Octobre 2016 en numérique : la tournée mensuelle de Phylacterium

Le mois d’octobre vient de s’écouler et avec lui quelques petits pas dans l’actualité de la bande dessinée numérique… Ce mois-ci, à côté d’une actualité qui laisse la part belle à la création, on évoque la réalité virtuelle et la dernière oeuvre de Bathroom Quest

La revue du mois : comics numériques, et des nouvelles de la création (y en a un peu plus je vous le mets ?)

Une revue du mois plutôt hétéroclite grâce à une actualité fort diversifiée, aussi bien dans le domaine du numérisé que du numérique, de l’éco que de l’esthétique, du vieux que du neuf…

Commençons à évacuer un type de nouvelles désormais (trop) régulières : celles qui touche aux catalogues d’albums numérisés, ces curieux objets toujours en mutation au gré des accords entre éditeurs et distributeurs. Ce mois-ci, c’est la plateforme Sequencity, qui avait apporté il y a quelques années un vent de fraîcheur en intégrant des conseils de libraires (dont le prestigieux bordelais Mollat) et en diffusant de la bande dessinée numérique de création, qui étoffe encore son catalogue. C’est cette fois un ensemble de titres de l’éditeur/traducteur de comics US Panini qui rejoint le catalogue du distributeur qui, de sa position modeste, commence peu à peu à proposer une offre solidement concurrentielle. Les titres sont disponibles à une dizaine d’euros l’unité. Bon. On rappelle pour ceux qui lisent en V.O. que, à ce prix là, sur le portail Marvel Unlimited, vous avez environ deux mois de lecture numérique illimitée. Mais je pense que les fans le savent déjà.

Puisqu’on parle d’ouvrages numérisés, allons maintenant du côté du patrimonial. Un éditeur spécialisés dans le livre ancien, les éditions Drouin, a lancé un label « RetroBD » sur un principe de numérisation et d’impression à la demande. Cela concerne un important fonds de petits formats des années 1950-1960 édité par Artima (Aventures, Cosmos…). Les initiés reconnaîtront. Mais on voit là combien les démarches de numérisations de documents anciens permettent de faire revivre des titres oubliés. L’occasion de rappeler que la Cité de la Bande Dessinée continue inlassablement sa politique de numérisation patrimoniale, le catalogue de périodiques pré-1940 s’étoffant tous les mois. A voir par exemple dans les « collections de la semaine » une vieille édition en album de Happy Hooligan chez Stokes (1907), ou encore le premier numéro de Charlie Mensuel (1969). Les initiés reconnaîtront et s’en délecteront, mais avis aux curieux, il y a des tas de découvertes à faire !

 

Retour au monde moderne et à la création ! Le mois d’octobre a aussi été celui du lancement des deux concours de création numérique du FIBD, désormais traditionnels et que nous relayons tous les ans : le Challenge Digital d’un côté, le concours RevelatiOnline de l’autre. Pour le premier, les candidats sont invités à créer une oeuvre numérique originale (sujet libre), à déposer sur la plateforme BDJeune Création. Le second est plus rigolo puisqu’il s’agit de détourner (« suéder », comme on dit dans la langue de Michel Gondry) une planche de bande dessinée « classique » et primé à Angoulême. Comme tous les ans, je soutiens ces concours qui donnent la part belle à une création numérique certes de court format et parfois aux limites de l’amateur, mais avec souvent de bonnes surprises.

Création deuxième round… Un authentique auteur numérique, Tony, est actuellement en résidence au Centre du Livre et de la Lecture de Poitiers jusqu’à la mi-novembre. Les créations de Tony, souvent plébiscitée sur ce blog, poussent l’art de la création graphique numérique dans des retranchements expérimentaux passionnants. Donc si vous êtes poitevin et intéressés par le sujet, n’hésitez pas à suivre les rencontres publiques données par Tony durant ce mois. Il profite de cette résidence pour débuter le travail sur sa prochaine oeuvre, Les entropiques.

