Edition numérique : la balle dans le camp des auteurs

Une étape supplémentaire a été franchie cette semaine dans l’évolution de la BD numérique et dans ses rapports avec le reste du monde de la bande dessinée. Un syndicat d’auteurs, le Groupement des auteurs de bande dessinée lié au Syndicat National des Auteurs Compositeurs, a lancé le 20 mars dernier sous la forme d’un « Appel du numérique » une pétition en ligne pour soulever la question de la place de l’auteur dans la révolution numérique qui s’opère et la nécessité pour les éditeurs de l’associer aux démarches de mise en ligne. L’approche du salon du livre, qui se tient jusqu’à mercredi soir, était le bon moment choisi pour lancer un débat qui devra en effet être résolu. Journalistes et sites web ont relayé l’information. Voici ma propre tentative d’analyse, maintenant que quelques jours se sont passés, pour tenter d’éclairer mes lecteurs qui n’auraient pas forcément toutes les clés en main.

L’Appel du numérique, quoi qu’est-ce ?
D’abord, un petit aperçu sur l’acteur principal, le GABD. L’association à l’origine de l’Appel du numérique du 20 mars dernier est le Groupement des auteurs de bande dessinée. Sa fondation en 2007 s’est appuyé sur une structure préexistante et solide, le Syndicat National des Auteurs Compositeurs, qui regroupe depuis 1946 toute association d’auteurs (littérature, danse, musique…) et a accepté en 2007 d’accueillir en son sein un groupement Bande Dessinée, à l’initiative d’une douzaine de membres fondateurs. L’objectif de ce groupement n’est pas forcément de rassembler tous les auteurs de BD, mais de leur offrir une plate-forme syndicale pour faciliter le dialogue avec les éditeurs, régler les éventuels conflits et recevoir les conseils de juristes. A terme l’objectif est d’aller vers un statut unifié des différentes professions qui parcourent la bande dessinée. Selon Cyril Pedrosa, le GABD vient prendre le relai de l’Association des Auteurs de Bande Dessinée qui n’avait jusque là pas franchi le pas du statut et de l’action syndicale. L’une des premières affaires qui avait fait connaître l’action du GABD a été en 2007 le soutien qu’il a apporté à l’auteur (et accessoirement blogueur) Obion face à son éditeur Casterman pour demander le retrait et la réédition de l’album Vilbrequin dont les premiers tirages avaient connu une malfaçon (une inversion de la pagination ; Casterman a en effet été condamné pour malfaçon par le tribunal de Rennes).

