La naissance de la bande dessinée : panorama historiographique

Un article un peu plus technique aujourd’hui puisqu’il sera question de mon champ favori d’investigation : l’histoire de la bande dessinée. Lors d’une récente discussion avec Antoine Torrens, à l’occasion de son article philologico-iconographique (), je me suis rendu compte que la plupart des amateurs de bande dessinée ont une connaissance très imprécise, voire fausse, de la question de la naissance de la bande dessinée, et plus encore de la manière dont cette question a été traitée par les différents théoriciens du medium depuis maintenant un demi-siècle. Comme est sorti récemment un ouvrage de Thierry Smolderen, Naissances de la bande dessinée, aux Impressions nouvelles, et que, un peu moins récemment a été réédité et augmenté l’histoire de la bande dessinée de Thierry Groensteen (sous le titre La bande dessinée, son histoire et ses maîtres, et conçu comme une présentation du catalogue du Musée de la bande dessinée), l’occasion était idéale pour faire un point sur ce sujet et participer, je l’espère, à casser quelques clichés et idées fausses. Mon but n’est pas d’imposer ma vision des choses sur le sujet, mais plutôt de vous présenter les diverses conclusions auxquels sont arrivés les théoriciens, et tout particulièrement la manière dont le sujet est traité actuellement. Je n’entre donc pas dans les détails ; vous trouverez à la fin une courte bibliographie à consulter pour approfondir le sujet.

Théorie 1 : de trop lointaines origines
Les premières théories sur les origines de la bande dessinée apparaissent dans les années 1960, au moment où commence l’étude systématique du médium par quelques amateurs érudits (les deux grandes revues pionnières d’étude de la bande dessinée sont alors Giff-Wiff et Phénix). Nous sommes alors dans une période où le mot d’ordre est « reconnaissance » : l’objectif des amateurs de bande dessinée est d’assurer la reconnaissance de la bande dessinée comme art, de l’extraire de son statut de littérature au rabais pour les enfants. L’un des choix opérés consiste donc à rapprocher la bande dessinée des Beaux-Arts, et notamment en lui prêtant une ascendance prestigieuse. L’ouvrage d’un universitaire, Gérard Blanchard, va fournir matière à une première pseudo-théorie des origines. Cet essai paru en 1969 s’intitule Histoire des histoires en images de la préhistoire à nos jours, et son auteur spécialiste de la communication graphique et qui sera par la suite diplomé de la Sorbonne, apporte une caution universitaire à l’étude de la bande dessinée. Sa thèse est la suivante : la bande dessinée, comme outil de communication par l’image, entretient une parenté avec de célèbres oeuvres du patrimoine mondial. Sont ainsi interprétés comme des ancêtres de la bande dessinée les peintures rupestres, les hieroglyphes égyptiens, les enluminures et tapisseries médiévales, les gravures satiriques du XIXe siècle, etc… Dans chacun de ces exemples, le processus de communication passe avant tout par l’image plutôt que par le texte, tout comme dans la bande dessinée.
Blanchard a en partie raison et son essai constitue un premier balbutiement de ce qui deviendra bien plus tard, dans les années 1990, une histoire de l’image. D’un point de vue purement historique, il opère un saut un peu trop hâtif qui sera malheureusement repris, et continue d’être repris, lorsqu’il est question d’histoire de la bande dessinée. S’il y a bien identité d’un langage (l’image), deux problèmes se posent : d’une part les fonctions de ces différentes formes varient (écriture, récit politique, simple illustration, divertissement…) ; d’autre part, il est difficile d’établir des liens historiques directs et réels qui permettraient de dire qu’un savoir-faire s’est transmis de siècles en siècles sans discontinuer. Si elle offre l’avantage d’ouvrir la question des origines, cette théorie, basée sur une similarité des formes, comporte des faiblesses certaines.