Il reste encore un peu de création, alors terminons avec l’annonce d’un nouveau Kickstarter par JL Mast, bien connu des amateurs de Turbomedia pour être, avec son complice Geoff ainsi que Balak, le frenchy ayant réussi à exporter le concept aux Etats-Unis, et non des moindres puisqu’il travaille pour Marvel. Cette fois, c’est pour un projet indépendant qu’il sollicite l’aide des internautes. Il prépare, avec trois autres créateurs, Into the great, un récit numérique « Turbomedia-like » qui se présente comme une aventure de grande ampleur. Et cette nouvelle suffit à me réjouir, car jusqu’à présent et à quelques exceptions près, le Turbomédia s’était présenté comme une technologie pour format court ou feuilletonesque. On attend de voir ce que ça va donner avec impatience.

 

L’enjeu du mois : VR et bande dessinée (2)

Puisqu’il ne faut jamais dire « fontaine, etc… », je me permets d’approfondir un sujet que j’avais déjà abordé en avril dernier : la création de bandes dessinées en VR (réalité virtuelle). En effet, ce mois-ci, deux créations ont été lancés, avec deux styles différents : Magnétique et SENS. Je précise d’emblée par honnêteté que, par manque d’équipement, je n’ai pas réellement « lu » (ou « vu ») ces oeuvres. Mes commentaires sont donc moins un retour d’expérience que les impressions d’un curieux qui essaie de se faire une idée sur la base des images qui circulent sur la toile.

Un rappel de ce qu’est la réalité virtuelle et de son apport pour la bande dessinée. La réalité virtuelle (on dira VR dans la suite de l’article) est l’ensemble des technologies qui consiste à simuler la présence de l’utilisateur dans un univers simulé par ordinateur. La VR regarde pas mal du côté du jeu vidéo, mais plus que d’une expérience de jeu, c’est d’abord une expérience d’immersion qui est proposée. En ce sens, pour une bande dessinée, elle peut constituer une expérience de lecture « augmentée » qui donnerait au lecteur l’impression d’être dans la bande dessinée. La technologie existe globalement depuis les années 1970, mais ce n’est que depuis les années 2010 qu’elle connaît un (relatif) engouement auprès du public. Les interfaces existants actuellement sont principalement des casques, édités par Samsung, Facebook, Valve, Sony. Mais on peut aussi s’en fabriquer un avec des bouts de carton et un smartphone (voir le Google Cardboard), même si toutes les oeuvres ne sont pas lisibles selon ce principe. Car selon le bon vieux principe systématisé par Apple ou par Nescafé, beaucoup des oeuvres commercialisées ne sont pas standards, mais réservés à l’usage par une interface spécifique.

Donc… Revenons à la bande dessinée. Comment utiliser la VR dans une bande dessinée ? Une première réponse est donnée par Magnétique, du développeur Oniride, disponible pour Gear VR (Samsung). D’après la vidéo de démo, la VR ajoute une lecture à 360°, le lecteur étant invité à tourner son regard pour faire progresser l’histoire, comme s’il était à côté des personnages. Le tout est accompagné de sons, musique et bruitage d’immersion. L’histoire a des allures de conte ancien, avec un marionnettiste charmant les habitants d’une île. Les dessins ont l’air plutôt classique mais sympas et élégants. A voir pour l’histoire… Vous pouvez en lire une review , plutôt positive malgré une critique sur la faiblesse du récit. Le première épisode sorti est gratuit.

Mais la petite réussite française en matière de VR, c’est SENS VR. Ce n’est pas à proprement parler une bande dessinée, mais plutôt l’adaptation en une expérience de réalité virtuelle de la bande dessinée SENS de Marc-Antoine Mathieu. SENS VR se présente d’ailleurs comme un jeu, mais la dimension narrative reste très présente. Nous ne sommes pas étonnés de retrouver l’expérimentateur audacieux de 3 secondes dans ce projet. Il s’est associé au studio Red Corner. Et en un sens, c’est réjouissant de voir associé à ce type de projet un vrai créateur à l’univers déjà très identifiable. L’immersion ne peut en être que meilleure. Ajoutons que SENS VR est produit par arte et a le bon goût de ne pas être exclusif à une interface, mais accessible via Gear VR, Oculus Rift, et même via Google Play et AppStore sur le Google Cardboard. Les images disponibles en ligne donnent le sentiment d’un parcours (visiblement 3 séquences de 10 mn) dans un univers à la Marc-Antoine Mathieu, un peu onirique, tout en noir et blanc, très mystérieux, et donc à 360° et accompagné d’une musique planante. Pour ceux qui ne peuvent pas tester le portail d’arte propose une sorte de démo basique au format vidéo. Elle n’est pas forcément optimale en termes de navigation mais permet au moins de se faire une idée. Voir aussi le trailer. Les développeurs ont donné une interview très complète. Le tarif est de 2,99 euros, ce qui est bien peu.

