Dessiner l’indescriptible : Lovecraft et les auteurs de bande dessinée – Breccia

Evoquer il y a quelques semaines les thématiques horrifiques m’a donné envie de revenir à l’une de mes passions d’adolescence : Howard Philip Lovecraft. Paradoxalement, je n’ai jamais cherché à lire les multiples adaptations en bande dessinée du maître de l’horreur cosmique, telles qu’elles sont listées sur ce site, par exemple. Et ce sera bien le sens de cette série de chroniques : non pas (seulement) s’intéresser aux adaptations graphiques de Lovecraft mais plutôt s’interroger sur la façon dont Lovecraft a influencé certains auteurs dont l’univers graphique se rapproche, ou s’explique, par l’ombre porté par l’auteur de L’appel de Cthulhu ou La couleur tombé du ciel.

Parce que, quand on y pense, cette influence de Lovecraft sur des univers graphiques est un palpitant paradoxe : l’un des traits de son écriture étant de jouer sur l’impossibilité de décrire les monstres et les terreurs rencontrées par ses héros, à la raison que les formes des créatures lovecraftiennes dépassent l’entendement humain. Dès lors, comment représenter l’irrépresentable ? Comment des images peuvent surgir derrière de simples mots ? Chacun des auteurs présenté dans ces chroniques représentent une forme d’influence possible de Lovecraft sur la bande dessinée.

Breccia : un dessinateur littéraire

A tout seigneur tout honneur, il me semblait indispensable de commencer par le dessinateur qui, entre tous, est à mes yeux celui qui a su le mieux illustrer Lovecraft : Alberto Breccia. Le dessinateur argentin demande-t-il à être présenté ? Pour ceux qui connaîtraient peu ou mal son oeuvre, je vous renvoie aux abondants écrits francophones le concernant : l’interview par Latino Imparato, publiée en 1992 sous le titre Alberto Breccia, ombres et lumières, le dossier d’articles qui lui ont été consacrés dans la revue Neuvième art entre 2010 et 2013 ou encore l’excellent site web qui lui est dédié, non officiel mais très complet et très beau. C’est principalement de ces références que je tire mes informations.

Mettons que le temps ne vous permette pas de consulter ces sources (mais prenez-le, prenez-le !), s’il fallait résumer Breccia en quelques mots, il est un des auteurs argentins les plus importants des années 1950 à 1980, connu pour son traitement particulièrement expressif des formes et des images et son goût pour les expérimentations narratives et graphiques, des histoires les plus classiques (avec Oesterheld) aux récits les plus radicaux (histoires muettes, fresques historiques…). Il a également une importante activité de peintre et d’illustrateur.

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Lovecraft intervient dans la carrière de Breccia dans les années 1970 : il réalise entre 1973 et 1975 une série d’adaptations des plus célèbres des nouvelles de l’écrivain, qui seront reprises en recueil sous le titre générique Los mitos de Cthulhu (paru en France aux Humanoïdes Associés en 1979, puis réédité chez Rackham en 2004). D’après les interviews, il semble que c’est dès les années 1960 que le dessinateur souhaite s’attaquer à ce défi. C’est un moment de sa carrière où, après des fictions feuilletonnesques et fantastiques avec Oesterheld (L’éternaute, Mort Cinder), puis des biographies de figures sud-américaines (Le Che, Eva Peron), s’engage dans une suite d’adaptations plus ou moins libres de grands auteurs de la littérature fantastique occidentale. Lovecraft n’est donc qu’une étape très vite suivie de Poe (Le coeur révélateur, 1975), les frères Grimm (Chi ha paura delle fiabe ?) Stoker (Dracula, Dacul, Vlad, Bah, une adaptation très libre en 1982)… S’il n’a jamais vraiment adapté Borges (à ma connaissance), l’influence du maître du fantastique argentin est très présente chez Breccia, par certaines atmosphères d’insécurité narrative par exemple.

Comme le rappelle opprtunément Groensteen, Breccia est un dessinateur chez qui l’influence littéraire est importante. Que ce soit par des adaptations, par sa fréquentation des milieux littéraires, par son travail d’illustrateur, « l’œuvre de Breccia apparaît bien placée sous le signe d’un dialogue fécond et permanent avec la chose écrite. ». Cet élément de compréhension me paraît essentiel pour poursuivre notre parcours sur les traces de l’influence de Lovecraft chez Breccia.

Los mitos de Cthulhu, charnière extrême de l’expérimentation breccienne

Venons-en donc à sa confrontation directe avec Lovecraft : les récits courts du recueil Los mitos de Cthulhu. Breccia choisit des nouvelles relativement classiques : ce n’est pas la nouveauté qu’il recherche mais au contraire une forme de renouvellement de récits familiers. Les connaisseurs retrouveront donc, notamment, La couleur tombée du ciel, L’appel de Cthulhu, L’horreur de Dunwich, Le cauchemar d’Innsmouth… La plupart des récits adaptés correspondent à l’âge d’or du « Mythe de Cthulhu » (1927-1935), cette période où Lovecraft construit sa cosmogonie malsaine et mystique. Sur le plan thématique, l’influence de Lovecraft sur les récits de Breccia, avant ou après les adaptations, est évident : le fantastique parcourt toute son oeuvre et il semble, à en croire Latino Imparato, que le jeune Breccia était un lecteur de la revue Weird Tales où publiait Lovecraft.