En trois ans, la structure est progressivement parvenue à se faire une place pour lancer l’Appel du numérique. Le succès de l’Appel auprès de la communauté des éditeurs ne pourra que confirmer sa légitimité et le choix de mener auprès des éditeurs une action collective et encadrée par un syndicat.
De quoi s’agit-il ? Le GABD justifie l’Appel du numérique par les évolutions toutes récentes de la BD numérique, et particulièrement le lancement la semaine dernière de la plateforme de diffusion en ligne Izneo. Izneo se veut un regroupement de douze éditeurs (la plupart liés au vaste groupe d’édition et de production audiovisuelle Media-Participations ; on y retrouve de « gros » éditeurs, dont Casterman, Dargaud et Dupuis) qui donnent l’accès aux internautes à une partie de leur catalogue, pour l’instant par une location à l’unité, mais à terme, comme l’espère Julien Falgas (http://blog.abdel-inn.com/), par un abonnement. L’objectif des éditeurs est principalement de contourner l’intermédiaire des diffuseurs en ligne et des plates-formes de téléchargement qui existent pour le moment. Mais ce que dénonce le GABD est que le lancement d’Izneo s’est fait sans concertation avec les auteurs. Il appelle donc à davantage de transparence de la part des éditeurs sur les projets de diffusion en ligne de bande dessinée, voire à une concertation entre auteurs et éditeurs pour établir des règles en matière d’utilisation des oeuvres et de cession des droits.
L’argumentation du GABD comporte deux axes. Il pose évidemment la question de la rémunération : il faut réfléchir au problème des droits d’auteur et à ce que touche l’auteur sur la diffusion en ligne de son oeuvre. Cette question est à rattacher aux multiples problèmes que pose la diffusion en ligne de biens culturels : l’industrie musicale et audiovisuelle a été particulièrement touchée et médiatisée ces dernières années autour du vote de la loi Hadopi et du problème des droits d’auteur face à la gratuité d’accès aux oeuvres. Dans le cadre de la bande dessinée, la question se pose autrement dans la mesure où le téléchargement illégal d’albums de BD est bien moindre. C’est donc principalement autour des rapports entre diffuseurs-éditeurs-auteurs que se concentrent les problèmes.
Le second aspect m’intéresse encore davantage : c’est celui des modifications esthétiques induites par la lecture en ligne. L’Appel affirme que « si le livre de bande dessinée numérique est une adaptation du livre (parce qu’on modifie l’organisation des cases, le format, le sens de lecture, qu’on y associe de la publicité) l’auteur devrait avoir un bon à tirer à donner, au cas par cas. ». Pour le GABD, l’auteur doit être associé à l’adaptation de son oeuvre en ligne. Malgré ce qui est affirmé sur Izneo (« Art à la fois graphique et littéraire, la bande dessinée est un genre fédérateur particulièrement adapté à la lecture sur écrans. »), une planche de bande dessinée est réalisée par son auteur pour être lue dans un support-livre où la page dans son ensemble à un rôle à jouer. La diffusion sur écrans implique une lecture toute différente, généralement case par case, qui n’est pas prévue à la base par l’auteur. L’oeuvre s’en trouve en partie « dénaturée »(le terme est sans doute excessif, je le concède : certains types de planches, comme le strip, se prêtent tout à fait à une lecture sur écran.). Cette réflexion inspire d’ailleurs Joann Sfar qui, interrogé par les Inrockuptibles lors du Salon du livre, présente son envie de « créer différemment » en tenant compte des nouveaux modes de lecture induits par la diffusion sur écran : « Une chose m’a sauté aux yeux quand j’ai vu Le Petit Prince sur PS3, c’est le format de l’écran – qui est, en fait, celui d’un écran de ciné. Bonne nouvelle : cet aspect du numérique a déclenché en moi l’envie de créer différemment. Pour le mécanisme de lecture propre à la bande dessinée, l’idée d’avoir une seule case qui s’affiche en même temps est intéressante. J’ai proposé à Gallimard pour ma prochaine BD, qui portera sur le peintre Chagall, qu’on la mette en ligne case par case. ». Pourquoi ne pas imaginer un auteur qui réfléchit au manière d’adapter son album, voire le modifie pour la mise en ligne ?

Le principal grief qui ressort de l’Appel du numérique est l’absence de concertation dans une marché qui n’est pas encore construit ; ils ne se positionnent bien entendu pas pour ou contre le numérique, position qui n’aurait aucun sens au vu de l’évolution actuelle des usages de lecture, mais pour un dialogue entre éditeurs et auteurs pour trouver un modèle économique et juridique : « Mais nous déplorons que les initiatives éditoriales partent dans tous les sens, nous imposent leur cadre, au lieu d’un débat organisé au sein de la profession pour dégager des usages et chercher un consensus entre tous les partenaires, auteurs inclus. Dans les faits, chaque éditeur essaie dans son coin de faire avaler la pilule à “ses” auteurs… ». Le GABD veut en outre que « la cession des droits numériques fasse l’objet d’un contrat distinct du contrat d’édition principal, limité dans le temps, ou adaptable et renégociable au fur et à mesure de l’évolution des modes de diffusion numérique. ».
Cette dernière revendication pose la question du statut de l’album numérique, non pas celui qui est crée directement pour la diffusion en ligne, mais celui qui, d’abord papier, se retrouve ensuite mis en ligne par l’éditeur. « Prenons une question simple, en apparence.
« Diffuser une bande dessinée sur un téléphone portable, ou sur un écran d’ordinateur, est-ce que c’est diffuser l’œuvre originale… son adaptation… une œuvre dérivée ? ».
Rien que sur cette question, aucun des acteurs du livre ne donne la même réponse, car elle cache des enjeux importants sur le plan du droit moral comme sur le plan financier. ». Ainsi commence, à juste titre, l’Appel : le principal problème actuel est l’absence de statut de l’oeuvre numérique.

