L’exposition Archi et BD, actuellement à la Cité de l’architecture et du patrimoine, se termine à la fin du mois de novembre. J’en avais fait une critique au début de l’été et il m’était apparu qu’elle comportait bien trop de lacunes pour apporter un regard pertinent sur son sujet. Qu’à cela ne tienne ! Comme on est jamais aussi bien servi que par soi-même, voici, d’ici la fin de l’exposition, une série d’articles pour démontrer qu’il était possible de faire une exposition intelligente, en ciblant davantage les thèmes, avec de belles images et peu de moyens (heureusement sans planches originales et malheureusement sans affiche de Nicolas de Crécy !).
Pour inaugurer la série, je reprendrais l’une des images données à voir au début de l’exposition : New York et la ville rêvée au début du XXe siècle. Comment imagine-t-on la ville de l’an 2000 autour de 1900 et, surtout, comment cette vision est-elle exploitée par les dessinateurs de l’époque ? Transition en douceur après ma série sur la science-fiction. Une grande partie des réflexions que je mène dans cet article m’ont été inspirées par un ouvrage de Christophe Canto et Odile Faliu, Le futur antérieur, souvenirs de l’an 2000, publié chez Flammarion en 1993. Un beau livre richement illustré qui donne la mesure des représentations graphiques de l’an 2000 au début du siècle dernier, thématique plus courante qu’on ne pourrait l’imaginer. Les commentaires s’avèrent tout à fait intéressants et évitent souvent le simple « catalogue ». Un ouvrage à recommander, même s’il n’a malheureusement pas été réédité.
Origines et déploiement de l’utopie urbaine entre les XIXe et XXe siècles
Deux petites mises au points liminaires, d’abord : 1. la science-fiction existe en France bien avant 1950, et fait même partie. 2. Jules Verne est loin d’être le seul auteur ; il est d’ailleurs à l’époque avant tout un auteur pour la jeunesse. Les noms de J.H. Rosny aîné, Maurice Renard et René Barjavel sont ceux de grands spécialistes du genre, un genre auquel se consacre occasionnellement d’autres écrivains, comme Villiers de l’Isle-Adam ou André Maurois. Enfin, H.G. Wells est alors l’auteur de référence et la littérature populaire qui paraît en feuilleton dans la presse, ou en fascicules bon marché se nourrit bien souvent de thématiques de ce qu’on appelle l’anticipation. Parmi les thèmes envisagés se trouve celui de la « vie au XXIe siècle », plutôt fréquent de 1880 à 1940. Les auteurs aiment à détailler un quotidien fictif en s’appuyant sur la science de leur temps, soit sur le mode comique, soit sur le ton le plus sérieux, à la façon d’un reportage. A titre d’exemple, Verne écrit en 1889 La Journée d’un journaliste américain en 2889, publié en France à titre posthume en 1910 et Wells est l’auteur d’Une utopie moderne, traduit en France dès 1905. Ce thème rejoint à juste titre un autre thème, celui de l’utopie, et je ne peux passer sous silence le roman de Louis Sébastien-Mercier, L’An 2440, rêve s’il en fut jamais, qui, publié en 1771, ne préfigure pas la science-fiction moderne mais s’intègre à son époque au genre didactique de l’utopie, qui, en dressant un miroir à la société contemporaine, en déforme les défauts. Il a été réédité en 1999 par La Découverte, mais on peut le télécharger gratuitement dans une édition de 1786, malheureusement médiocrement numérisée, sur Gallica. Le terme « d’anticipation scientifique » trouve dans ce thème son sens le plus entier (le mot « science-fiction » n’arrive en France que dans les années 1950, depuis les Etats-Unis). Inutile de préciser que les dessinateurs de l’époque, que ce soit pour illustrer les romans d’anticipation, ou pour leur propre amusement, s’empare d’un thème riche en potentialités graphiques.
