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Ichtyoscopie printanière : lapin et bande dessinée

Franchement, qui s’intéresse à l’histoire des expositions de bande dessinée ? Et la bande dessinée numérique, tellement à la mode, c’est déjà de l’histoire ancienne (et qui comprend quelque chose à ces articles abscons sur le TurboMachin ?) ! Non, Phylacterium a décidé de se pencher sur des sujets qui intéressent vraiment les amateurs de bande dessinée. Voilà pourquoi, en collaboration avec la Société Protectrice des Animaux et le magazine Le Chasseur français, nous avons décidé d’un commun accord avec moi-même de consacrer un article au sujet brûlant du lapin dans la bande dessinée. Parce que, sur Phylacterium, on a pas peur des polémiques !

Un vrai héros français : le lapin

J’aimerais pouvoir vous le prouver parce que j’en suis persuadé : le lapin est à l’origine de la bande dessinée. Je suis sûr que si on regarde avec attention quelques unes des vignettes de Rodolphe Töpffer pour Les amours de monsieur Vieuxbois, on trouvera bien un petit lapin qui se promène. En tout cas, dans L’idée fixe du savant Cosinus de Christophe, il y en a. Et regardez le Yellow Kid, première véritable bande dessinée©, comme chacun le sait (sauf les cuistres) : rajoutez-lui des oreilles, et c’est un lapin.

L'idée fixe du savant Cosinus : déjà Christophe se préoccupait des lapins.

Mais il me faut sans doute préciser ma pensée. Que le lapin soit à l’origine de la bande dessinée mondiale, ce n’est peut-être pas très sûr. En revanche, il ne fait aucun doute que le lapin est un héros de bande dessinée authentiquement français ! Regardez les anglais : ils ne surent que l’utiliser dans Peter Rabbit de Beatrix Potter en 1902 : il n’y a même pas de bulles mais du texte sous l’image, forme primitive qui précéda la véritable bande dessinée©, comme chacun le sait (sauf les cuistres). Alors qu’en France, on savait très bien que cette forme primitive était mieux adapté à, disons, un éléphant. Autre preuve du particularisme cuniculophile de la bande dessinée française : il n’y a pas de lapin dans Mickey, de Walt Disney, mais des souris, des chiens et canards.Quant à Tintin et Spirou, deux héros belges, ils sont accompagnés respectivement d’un chien et d’un écureuil, et non d’un lapin. Alors bien sûr, Benjamin Rabier aussi s’est abaissé à employer le lapin dans une forme primitive de texte sous l’image, dans Les Contes du lapin vert. Mais toute l’originalité du plus grand dessinateur animalier de son époque était de saisir l’anormalité de ce procédé en teignant en vert le lapin en question.
Il faut attendre les années 1940 pour qu’Edmond-François Calvo (le Walt Disney français) se rendre compte de tout le potentiel narrativo-séquentiel du lapin (Des esprits chagrins vont me dire que Calvo n’utilisait pas de bulles… C’est parce qu’ils n’y connaissent rien.). Il créé en 1943 le personnage de Patamousse pour la Société Parisienne d’Edition, un charmant petit lapin frondeur qui va dans l’espace. N’oublions pas non plus que dans son chef-d’oeuvre, La bête est morte, puissante satire des ambitions démesurées d’Hitler, dessiné pendant l’Occupation et diffusé sous le manteau (Hé oui ! Quelle audace ! Voilà un vrai résistant, pas comme ces collabos d’Alain Saint-Ogan et d’Auguste Liquois.), Calvo choisit pour représenter les français le personnage du lapin. Son dessin admirable, plein de vie, venant en droite ligne de Peter Brueghel l’Ancien, est une véritable réussite. La bonhomie optimiste des lapins est célébrée dans de célèbres doubles pages fourmillante de détails.

Un autre dessinateur de la génération de Calvo, Sirius, a su faire du lapin un excellent ambassadeur de la fiction française (les mêmes esprits chagrins que précédemment me diront que Sirius est belge… C’est une grossière manipulation.). Avec Niki Lapin (1941), quoi de mieux qu’un lapin-mousquetaire pour héroïser notre animal dans un genre mis à l’honneur par le grand Alexandre Dumas : le récit de cape et d’épées. Assurément, dans la France de ces années 1940, la bande dessinée permet de mobiliser la jeunesse contre l’occupant par l’impact métaphorique de subtiles animaux anthropomorphisés. Symbole du courage, de la bravoure, de l’honneur, le lapin acquiert un sens qui ne qu’émouvoir le coeur meurtris des petits Français.