Il est intéressant de constater que, au fur et à mesure des histoires qui composent le recueil, le style de Breccia évolue. S’il conserve encore, dans les premières histoires, une trace du réalisme anatomique qui était le sien dans ses collaborations avec Oesterheld des années 1950 et 1960, les derniers récits confinent à l’abstraction. Les personnages et les paysages de L’appel de Cthulhu ne sont plus que des tâches. Dans le récit le plus tardif, Celui qui chuchotait dans les ténèbres (1978), Breccia emploie la technique du collage et représente les monstres par des traits de pinceaux énergiques au lavis noir et blanc.

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Techniques nouvelles pour « Celui qui chuchotait dans les ténèbres » : collage, photographie, expressionnisme…

La place chronologique de ces histoires dans l’oeuvre de Breccia n’est sans doute pas innocente. Nicolas Tellop en fait le point de départ d’une phase expérimentale qui trouvera son aboutissement dans des réalisations de plus grande ampleur comme l’incroyable Perramus (1983). De fait, les techniques et expérimentations graphiques employées dans le recueil sont d’une diversité insensé : jeux sur les clair-obscur, collage, abstraction, minimalisme du trait épais, déformation des corps, hyperréalisme, accumulations baroques et expressives… Tout cela parfois au sein d’une même histoire ; le style graphique n’hésite jamais à se tordre, à se modifier en fonction de l’histoire. Il fait assez peu de doutes que la liberté graphique pour laquelle il opte dans Los mitos de Cthulhu le prépare à d’autres créations, tout aussi avant-gardistes mais peut-être aussi plus stables et homogènes. Il semble que ce que retient d’abord Breccia de l’image lovecraftienne, tient à une forme « d’entropie » graphique, l’idée d’un changement perpetuel et chaotique des formes.

Cette caractéristique peut d’ailleurs être interprétée comme un défaut. Tellop parle par exemple d’un « [jeu] avec les limites de la lisibilité, [Breccia] faisant de chaque case un véritable puzzle pour la perception du lecteur. », et emploie les termes forts « d’abstraction inintelligble ». Quoi qu’il en soit, la variété stylistique employée dans Los mitos de Cthulhu, si elle a quelques échos antérieurs (par exemple dans la seconde version de L’éternaute en 1969), est un tournant important vers un Breccia plus expérimental, plus attentif aux enjeux plastiques de son art.

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… des techniques réutilisées pour Le rapport sur les aveugles (1991).

Breccia ou l’échec de la figuration

A propos de son adaptation de Lovecraft, Breccia a ces propos intéressants : « Vite je me suis rendu compte que les moyens traditionnels de la Bande Dessinée n’étaient pas suffisants pour représenter l’univers de Lovecraft, et j’ai commencé à expérimenter des techniques nouvelles comme le monotype ou le collage. ». D’abord la citation nous dit que le passage par Lovecraft est bien une des étapes cruciales de l’expérimentation. Mais ensuite m’intéresse la raison invoquée : « les moyens traditionnels de la Bande Dessinée n’étaient pas suffisants pour représenter l’univers de Lovecraft« . Cette phrase est cruciale dans la mesure où elle semble confirmer une remarque récurrente sur l’oeuvre de Lovecraft : son style repose sur un art de la suggestion, de l’incantation mentale, où des narrateurs d’abord sains d’esprit sont confrontés à des horreurs « indescriptibles ». Sous forme de textes, ce côté « indescriptible » des monstres lovecraftiens passe bien en laissant le soin au lecteur, par l’emploi de termes vagues mais évocateurs, par les réactions des protagonistes, d’imaginer la pire horreur qui soit. Comment le rendre par l’image sans rompre le charme ?

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Indiscernement des monstres (L’horreur de Dunwich).

Le choix de Breccia semble avoir été de prendre acte de cette impossibilité : adapter Lovecraft en bande dessinée, c’est sortir de la bande dessinée. C’est bien ce que nous disent ses propositions formelles : la présence extrêmement abondante du texte, inondant presque certaines cases, la déformation extrême des corps et des lieux réduits à des tâches ou des symboles, le recours à des techniques plus picturales que narratives, rappelant par exemple l’expressionnisme abstrait d’un Franz Kline ou d’un Willem De Kooning. Cette influence de la peinture abstraite est significative de l’abandon de la « figuration » auquel semble conduire la confrontation avec Lovecraft. Les leçons de l’abstraction, Breccia saura les réemployer dans Perramus puis dans Le rapport sur les aveugles.

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Abondance du texte dans l’adaptation « Le cauchemar d’Innsmouth ».

 

L’influence de Lovecraft sur Breccia est donc ambiguë : elle le pousse à expérimenter hors de la bande dessinée, de la figuration, et admet ainsi le paradoxe descriptif de Lovecraft, celui d’une horreur qui ne peut exister que par les mots, et en aucun cas être traduite en visions claires. On peut les penser, mettre des paroles dessus, mais pas des images ; l’image (au sens d’imaginaire), est laissée à l’interprétation du lecteur. C’est le cas chez Breccia où la représentation des monstres fonctionne comme des trompe-l’œil ; le lecteur « voit » la forme impossible du monstre parce qu’il sait qu’il y a un monstre, selon le principe optique de la « paréidolie ». Cet art de la suggestion des formes est la traduction graphique de l’art de la suggestion par les mots. En un sens, l’interprétation de Lovecraft par Breccia est une interprétation « littérale » au sens strict. Peut-être est-ce pour cela que les adaptations de Lovecraft par Breccia sont les plus reconnues : elles sont aussi les plus conformes de l’interprétation communément rattachée à l’écrivain. Elles conservent tout le mystère de l’écrit et du style lovecraftien, ne l’annule pas en essayant de « montrer le monstre ».

Gardons à l’esprit que, si l’influence de Lovecraft sur Breccia relève du littéraire, ce n’est qu’une potentialité parmi d’autres, que vont nous montrer les autres auteurs…

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