Qu’est-ce que l’architecture a à voir là-dedans ? Imaginer la ville future, c’est imaginer l’architecture et l’urbanisme du futur. Le rôle de l’illustrateur est ici essentiel pour traduire en image la ville rêvée, et, comme on peut s’y attendre, les dessinateurs s’inspirent avant tout de l’architecture de leur temps. La ville symbole de la modernité architecturale est New York. Entre 1890 et 1930 sont construits un grand nombre de gratte-ciel, immeubles dépassant les 100 mètres de hauteur avec une structure en acier sur laquelle repose tout l’édifice. Dans les années 1920, le style Art Déco vient moderniser l’aspect extérieur de ces édifices en leur donnant une silhouette caractéristique et très « graphique » (Chrysler Building en 1930, Empire State Building en 1931). L’image du gratte-ciel portant la ville dans les airs et imposant à la cité une géométrisation minimaliste marque les esprits. Les visions de villes futures sont souvent dépendantes du paysage nouveaux des lignes de gratte-ciel, mais aussi de l’architecture métallique qui met en avant les ossatures d’acier, comme sur le Crystal Palace de Joseph Paxton (1851) ou la Tour de Gustave Eiffel (1889).
Les thèmes traités par les écrivains et les dessinateurs peintres du XXIe siècle traduisent souvent les questionnements contemporains sur le développement de la ville, toujours avec New York en ligne de mire. Parmi les caractéristiques les plus récurrentes de la ville du XXIe siècle, que trouve-t-on ? Le XXIe siècle est forcément technophile et la science a fait de grandes avancées, pense-t-on à une époque où le progrès scientifique est encore triomphant et signe de modernité. Il a donc permis de résoudre les problèmes de l’urbanisation à outrance et de l’exode rural massif. La circulation des piétons est régulée par des trottoirs roulants fonctionnant à l’électricité (panacée des années 1900), tandis que la circulation se fait sur plusieurs étages, au moyen de voitures volantes et de petits avions privés aux formes les plus variés. Des ponts suspendus gigantesques ont d’ailleurs été dressés entre les immeubles pour permettre le passage de l’un à l’autre sans passer par la terre ferme (le pont suspendu est un ouvrage d’art qui connaît un fort développement au XIXe siècle). D’une façon générale, la ville moderne est marquée par le gigantisme : à la fin du XIXe siècle, l’exode rural est un phénomène qui prend de plus d’ampleur et s’accentue même jusque vers 1950. Rien d’étonnant à ce que la ville de l’an 2000 soit imaginée comme une mégalopole. L’affiche du film Metropolis de Fritz Lang (1927), avec ses gratte-ciel stylisés, offre une vision oppressante de la ville future.
Les dessinateurs s’y mettent
L’un des dessinateurs les plus originaux et les plus prolifiques dans cette veine est Albert Robida. Entre 1883 et 1890, il réalise une tétralogie de romans abondamment illustrés, Le Vingtième Siècle, La Guerre au vingtième siècle, Voyage de fiançailles au XXe siècle, La vie électrique (le premier est téléchargeable sur Gallica, lui aussi). Robida s’intéresse particulièrement au quotidien, et c’est sur le mode comique qu’il traite l’anticipation. A côté des costumes fantaisistes, il dessine des demeures bâties dans les airs et multiplie les variations sur le thème des véhicules volants, du plus petit, pour une seule personne, au palace volant. Son génie d’humoriste est de saisir les détails les plus savoureux de son anticipation, comme la gendarmerie atmosphérique ou la téléphonoscope, projecteur capable de retransmettre l’image à toute heure du jour ou de la nuit. Il est en cela fidèle à la tradition à laquelle il se rattache, celle du dessin de moeurs, même si sa veine fantaisiste le singularise parmi ses collègues. L’imagerie conçue par Robida autour de 1890 (voitures volantes, villes aériennes, architecture métallique) va fortement influencer les dessinateurs qui, à sa suite, s’attaqueront à ce thème.
Quelques grandes séries de la bande dessinée pour enfants des années 1930 exploitent le thème de la ville future : Félix le chat d’Otto Mesmer et Patt Sullivan et Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan (1936). Mais avant cela, ne pas oublier le dessinateur trop méconnu G.Ri qui, entre 1905 et 1913, dessine plusieurs histoires en images d’anticipation comique, à la manière de Robida, dans les revues pour enfants Les Belles Images et La Jeunesse Illustrée, dont des histoires de villes d’anticipation. Inspirateur de Saint-Ogan, il tient ici un rôle de passeur entre le monde de la caricature et celui des histoires en images pour enfants.
