation en continu que la Bd peut aussi se lire sur internet. De ce point de vue là, le mouvement des blogs bd a initié un élan qui pourrait aboutir à une prise de conscience du public. D’autre part, ce qui me paraît intéressant c’est qu’on assiste, en direct, à l’évolution d’un art : la Bd, dans sa composante numérique, montre qu’elle sait s’adapter à la nouveauté qu’est internet. Un art a du sens lorsqu’il prouve sa capacité d’évolution et qu’il est encore capable d’offrir des oeuvres complétement inédites, impensables quelques années auparavant, tant pour des raisons d’évolution esthétique que de savoir-faire technique. La question qui se pose encore en ce début de 2010 est qu’il n’y a pas eu de véritables rencontres entre les acteurs « structurels » (éditeurs, hebergeurs) qui ont déjà commencé à créer un marché en se servant de vieilles licences et des auteurs exploitant le numérique pour ses potentialités esthétiques ; il est vrai que sur ce dernier point, la bd numérique en est encore à ses balbutiements.

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