 

Comme dit, n’ayant pas testé ces deux expériences, je me garderais bien de donner un avis. En revanche, je peux vous livrer une impression qui resterait à confirmer. D’abord il faut bien se dire qu’on est dans l’expérimentation. Alors il y aura sûrement des ratés, des décalages, de la gêne… Il faut être indulgent. Ensuite, s’il fallait choisir entre les deux, c’est clairement SENS VR qui a ma préférence. Je trouve très pertinente l’idée d’aller de la bande dessinée vers le jeu, dans une sorte d’hybride numérique ; en gros, ne pas essayer de faire une simple « bande dessinée en VR », que semble être Magnétique. Surtout, j’adore l’univers de Marc-Antoine Mathieu et je trouve que, d’après les vidéos, son caractère froid et minimaliste convient très bien à une expérience de VR, évitant de surcharger par des effets tout en gardant une part de mystère. Il y a comme un côté rétro dans les images, 90’s qui me plaît bien.

Mais que ce soit l’un ou l’autre, j’invite ceux d’entre vous qui ont le matériel à tester ces deux expériences, ne serait-ce que pour voir ce que ça donne. Car ce n’est pas rien pour des créateurs de donner vie à de l’inédit, à du jamais vu, et d’essuyer les plâtres. Il m’a semblé, en lisant les commentaires et articles sur ces deux projets, que la bande dessinée pourra être un contenu bien adapté à la VR, avec des créations plus posées que des jeux vidéos ; une nouvelle expérience de lecture et de compréhension d’une oeuvre, et c’est ça qui est excitant. Le plus gros risque est bien sûr celui de « l’effet gadget », et c’est cela qu’il faudra surveiller avec attention.

Maintenant, n’allons pas trop vite dans l’enthousiasme technophile : voyons ce que donnent les premières expériences, et l’Histoire jugera…

 

L’oeuvre du mois : Teeny Fantasy de Bathroom Quest

Pour cette édition de « l’oeuvre du mois », j’ai eu envie de mettre en avant une oeuvre simple, bien loin des élucubrations de la VR présentées ci-dessus, mais pleine de promesses. Teeny Fantasy est un feuilleton de Bathroom Quest diffusé sur la bonne vieille plateforme de bande dessinée numérique de qualité, grandpapier.org. On connaît Bathroom Quest pour son blog mais surtout pour sa participation au site politiquement pas correct du tout Glory Owl, pour les amateurs de mauvais goût (je sais qu’il y en a parmi vous !).

Mais s’il est partisan d’un humour noir dans ses strips pour Glory Owl, dans Teeny Fantasy Bathroom Quest range son attirail borderline pour une histoire toute différente. Il s’agit cette fois de nous transporter dans un monde d’heroic-fantasy jeu-de-rôlesque, avec ses monstres, ses quêtes, ses aventuriers ; ses villes fortifiées et ses bardes bavards. On suit le parcours d’une marchande, Ambre, et son apprentie Elaine dans une ville inconnue. Pour le moment (le feuilleton a commencé en juillet et en est à 14 pages), on est plutôt dans une fantasy low-fi, ni trop parodique ni trop sérieuse, avec des accents qui peuvent rappeler la fantasy à la Lewis Trondheim ou certaines inspirations anglo-saxonnes comme le début de la saga Bone ou de Castle Waiting, par exemple. Ou, plus simplement le début hors du temps du Seigneur des anneaux. Pas de coups d’éclats guerriers ou de grandes aventures, juste des dialogues copieux et complets qui nous invitent à pénétrer dans un univers que l’on commence à entrevoir, avec ses familiarités (des gobelins, de la magie, des guildes…) et ses spécificités (qui est ce mystérieux « Vieux Perche » dont on devine qu’on le retrouvera plus loin ?).bathroom-quest_2016