Alain Saint-Ogan est un des principaux auteurs français de bande dessinée de l’entre-deux-guerres. Sa principale série, Zig et Puce, démarre en 1925 dans la page des enfants de l’hebdomadaire familial Dimanche-Illustré. S’il ne s’agit au début que de raconter les péripéties rocambolesques de deux gamins de Paris essayant d’atteindre New York, les intrigues se complexifient progressivement. En 1933, il commence une histoire longue intitulée Zig et Puce au XXIe siècle qui emprunte à de nombreux thèmes de science-fiction, dont celui de la ville future. Saint-Ogan s’intéresse à la science-fiction dans ses oeuvres pour enfants dès 1929 et ses références en la matière viennent de Verne et Wells. Quelques uns de ses dessins de presse s’inspire aussi de la veine humoristique de « la vie en l’an 2000 ». Ici, Zig et Puce se retrouvent projetés en l’an 2000 suite à un voyage stratosphérique. La première partie (avant qu’ils ne deviennent millionnaires et partent sur Vénus) est justement consacrée à la découverte de ce siècle nouveau et plein de surprises. En ce qui concerne l’imagerie de la ville future, on reconnaît facilement l’inspiration, directe ou indirecte, de Robida et des motifs de l’époque : il sacrifie donc aux fameux trottoirs roulants, à la locomotion aérienne la plus fantaisiste (ballons individuels, voitures volantes, transatlantique aérien…). Du point de vue de l’architecture, et sans qu’il n’ait vraiment le temps de développer ce point, l’image marquante est toujours celle des gratte-ciel, stylisés comme sur l’affiche de Metropolis. Saint-Ogan imagine également une île artificielle flottante au milieu de l’Atlantique dont je ne saurais retrouver la source d’inspiration.
Plus anecdotique est l’exemple de Félix le chat. Félix est d’abord un personnage du dessin animé américain, créé en 1919, puis est diffusé sous forme de comic strip à partir de 1923. L’univers de Félix est un monde de fantaisie (bien plus que dans Mickey, par exemple), et la science-fiction y trouve sa place (il va par exemple sur Mars en 1928). En France, il est connu par des albums publiés pour les enfants par Hachette dans les années 1930 (et avant cela diffusé sporadiquement dans la presse quotidienne). Les comic strips sont retravaillés puisqu’ont fait passer le dialogue des bulles à des textes sous l’image, selon les conceptions de l’époque. Parmi ces albums, l’un d’eux (1933) s’intitule Félix en l’an 2000. Il reprend les principes de l’imagerie de la ville moderne, dans son gigantisme, mais sur un mode à la fois plus sombre et plus poétique, Félix devant affronter les dangers de la modernité. Impossible de savoir si la parution de cet album, simultanée au début de Zig et Puce au XXIe siècle, a pu inspirer à Saint-Ogan une nouvelle histoire. Après tout, au début de Zig et Puce au XXIe siècle, les deux héros s’ennuient et tentent désespérement de trouver une nouvelle aventure à vivre : peut-être est-ce là la traduction des propres questionnements de leur auteur, à la recherche de nouvelles idées !
Et les architectes ?
Les architectes de profession ne sont pas en reste pour imaginer des villes futures utopiques. L’utopie architecturale est un genre à part entière, fort répandu, au moins depuis le XVIe siècle : imaginer sur le papier des projets de villes idéales, parfois utopiques, souvent irréalisables dans la réalité pour des questions de budget ou de place. Ville utopique et ville future ne sont pas nécessairement équivalente, mais à l’époque qui nous intéresse, c’est bien la question de la modernité urbanistique qui fait réfléchir les architectes. A partir du début du XXe siècle, l’architecte urbaniste doit prendre acte de la croissance démesurée de la ville et de résoudre les problèmes nouvellement posés. Eux aussi se prennent à rêver de villes monumentales, inspirés par la croissance des villes américaines. Prenons par exemple Hugh Ferriss, dessinateur-architecte américain spécialisé dans les vues en perspective de gratte-ciel. Dans les années 1920, il participe à la conception des immeubles new-yorkais et réfléchit aux conséquences futures de cette « invasion ». Il regroupera les dessins réalisés à cette occasion en 1929 dans The Metropolis of Tomorrow. Il théorise également dans un autre livre, tout à fait sérieusement, l’idée de circulation aérienne par des rues en hauteur traversant les gratte-ciel. Son travail graphique inspire aussi bien des architectes que des artistes.
