Proche cousin de la bande dessinée, la dessin de presse fait l’actualité de ce mois d’avril à travers deux évènements. Une exposition gratuite à la BnF, intitulée « Dessins de presse » a lieu jusqu’au 25 avril sur le sujet, alors même que la semaine dernière, Siné annonce la fin de Siné hebdo, un des titres d’une presse satirique qui semble peiner à trouver son public. Une deuxième exposition est prévue dans l’année à la Bibliothèque publique d’information, toujours à Paris. L’occasion, si le temps ne vous est pas compté, de relire un de mes anciens articles sur Jul et Gus Bofa.
Siné hebdo, tenants et aboutissants d’une aventure éditoriale
Dans les années 2008-2009 s’était déroulée une étrange recomposition du paysage de la presse satirique française avec la naissance successive de deux nouveaux hebdomadaires, Siné hebdo en septembre 2008 et Bakchich en septembre 2009. Jusque là, seuls deux titres dominaient très largement ce secteur assez peu contesté, le vénérable Canard enchaîné qui de 1915, et Charlie Hebdo, qui peut tout de même s’énorgueillir de plus de quarante ans d’existence (avec, certes, une coupure entre 1981 et 1992). Tous deux marquent aussi deux grands moments importants du dessin de presse au XXe siècle par les dessinateurs qu’ils ont contribué à faire connaître. Dans l’entre-deux-guerres comme dans les années 1960, on assiste à l’arrivée de nouvelles générations de dessinateurs de presse politiques : Gassier, Sennep, Moisan, Pol Ferjac, Cabrol, Effel d’un côté, Reiser, Wolinski, Cabu, Gébé, Siné de l’autre. La presse satirique et politique a toujours été l’un des moteurs du dessin de presse qui est pour ainsi dire née avec elle : les XIXe et XXe siècle ont vu le développement conjoint d’une presse satirique et d’une forme de dessin d’humour conçu comme moyen de faire passer un message politique.
Mais si la presse satirique revient sur le devant de la scène ces derniers temps, c’est en raison de l’arrêt de Siné hebdo, après 83 numéros. Comme d’habitude, je vous donne quelques repères sur cet événement…
Ce qu’on a appelé durant l’été 2008 « l’Affaire Siné » a été l’éviction du dessinateur Siné de Charlie Hebdo, alors dirigé par Philippe Val. Ce dernier avait préféré se débarrasser du dessinateur à la suite d’une chronique écrite par Siné sur le mariage de Jean Sarkozy, chronique dénoncée par certains comme antisémite (sans doute l’une des accusations les plus graves de notre époque après la pédophilie). La polémique avait enflé dans les médias et sur Internet et, en guise de contestation, Siné avait décidé de profiter de son départ de Charlie Hebdo pour fonder en septembre 2008 son propre hebdomadaire satirique, Siné Hebdo. Le procès qui eut lieu au début de l’année 2009, entre la Licra et Siné a débouché sur la relaxe du dessinateur sur la raison du « droit à la satire ». Siné considère que sa chronique-polémique n’était qu’un pretexte saisi par Philippe Val, en conflit avec le dessinateur.
Mais qui est Siné, au juste, me diriez-vous ? Né en 1928 et ayant étudié le dessin à l’Ecole Estienne, il commence sa carrière de dessinateur de presse dans les années 1950 et, dès 1955, reçoit un prix de l’Humour noir pour son premier recueil de dessin, Complaintes sans paroles. Il collabore ensuite à L’Express, haut lieu du dessin de presse, et, dès les années 1960 trouve un style sans concession. Il se sert de ses dessins pour affirmer ses convictions politiques, c’est-à-dire son opposition à toute forme d’autorité et de bien-pensance : anticléricalisme, antimilitarisme, anticolonialisme, anticapitalisme, antisionisme, anarchisme. La force de ses dessins sert ses convictions. Siné s’inspire de l’école américaine du dessin de presse, et en particulier de Saul Steinberg du New Yorker, pour concevoir un style à la fois sobre et percutant, voire violent dans la clarté du message qui y est exposé. Il participe, avec d’autres, à la diffusion en France des codes graphiques de l’école américaine marquée par le décalage ironique et l’humour noir, et occupe en cela une place importante dans l’histoire du dessin de presse en France. Siné est aussi l’homme des procès : la frontalité de ses dessins et chroniques, jugée trop peu subtile par certains, l’a déjà amené à plusieurs reprises devant la justice. Il incarne en cela une forme intransigeante du dessin de presse conçu avant tout comme outil d’opposition politique.
