Egypte et bande dessinée : quelques lectures (1)

Pour tout le mois de décembre, mes chers lecteurs, ne soyez pas surpris de ne plus trouver sur ce blog les habituels articles de réflexion de votre serviteur, Mr Petch. Pour diverses raisons, le rythme se fera plus lâche et les articles moins longs jusqu’à la rentrée de janvier qui, je l’espère, me permettra de repartir avec ardeur.
Du coup, je vous ai prévu un mois de décembre thématique et un peu plus léger qui vous permettra d’être un peu avec moi puisque je pars en Egypte pour quelques semaines. Je tâcherais de vous présenter toutes les semaines un album lié à ce pays, que ce soit l’Egypte antique, celle des pharaons, ou l’Egypte contemporaine. Je vous livre immédiatement un de mes secrets bibliographiques : une partie de mes réflexions sont issues du catalogue L’Egypte dans la bande dessinée, sorti en 1998 suite à une exposition ayant eu lieu au musée de la bande dessinée. Avis aux amateurs et aux curieux.
Bon voyage.

(1) Le classique d’entre les classiques, Blake et Mortimer. Le mystère de la Grande Pyramide d’Edgar Pierre Jacobs (1950-1955)

Dans la mémoire collective des amateurs, l’oeuvre la plus marquante dans les rapports entre la bande dessinée et l’Egypte est le second épisode des aventures de Blake et Mortimer, intitulé Le mystère de la Grande Pyramide, dessiné et scénarisé par le belge Edgar Pierre Jacobs. Paru à partir de mars 1950 dans Le Journal de Tintin, puis en deux albums au Lombard en 1954-1955, Le mystère de la Grande Pyramide a suffisamment marqué les esprits pour connaître des rééditions ininterrompues depuis sa publication initiale jusqu’à nos jours. L’édition originale de 1954 est devenue un objet de collection qui atteint une cote d’environ 200 euros. Rien d’étonnant après tout, l’histoire s’intègre au sein d’une série elle aussi devenue un classique de la bande dessinée belge des années 1950. En 2005, une réédition aux éditions Blake et Mortimer comprend des planches inédites publiées dans la revue. Cette réédition à vocation purement mémorielle consacre définitivement le statut historique du Mystère de la Grande Pyramide.


L’histoire

L’éminent professeur Philip Mortimer est invité en Egypte par un de ses confrères, Ahmed Rassim Bey. Ce dernier l’informe de la découverte d’un papyrus (appelé « le papyrus de Manéthon », d’après son auteur, un érudit égyptien de l’époque ptolémaïque) qui révèle l’existence d’une chambre secrète dans la grande pyramide du roi Khéops à Gizeh. Ayant pour nom « la chambre d’Horus », elle conserverait le véritable tombeau du roi Akhénaton et aurait servi de lieu de culte du dieu Aton. Mais la découverte de la chambre ne se fera pas sans rebondissements. L’assistant de l’égyptologue Rassim Bey est en réalité membre d’un réseau de trafiquants d’antiquités organisé par le colonel Olrik, ennemi juré de Mortimer qui l’avait laissé pour mort dans l’épisode précédent, Le secret de l’Espadon. Lui aussi espère retrouver la mythique chambre d’Horus. Entre les anciens comparses du professeur (Francis Blake, Nasir…) et de nouveaux personnages hauts en couleurs (dont le mythique professeur allemand Grossgrabenstein), Jacobs peint une aventure mouvementée entre enlèvement, investigation dans les rues du Caire et exploration archéologique.
Le second épisode des aventures de Blake et Mortimer donne définitivement le premier rôle au professeur écossais puisque Francis Blake, l’agent secret du MI5 et inséparable ami de Mortimer, n’apparaît que très brièvement à la fin du premier volume et plus longuement, tout de même, dans le second. Si Le secret de l’Espadon était clairement un récit de guerre et d’espionnage, Le mystère de la Grande Pyramide permet à Jacobs d’enrichir sa série par des références savantes à l’archéologie, par un exotisme moins caricatural, par une intrigue policière plus élaborée et par un léger coup d’oeil du côté du fantastique. En ce sens, l’album donne le ton de ce que sera par la suite la série de Jacobs : des allers-retours constants entre les codes divers des genres issus de la littérature populaire. C’est pour moi une des grandes qualités de Jacobs que d’avoir su rendre chaque album de sa série unique en variant les intrigues, du policier pur et dur de L’affaire du collier à la science-fiction la plus imaginative du Piège diabolique.