L’une des données de la ville utopique moderne est la zonage par fonctions, chaque quartier ayant une fonction précise, et l’articulation des quartiers doit optimiser la circulation des habitants. Le Corbusier est un des partisans de cette théorie « rationnaliste » qu’il expose entre autres dans La Charte d’Athènes en 1943. L’architecte tentera de concrétiser sa vision de la ville moderne en participant à l’érection ex-nihilo de la métropole indienne de Chandigarh en 1950. Avant ces dates, il met en oeuvre sa conception de la ville utopique idéale dans le « Plan voisin » pour le centre de Paris en 1925, inspiré par un autre de ces plans de la ville utopique, la « ville contemporaine de trois millions d’habitants » (1922). Le Plan Voisin est un projet de refonte du centre de Paris selon les principes rationnels. Le Corbusier n’est finalement pas si éloigné des auteurs de fiction, car sa ville future est bien sûr composée de gratte-ciel et obéit à une géométrisation monumentale. Il intègre le principe de circulation superposée (sous-sol, chaussée, ponts suspendus). La folie urbanistique de Le Corbusier se retrouve dans le personnage d’Eugen Robick dans la La fièvre d’Urbicande de Schuiten et Peeters, que je chroniquais il y a peu. Mais il n’est pas encore temps d’évoquer Les Cités obscures…
Le point commun entre les villes du futur imaginées par les écrivains, les dessinateurs et les architectes est qu’elles traduisent une période où la ville est vue comme l’avenir de la vie humaine, là où toutes les innovations techniques et architecturales vont se concentrer. Le rythme effrené du progrès, qui semble ne jamais devoir s’arrêter, est traitée tantôt scientifiquement, tantôt sur le mode comique, tantôt sur le mode tragique. René Barjavel, dans Ravage en 1943, utilise ce même modèle de la ville future, mais dans un sens nettement plus pessimiste, car la catastrophe qui touche la planète conduit à l’anéantissement d’un futur dominé par l’utopie urbaine. Dès lors, le retour à la campagne apparaît comme inévitable et, en contrepied de l’exode rural de son époque, Barjavel se prend à rêver d’un « exode urbain » massif.
Quelques lectures pour en savoir plus :
Christophe Canto et Odile Faliu, Le futur antérieur, souvenirs de l’an 2000, Flammarion, 1993
Albert Robida, Le vingtième siècle, réédition par Tallandier en 2005
Alain Saint-Ogan, Zig et Puce au XXIe siècle, réédition par Glénat en 1997
L’intégrale de Félix le chat a été publié chez Horay (1979-1983) et Vents d’Ouest (1996). On y retrouve toutefois pas l’album dont il a été question dans cet article. Si possible, préférer les intégrales d’Horay, mieux documentées.
Site sur G.Ri (en anglais)
Site sur Albert Robida
La BnF a proposé cet été sur son site une bibliographie sur les utopies architecturales
Un blog consacré aux utopies architecturales, bien illustré et plutôt bien documenté
Bonjour,
Merci beaucoup pour cet article sur les utopies architecturales. J’en profite pour vous signaler que nous avons réédité L’An 2440 de Louis Sébastien Mercier cette année dans notre collection Le répertoire des îles, consacrée aux utopies justement. Bien à vous, Stéphanie
Les volumes de Félix chez Horay n’ont rien d’une intégrale, ils sont assez épouvantablement édités et les erreurs fourmillent d’erreurs grossières.