Théorie 2 : le mythe d’une naissance américaine<

Sans doute fallait-il donc revenir à des origines plus modestes et plus proches, moins liées à un besoin de légitimation du médium. Une théorie apparaît et se solidifie, celle de la naissance américaine avec comme « première véritable bande dessinée » The Yellow Kid de Richard Outcault, qui commence à paraître en janvier 1895 dans le périodique américain New York World. Cette théorie comporte un présupposé dans la définition qu’elle se donne de la bande dessinée : elle fait du phylactère, de la bulle, la caractéristique identifiante de la bande dessinée. Dès lors, puisque c’est dans The Yellow Kid que l’usage de la bulle se développe, il s’agit bien de la première bande dessinée qui s’extirpe de la forme traditionnelle (et forcément, selon cette même théorie, européenne), des dessins avec texte sous-jacent et allie le texte et l’image. En suivant cette même logique, la bande dessinée apparaît en France durant l’entre-deux-guerres, par l’intermédiaire d’Alain Saint-Ogan (premier dessinateur français à utiliser régulièrement la bulle dans Zig et Puce) et par l’afflux massif des comics américains à partir de 1930 dans la presse française. Le procédé de la bulle s’impose définitivement dans les années 1940-1950 comme la modalité incontournable de ce qui prend alors le nom de bande dessinée. Aux comics de l’entre-deux-guerres viennent s’ajouter des séries belges (Tintin, Spirou, Blake et Mortimer…) ou françaises (Les Pionniers de l’espérance de Raymond Poïvet est un bon exemple d’adaptation à la française des comics américains) qui valident les solutions américaines. On oppose nettement un Vieux Continent archaïsant, encore attaché à la forme primitive du texte sous-jacent, et un Nouveau Monde porteur de modernité.
Le mythe de la naissance américaine est diffusée en France par les premiers ouvrages de synthèse en histoire de la bande dessinée et autres recueils de références qui apparaissent dans les années 1970-1980. Leurs auteurs sont Claude Moliterni, Pierre Couperie et Henri Filippini, pionniers des recherches en histoire de la bande dessinée, le premier étant parmi les fondateurs du Festival d’Angoulême.
L’autre caractéristique de cette théorie, ce qui est selon moi sa plus grande faiblesse, c’est d’appliquer la notion scientifique et technique « d’invention » à un art. Si ce procédé fonctionne bien dans le cas du cinéma, par exemple (« l’invention » du cinéma est avant tout l’arrivée d’une innovation technique), il est plus difficile à manipuler dans le cas de la bande dessinée, ne reposant pas sur des critères objectifs (invention d’une machine, dépôt d’un brevet) mais sur une observation subjective.

Théorie 3 : archéologie européenne de la bande dessiné

La volonté de revenir sur les origines de la bande dessinée donne naissance, à partir des années 1990, à une nouvelle historiographie tournée vers une nouvelle figure tutélaire, le suisse Rodolphe Töpffer, historiographie qui domine actuellement. L’évolution tient à deux facteurs :
– un changement de définition de la bande dessinée : le critère unique n’est plus le phylactère, mais plutôt la séquentialité des images et l’association du texte et de l’image.
– une très nette, voire violente, volonté de rupture avec l’historiographie dominante, vue comme le travail, certes très honorable mais trop subjectif, d’amateurs trompés par leur goût exclusif pour la BD américaine des années 1930, ignorant en cela des évolutions du XIXe. L’année 1995 est l’occasion pour les partisans et les opposants à la théorie de la naissance américaine de s’affronter sur le thème : « anniversaire de la BD ou non ».
La redécouverte de l’oeuvre du graveur suisse Rodolphe Töpffer est un tournant historiographique, une sorte de « chaînon manquant » de la bande dessinée. Töpffer aide considérablement les spécialistes de la bande dessinée puisque, dans son ouvrage Essai de physiognomie paru en 1845, il théorise et explicite son idée, une littérature associant le texte et l’image en une suite de séquences, il se présente comme l’inventeur d’un genre nouveau. Ses deux premiers ouvrages comiques, L’histoire de M. Crépin (1833) et L’histoire de M. Jabot (1837) font dès lors figure d’ancêtres de la bande dessinée pour les tenants de la théorie des origines européennes.
Parmi ces chercheurs, David Kunzle aux Etats-Unis et Thierry Groensteen en France font figure de pionniers et dans leurs nombreux écrits, imposent la théorie töpfferienne. Le premier, revenant en partie sur les théories généalogiques de Blanchard, tente de faire une archéologie de la bande dessinée depuis le Xve siècle. Le second essaye de suivre la descendance de Töpffer en France. Tous deux ont tenté de combler le fossé qui sépare Töpffer du Yellow Kid en identifiant les descendants directs du suisse, autrement dit les dessinateurs qui ont été influencé par cette « littérature en estampes ». Je ne reprends pas ici dans le détail le long cheminent du XIXe siècle et les différentes générations et écoles de dessinateurs qui s’emparent de « l’invention » de Töpffer. Les histoires en images se répandent en particulier par le biais de la presse satirique dans la deuxième moitié du Xixe siècle, s’identifiant aux dessins d’humour (citons Fliegende Blätter en Allemagne et Le Rire en France). Dès lors, The Yellow Kid trouve sa place dans cette généalogie, dont il n’est qu’un maillon et non l’origine.
Plus récemment, dans son ouvrage Naissances de la bande dessinée, Thierry Smolderen se rattache à cette dernière théorie, tout en s’imposant une forte exigence historique et en évitant le piège de la réduction de la bande dessinée à une définition unique. Il tente donc de retracer le chemin qui conduit à la bande dessinée en partant, pour sa part, des romans illustrés anglais du XVIIIe siècle, et particulièrement ceux du graveur Hogarth. Pour lui, l’association de l’image (non-illustrative) et du texte dans un roman est à voir comme une expérimentation baroque des formes romanesques, comme un jeu « polygraphique » proche . Ce n’est qu’à partir de Töpffer que les « romans en estampes », s’inspirant de Hogarth, prennent progressivement une valeur pour eux-mêmes, et non comme jeu littéraire.
La question restant en suspens et celle du statut à donner à ses romans en estampes et histoires en images du Xixe siècle : peut-on les qualifier de « bande dessinée », au risque d’un anachronisme. Les historiens de la bande dessinée s’accordent désormais sur le fil généalogique qui conduit, de générations de dessinateurs en générations de dessinateurs, de Töpffer à la bande dessinée du XXe siècle ; les liens historiques, les influences réciproques, la transmission des savoir-faire en ont été en grande partie établis, même s’il reste encore à les raffiner. Mais cette histoire revisitée de la bande dessinée se mélange durablement à une plus large histoire de l’image aux XIXe et XXe siècles, et demeurent la question (impossible à résoudre et qu’il vaut mieux oublier ?) d’une définition de la bande dessinée… Mais ceci est un autre débat.