Siné Hebdo est loin d’être sa première tentative de percée dans la presse satirique. Déjà, en 1962, après son départ de L’Express, il fonde Siné Massacre (dont le titre reprend le même graphisme que Siné Hebdo) qui dure moins d’un an. Puis, en 1968, il participe à la création de la revue L’Enragé avec Jean-Jacques Pauvert, revue qui, elle, ne dure que quelques mois. Siné Hebdo, en revanche, a connu une plus grande longévité et un engouement certain, notamment chez les nombreux dessinateurs de toutes les générations qui l’ont rejoint dès les premiers numéros, comme par exemple Philippe Geluck, Vuillemin, Diego Arenaga, Carali, Lindingre, Malingrëy et même le grand Ronald Searle.
Siné Hebdo est le dernier effort d’un important dessinateur politique. Le monde du dessin de presse politique actuel est dominé par la figure de Plantu, dessinateur au Monde, qui poursuit une carrière assez indépendante et tout à fait originale depuis 1985, à rebours de la tradition libertaire des années 1960, tandis que Charlie Hebdo, qui a successivement ouvert un site internet et une maison d’édition en 2008 se charge de renouveler les générations : Charb est devenu directeur, Luz, Tignous, Jul, Riss, Catherine, apportent du sang neuf. Fluide glacial ou L’Echo des savanes servent souvent de passerelles avec la BD.
Des observateurs pessimistes pourraient voir dans l’échec du journal de Siné le signe de la mauvaise santé de la presse satirique et du dessin de presse politique en général. Il est vrai que d’autres évènements récents rappellent que l’éclairant métier d’humoriste-satiriste ne cesse d’être menacé d’une forme de censure heureusement empêché par la justice. Souvenez-nous de l’affaire des caricatures de Mahomet et du procès de Charlie Hebdo en 2007 (où Val, pour le coup, défendait le droit à la satire). Et plus récemment, le procès intenté par Arthur à l’humoriste radiophonique Didier Porte pose encore d’autres questions…
Plus de 150 ans de dessins de presse à la BnF
Est-ce un autre signe des difficultés du dessin de presse que la Bibliothèque nationale de France ait lancé, depuis le milieu des années 2000, une campagne de promotion du dessin de presse à travers son patrimoine. De fait, la cause est juste : on ne connaît souvent comme dessinateurs de presse que ceux que l’on a vu à l’oeuvre à son époque. Le nom des « anciens » se perd dans les tréfonds de la mémoire, là où les peintres et les romanciers ont la chance de connaître une notoriété multiséculaire. La BnF a donc entrepris de redécouvrir et de donner à découvrir le patrimoine dessiné qui s’empoussiérait jusque là dans les réserves du départements des Estampes. Ne nous y trompons pas : l’injonction vient du ministère de la Culture qui commande en 2007 un rapport sur la promotion et la conservation du dessin de presse dit « mission Wolinski » car le dessinateur Georges Wolinski y participe et, est-il écrit, il aurait « alerté le président de la République sur le statut du dessin de presse (oui, on parle bien du même Wolinski qui, dans les années 1960 et 1970 dessinait dans Hara-Kiri et Charlie-Hebdo). Ce rapport dresse un recensement provisoire des collections relatives au dessin de presse (archives de dessinateurs, fonds de dessin originaux) dans les institutions publiques françaises. Il donne ensuite quelques conseils pour la conservation et la mise en valeur du patrimoine, dont la création d’un service dédié à la BnF. Je ne connais rien, en revanche, de la valeur performative de ce rapport et de son accueil par la BnF, principale institution susceptible de développer une politique patrimoniale efficace. A ma connaissance, il n’y a pas de projet de création d’un service spécifique pour le dessin de presse, mais peut-être me trompè-je. Il est toutefois clair que, depuis quatre ans, la plus grande bibliothèque de France semble apporter un soin nouveau à ses collections de dessins de presse et à l’acquisition de nouveaux fonds, comme, en 2009, celui du dessinateur et peintre Tetsu (1913-2008).