Déjà, il y a donc ce récit qui prend son temps, et personnellement j’apprécie ne pas être plongé tout de suite dans l’action, et laisser filer des moments de suspension. Mais il n’y a pas que ça : habitué à ses strips de Glory Owl, j’ai vraiment été surpris par la fluidité et la qualité du trait de Bathroom Quest ici, qui m’a semblé beaucoup plus pro et maîtrisé que ses autres productions. On est bien sûr dans la stylisation, personnages sans nez campés en quelques traits, mais le détail précis des décors nous montre bien que l’économie de moyens est pensée, et non subie. Il y a par exemple cette case toute simple mais ingénieuse que je ne peux m’empêcher de vous montrer, qui se déchiffre difficilement mais qui apporte, parce qu’elle cherche un point de vue original, de la profondeur à l’histoire. Elle résume assez bien l’ensemble.

Ce sens de la profondeur, ce souhait de ne pas juste faire un récit fantasy de plus, on le sent aussi dans certaines expérimentations narratives, comme la scène du « double dialogue » ou le passage muet du récit du barde où les cases disparaissent et les séquences s’entremêlent tout en restant compréhensibles. Le choix de traiter la grande aventure sur le mode mineur, presque comme un fond sonore, ajoute à la délicatesse de ton général. C’est une histoire que l’on a envie de suivre, ne serait-ce que pour voir quand elle va décoller.

Teeny Fantasy fait partie de ces bandes dessinées numériques qui, comme beaucoup sur grandpapier.org, ne manifestent pas leur statut digital par des choix de lecture spécifique, des ajouts de sons, d’interactivité, des effets d’animation ou de diaporama. C’est de la bande dessinée numérique faite planche par planche, presque pour être lue sur papier, et en un sens c’est là le seul défaut que je verrais : la lecture par défilement n’est pas idéale. Mais c’est vraiment secondaire quand l’histoire est aussi passionnante !

 

A lire aussi :

Un rattrapage (j’ai honte quand je rate de chouettes réussites comme ça) : Tintin et moi, de Fabien Grolleau, où l’auteur évoque dans un format à l’italienne sa relation à la série de Hergé en commentant les gribouillis qu’il faisait sur les albums étant petit. C’est drôle, bien vu, parfois émouvant, et ça parlera à tous les tintinophiles.

Une découverte surprenante mais originale : Penis de table de Cookie Kalkair part d’un postulat simple (et présenté comme « tiré d’une histoire vraie » : six garçons autour d’une table parlent de la sexualité moderne avec une grande liberté de ton, mais en évitant tout côté racoleur.

Ah tiens : FLBLBL met des albums en ligne gratuitement sur Mediapart. Une bonne façon de découvrir cet éditeur atypique.

On termine avec le Turbomedia du mois : Violince, de Nic Debray, mêle la virtuosité du trait à une histoire en costumes, à suivre…

2 réflexions au sujet de « Octobre 2016 en numérique : la tournée mensuelle de Phylacterium »

  1. Tony

    A propos de SENS VR, j’ai été agréablement surpris que l’utilisation sans casque a aussi été prévue! Une phrase prévient au lancement: il est préférable de s’asseoir sur une chaise pivotante… Pour ma part, j’ai préféré debout: tablette à bout de bras bien haut devant le visage, en tournant et retournant sur moi-même pour me promener dans cet univers. Finalement, c’est comme si on voyait ce monde à 360 à travers une fenêtre. C’est plutôt astucieux, et vraiment intéressant d’avoir pensé à toutes ces options.

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    1. mrpetch Auteur de l’article

      Tu m’apprends quelque chose : je n’avais pas réussi à trouver cette utilisation hors casque… Je file sur ma tablette pour tester ça !

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