En conclusion, je remarquerai surtout que les générations d’historiens sont influencées par l’évolution propre du médium bande dessinée à leur époque. Les historiens amateurs des années 1960-1980 ont vécu le triomphe d’un modèle de narration graphique (usage de la bulle, genres populaires de l’humour et de l’aventure, importance de la presse) et il est donc naturel qu’ils aient recherché une ascendance américaine réunissant les caractéristiques qu’ils lisaient en leur époque. Au contraire, à partir des années 1990, les formes de la bande dessinée, jusque là relativement figées, éclatent : graphic novel, diversification des formats, victoire de l’album sur la prépublication dans la presse, expérimentations narratives, éclosion de genres inédits, bd numérique… Th. Smolderen considère que c’est cette évolution des années 1990-2000 qui, en brisant la définition traditionnelle de bande dessinée, a ouvert la voie à une nouvelle génération d’historiens cherchant à aller au-delà du Yellow Kid et à chercher une bande dessinée éloignée du modèle dominant le XXe siècle. Je lui laisse le mot de la fin et vous invite à consulter son ouvrage paru à l’automne dernier : « Si les contours de la bande dessinée n’étaient pas devenus si flous au cours des vingt dernières années, si les oeuvres les plus intéressantes ne s’étaient pas mis à proliférer aux frontières du genre, l’approche que nous avons adoptée dans [Naissances de la bande dessinée] aurait sans doute été inimaginable. Mais dans le paysage subitement diversifiée de la bande dessinée actuelle, où les « niches écologiques » se multiplient au contact d’autres domaines (la littérature, les arts plastiques, Internet…), nous sommes plus que jamais en état d’apprécier pour leur propre mérite les expériences graphiques précédemment « inclassables ». Le modèle de Tintin a cessé d’imposer son point de fuite unique au regard porté sur l’histoire du médium. »

Bibliographie et webographie indicative :
Gérard Blanchard, Histoire des histoires en images, Marabout, 1969
Pierre Couperie et Claude Moliterni, Histoire mondiale de la bande dessinée, Horay, 1980
David Kunzle, History of the comic strip, University of California, 1973-1990
Thierry Groensteen, La bande dessinée, objet culturel non-identifié, éditions de l’an 2,
Thierry Groensteen, La bande dessinée, son histoire et ses maîtres, Musée de la bande dessinée, 2009
Thierry Smolderen, Naissances de la bande dessinée, Les Impressions Nouvelles, 2009
Sur Claude Moliterni : http://www.claudemoliterni.com/
Sur Thierry Groensteen : http://www.editionsdelan2.com/groensteen/

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