Quelle Egypte ?

Jacobs s’inspire ici d’une Egypte modelée par la culture populaire occidentale et les pseudo-sciences ; celles qui confondent religion et ésotérisme et interprètent les inconnus de « l’Egypte mystérieuse », tantôt à des fins de pur divertissement, tantôt d’une façon désespérement sérieuse. Jacobs bénéficie de plus d’un siècle de légendes véhiculées successivement par les différents médias du monde contemporain (presse, roman, cinéma, bande dessinée…). La référence à Manéthon comme point de départ n’est pas innocente. C’est dès l’époque grecque ptolémaïque que le cliché d’une Egypte des mystères et de l’hermétisme se développe. Manéthon est l’auteur d’une Histoire de l’Egypte rédigée en grec à la demande de Ptolémée Ier, à l’époque où les grecs étendent leur emprise sur une Egypte politiquement déclinante (IVe siècle avant J.C.). C’est sur cet ouvrage que se base l’actuelle division politique utilisée par les égyptologues en « dynasties » successives de pharaons. Mais, d’une part le texte de Manéthon n’est connu que par fragments diffusés par des historiens juifs et chrétiens dans les premiers siècles de notre ère, et d’autre part ses sources sont trop peu connues pour garantir le sérieux de l’oeuvre. L’analyse historique de l’Histoire de l’Egypte de Manéthon demande donc un certain recul : elle est celle de grecs qui, déjà, ne savent plus lire les hiéroglyphes et ont perdu tout contact avec la réalité de la civilisation du millénaire précédent. L’invention de l’astrologie et de l’alchimie est attribuée à tort aux Egyptiens et l’Hermès Trismégiste, fusion entre l’Hermès des grecs et le Thot des égyptiens, est le prophète des nouvelles croyances qui se développent et attribuent aux anciens égyptiens des pratiques magiques. Au fil des siècles perdurent cette vision de l’Egypte. L’amélioration des connaissances scientifiques sur l’Egypte ancienne suite aux fouilles archéologiques des XIXe et XXe siècle ne l’interrompt en rien ; il se produit une rupture entre le savoir scientifique basé sur des données positives et les croyances populaires associées à l’Egypte. Au cours du XIXe siècle, de grands thèmes vont être adoptées par la littérature populaire pour rester encore de nos jours : les deux plus célèbres étant celui de la momie revenue d’entre les morts (Le roman de la momie de Théophile Gautier en 1858) et celui de la malédiction (l’ouverture de la tombe de Toutankhamon en 1922 donne lieu à la légende que l’on connaît, entretenue dans la presse par un romancier comme Conan Doyle, versé dans l’ésotérisme victorien). Les gravures qui accompagnent les romans feuilletons forgent un ensemble d’images associées à l’Egypte; les décors des films prennent bientôt le relai (La Momie de Karl Freund, 1932).