Après tout, qu’importe d’où viennent les ordres : tant mieux si le fonds de dessins de presse de la BnF sort des cartons. Après une exposition consacrée à Dubout (1905-1976) en 2006, après un cycle autour du grand ancêtre Honoré Daumier (1808-1879), souvent considéré comme un des initiateurs du dessin de presse en France sous la Monarchie de Juillet (1830-1848), la BnF propose cette fois au public deux expositions, jusqu’à mi-avril. L’une est sur le mode panoramique : une histoire thématique du dessin de presse de la Monarchie de Juillet à nos jours ; l’autre est sur le mode biographique : un bref aperçu de l’oeuvre du dessinateur Tim (1919-2002). Divers colloques et rencontres ont également eut lieu autour du dessin de presse.
Je ne peux qu’enjoindre mes lecteurs parisiens à se rendre à la BnF, site Tolbiac (métro Bibliothèque François Mitterrand) pour découvrir à travers ces expositions plutôt bien faites la richesse d’un art trop peu connu. La première tente de montrer la diversité des dessinateurs en plusieurs thématiques (portraits-charges, vie politique, faits de société…). La seconde se concentre sur un seul auteur, dont le fonds est rentré en 2006, pour montrer son travail et présenter d’interessants carnets de notes. Ai-je dit que ces expositions étaient gratuites ! Et puis j’en profite pour rappeler une de mes marotes : les liens entre le dessin de presse et la bande dessinée sont et ont toujours été extrêmement importants. D’abord parce que les années 1870-1880 consacrent l’apparition d’une forme de narration graphique dans la presse humoristique. Ensuite parce que, depuis cette date, de nombreux dessinateurs ont à la fois été publiés en tant que dessinateurs de presse et en tant que dessinateurs de bande dessinée ; les deux parties de leur oeuvre sont bien souvent inséparables. De tête, pensez à Caran d’Ache, Benjamin Rabier, Alain Saint-Ogan, Pellos, Cabu, Reiser, Claire Brétécher, Willem, Jul… L’histoire de la bande dessinée et l’histoire du dessin de presse devraient être menées conjointement, et en connaissance mutuelle, au risque de passer à côté de beaucoup de vérités.
Pour en savoir plus :
Sur Siné :
60 ans de Siné, Hoëbeke, 2006
Les sites internet de Charlie Hebdo et de Siné Hebdo
Un bon résumé de l’Affaire Siné de l’été 2008
Un article de Ru89 sur la fin de Siné Hebdo
Un dernier site pour découvrir l’oeuvre graphique de Siné
Sur le patrimoine du dessin de presse :
Il n’existe malheureusement pas de bonne synthèse récente qui couvre toute l’histoire du dessin de presse sans omettre volontairement l’un de ses aspects : tantôt le dessin de presse est réduit à la seule caricature, tantôt au seul dessin politique… Mais tout de même, quelques références :
Laurent Baridon, L’Art et l’histoire de la caricature, Citadelles et Mazenod, 2006
Dico Solo, Té Arté, 1996, réédité en 2004
Le site http://www.caricaturesetcaricature.com/ est un portail pour spécialistes du dessin de presse et de son histoire.
Pour lire en entier la mission Wolinski : www.culture.gouv.fr/culture/actualites/rapwolinski.pdf