Un Appel médiatisé et plein de promesses
Qu’en est-il de l’appel dix jours après son lancement ? La pétition qui circule sur Internet rassemble plus de 940 signatures. Une partie de la presse a relayé l’action du GABD, en partie comme pendant du lancement d’Izneo lors du Salon du livre (un article sur le site des Inrockuptibles, un autre sur le Nouvelobs.com, et sur actuabd, bien évidemment). L’Appel du numérique a benéficié de la présence, parmi les signataires, d’auteurs plus médiatiques qui permettent au média de citer des noms qu’ils connaissent : Lewis Trondheim, Florence Cestac, Charles Berberian, Regis Loisel, Manu Larcenet, Maëster, Christophe Arleston, Joann Sfar… Mais n’oublions pas qu’il rassemble au-delà de ces auteurs connus qui apportent surtout leur soutien mais qui ne sont pas à l’initiative de la pétition qui a été lancé par Olivier Jouvray, l’auteur de la série Lincoln. L’objectif est aussi de faire prendre conscience de la cohérence de toute une profession face aux bouleversements qui l’atteignent. L’appui des grands noms permet surtout le relai par la presse, mais c’est le nombre de signataires parmi les auteurs qui définira si l’Appel soutient une position marginale chez les auteurs, ou correspond au contraire à des revendications partagées et peut donc avoir un poids conséquent auprès des éditeurs.
L’Appel espère lancer une discussion arbitrée par l’Etat et réunissant auteurs et éditeurs. Une nouvelle affaire à suivre, donc…

Vous aurez compris que l’initiative du GABD ne peut que me réjouir, et cela pour plusieurs raisons.
Il est d’abord le début d’un investissement en profondeur des auteurs sur la question de la BD en ligne, auteurs qui jusque là n’avaient pas adoptés une position claire et intervenaient de façon dispersée. Certains se sont largement intéressés au possibilité de diffusion et de dialogue qu’offre l’outil numérique, ce qui a été un premier pas ; ils sont nombreux dans ce cas-là à avoir un site, ou un blog de création en ligne. D’autres encore, comme Lewis Trondheim, ont déjà commencé à créer directement pour une diffusion en ligne et à expérimenter les nouvelles possibilités offertes par les évolutions techniques. Ils étaient jusque là rares : on peut espèrer que l’Appel du numérique déclenchent chez les auteurs une envie nouvelle de s’intéresser à la création en ligne et aux problèmes techniques et esthétiques qu’elle engendre (même si j’admets que les problèmes financiers sont tout aussi importants!).
Il est tout aussi essentiel que cette réflexion soit menée depuis une plate-forme commune, le GABD, crée tout récemment mais qui tend vers la représentativité de la profession. Cela laisse espérer la mise en place d’une dynamique syndicale au sein de la profession. Le GABD propose sur son site aux auteurs des conseils pour comprendre les problèmes tout neufs engendrés par la BD en ligne.
Petite précision qui me paraît nécessaire : les journalistes ont souvent tendance à réduire le débat à « Le livre va-t-il disparaître face au numérique ? ». La question est stupide et inutile dans la mesure où il s’agit de deux usages complètement différents qui peuvent très bien cohabiter. L’avenir de la BD n’est pas uniquement dans la lecture sur écran, qui est surtout une piste nouvelle à explorer pour étendre encore le champ et l’originalité de la création. La question que pose l’Appel est comment faciliter cette cohabitation et permettre à la création de se déployer aussi bien sur papier que sur internet. J’espère, peut-être naïvement, que la réaction des auteurs ne sera pas celle d’un conservatisme protecteur qui se traduirait par un refus de l’édition numérique.

Mais l’Appel permet aussi de lancer des interrogations sur la diffusion en ligne (il pose plus de questions qu’il n’affirme de revendications) et peut-être, à terme, d’aboutir à une clarification des règles de la diffusion en ligne. La bande dessinée s’invite de cette manière dans un plus vaste débat sur l’avenir de la création face à l’arrivée d’Internet, qui s’est largement ouvert en ce qui concerne la création musicale et audiovisuelle mais restait encore timide pour ce qui est du livre. Débat vaste, et encore long, sans doute.

Quelques articles pour approfondir :
L’Appel du numérique : http://jesigne.fr/appeldunumerique
Le site du GABD-SNAC : http://www.syndicatbd.org
Le site tout neuf d’Izneo : http://www.izneo.com/
Un article de Thierry Lemaire d’actuabd sur la question
Un autre article des Inrockuptibles où Joann Sfar donne son avis

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