Ainsi, quand Jacobs entreprend une aventure ayant pour titre « le mystère de la Grande Pyramide » en 1950, il charrie avec lui tout cet imaginaire. Il prend pour thème principal celui du pharaon Akhénaton, un des nombreux « mystères » de l’Egypte antique dont les amateurs d’ésotérisme se sont emparés. Le pharaon Akhénaton occupe dans l’histoire égyptienne une place à part dans l’histoire égyptienne puisqu’il tente d’imposer, autour de -1350 avant J.C., une révolution tant politique que réligieuse dans l’Empire qu’il dirige ; politique car il fait construire sa propre capitale, Akhétaton, et quitte Thèbes, religieuse car il tente d’imposer dans le pays le culte du dieu Aton qui connaît alors un fort développement. Ces deux révolutions s’accompagnent d’une évolution artistique qui introduit de nouveaux codes iconographiques et un style spécifique que les archéologues appellent l’art amarnien (du nom actuel d’Akhétaton, Tell-el-Amarna). Après sa mort, il semble que le clergé reprenne le contrôle, élimine les traces du règne d’Akhénaton (en saccageant son tombeau ou en effaçant son nom des tables) et répandent la légende d’un « pharaon hérétique ».
Il faut ensuite séparer les faits historiques de la légende tenace qui entoure ce pharaon devenu presque mythique, légende sur laquelle s’appuie Jacobs. Les égyptologues redécouvrent Akhénaton à la fin du XIXe siècle, mettent au jour son tombeau, malheureusement saccagé, et conduisent de nombreuses campagnes de fouilles pour comprendre les évolutions si spécifiques de son règne et les multiples déplacements de sa sépulture après sa mort. Dans le même temps, Akhénaton devient un des principaux épisodes des « mystères » de l’Egypte antique tel que forgés par la tradition populaire. La principale légende, qui n’est autre qu’une lecture occidentale du règne d’Akhénaton, est d’affirmer que le « pharaon hérétique », en souhaitant répandre le culte du dieu-soleil, est un précurseur du monothéisme. Entre explications et réfutations par les égyptologues et légendes colportées décennies après décennies, la bibliographie consacrée à Akhénaton est des plus denses et des plus diversifiées…

Si Jacobs est loin d’être le premier dessinateur à s’intéresser au thème populaire des mystères des tombeaux égyptiens, l’interprétation qu’il en donne le place au-dessus de beaucoup de ses prédecesseurs. Un exemple connu : en 1932, Hergé, dans Les Cigares du pharaon, se risque sur le même terrain. L’exploration du tombeau du pharaon Kih-Osk par Tintin donne lieu à une des scènes les plus fantaisistes de la série, même s’il s’avère par la suite que les hallucinations du héros étaient dûes aux vapeurs d’opium. Jacobs tente de s’en tenir au maximum aux faits et le caractère rationnel de Philip Mortimer permet d’écarter toute tentation mystique. Cette dernière n’apparaît que par fragments à travers le personnage du cheikh Abdel Razek, descendant du peuple du Nil. Le fantastique de Jacobs est savamment pesé et l’auteur s’écarte ainsi de la tradition populaire en laissant le mystère à la marge tandis que priment d’autres rebondissements plus « réalistes ». Mais Jacobs est bien conscient de l’existene d’une imagerie ésotérique et sait en jouer. La couverture de l’album, en plus d’être un modèle de l’académisme jacobsien (jeu d’ombres et de lumières, équilibre de la composition), joue à fond sur les clichés des mystères de l’Egypte, avec la silhouette démesurée du dieu Horus (à rapprocher de la couvertures des Cigares, justement). Le second volume insiste encore davantage sur le mysticisme en nous invitant à une étrange cérémonie qui n’a en réalité jamais lieu dans l’album. C’est en effet dans ce second volume que Jacobs sacrifie à la légende, et la « chambre d’Horus » devient un lieu de mystères et de magie. Ce qui empêche l’aventure de sombrer dans le grand-guignol de certains romans feuilletons est la solidité de l’intrigue policière qui court tout au long du récit, le rattachant à des considérations très terre à terre.

Couverture originale des Cigares du pharaon, 1932


A la suite d’illustres prédecesseurs tels que Jules Verne, Jacobs recherche dans ses histoires un équilibre entre le mythe et la réalité, entre l’inspiration légendaire et le savoir scientifique. Il s’adresse à des enfants et l’un de ses objectifs et de les « instruire en s’amusant ». L’aventure permet aussi de présenter les grands sites de l’Egypte antique, la pyramide de Gizeh et le sphinx. Dans les albums qui suivront, Jacobs s’appuiera sur d’autres mythes connus, les traitant avec plus ou moins de fantaisie (l’Atlantide de L’Enigme de l’Atlantide). Il se situe à la frontière entre l’extraordinaire et la vérité. Pour l’anecdote, pendant que Jacobs publie dans Tintin Le mystère de la Grande Pyramide, Martin dessine dans le même journal Le Sphinx d’or pour sa série Alix, et la version couleur des Cigares du pharaon paraît en 1955 chez Casterman. Ce sont toutes les grandes signatures du journal qui sont mobilisées autour de l’Egypte !

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