Le lapin, Poulidor de la bande dessinée

Après la Libération, l’emploi du lapin dans la bande dessinée subit un étrange phénomène : là où Rabier, Calvo et Sirius étaient capables d’en faire un héros, il est curieusement relégué à des rangs subalternes, voire hostiles.
N’est-ce pas un belge, Hergé, qui enclenche cette triste déchéance dont les conséquences, dans les années 1990, seront bien funestes ? Qui se souvient de son Popol et Virginie au pays des Lapinos ? Outre l’ignoble jeu de mots de ce titre qui ridiculise l’héritage littéraire de Bernardin de Saint-Pierre, cette histoire, publiée en 1934 dans Le Petit Vingtième, met en scène deux genres d’ursidés pris dans les mailles de lapins-indiens belliqueux. L’histoire est rééditée en 1952 par Casterman : là réside peut-être l’explication de la malédiction qui touche alors le lapin dans la narration figurative.
Fort heureusement, ce n’est pas dans une fonction d’antagoniste que le lapin connaîtra un destin le plus régulier. Et tous les belges ne ridiculisent pas traitreusement ce noble animal : Macherot en fait un ami du héros dans Chlorophylle, et Serpolet le lapin combat vaillamment les vilains rats noirs dans Chlorophylle contre les rats noirs, premier épisode de la série (1954 dans Tintin). Un univers animalier sans lapin n’est pas envisageable. Plus tard, Philippe Coudray retiendra cette leçon dans L’Ours Barnabé (Hachette, 1989). Mais, là encore, ô funeste décadence, le lapin n’est que le compagnon du héros éponyme.
Le lapin est-il dès lors condamné à cette secondarité ontologique ? Est-il trop petit ? Si cette théorie fonctionne face au gros ours Barnabé, elle n’a pas de sens face à Chlorophylle, lérot visuellement diminué. Certes, mettre en avant un représentant d’une minorité mammifère peu usitée dans la bande dessinée, et qui plus est menacée et, ici, en situation de handicap, est fort remarquable (quoique bien pensant) de la part de Macherot. Mais on ne me fera pas croire que le lapin ne méritait pas plus que cette créature joufflue et pataude ! Trop commun, diront certains progressistes peu attachés à la tradition… Non, ce n’est définitivement pas charitable de traiter ainsi un digne habitant de notre belle campagne française.
Il n’y a pas que les bandes dessinées animalières qui s’en tiennent à la subalternité graphique intrinsèque au lapin. On retiendra ainsi la présence d’un lapin dans Yakari, de Derib et Job. Dans cette série, les animaux sont justement à l’honneur et le petit indien Yakari rencontre Nanabozo le grand lapin (Yakari et Nanabozo, Casterman, 1978) . Est-ce à dire que Derib et Job avaient lu Popol et Virginie et, dans leur bienveillance toute helvétique, voulu redorer le blason des lapins-indiens ? Nanabozo est un lapin magicien d’essence divine qui laisserait presque croire à la résurrection de la tradition du lapin-héros des années 1940.

Yakari et Nanabozo, une saine tentative de restaurer l'honneur séquentiel du lapin


Mais le temps n’a guère confirmé cette tendance… Dans De Cape et de crocs, Masbou et Ayroles font une référence directe à Sirius en intégrant un lapin dans un récit de cape et d’épées. Mais Eusèbe, quoiqu’assurément brave, n’est qu’un petit lapin blanc une fois de plus réduit à une comparsitude totalisante.

Des lapins mis en cage ?
Dans les années 1990, le personnage du lapin s’est fait kidnapper par une pseudo-avant-garde composée d’artistes ratés. C’est là la dernière étape de la déchéance cunicole durant tout le XXe siècle, préparé par sa réduction au niveau de personnage secondaire.
Dès avant les années 1970, des versions alternatives et déformées du lapin se font jour chez des « auteurs » peu soucieux de la tradition. Jean-Claude Forest, connu pour ses faiblesses scénaristiques, se permet d’utiliser le lapin dans Comment décoder l’etircopyh (1972 dans Pilote) en mettant en scène des gangsters ridiculement grimés en lapin, et se faisant appeler les « grands lapins noirs de l’AMFFFPA ». Il ne s’agit plus d’honorer l’animal en l’humanisant, mais d’en faire un costume de carnaval. Régis Franc utilise certes un anthropomorphisme de meilleur aloi, mais les lapins de cet auteur typique de la bande dessinée intellectuelle des années 1970 ont tous les défauts de l’homme, ce qui n’aide guère à renouer avec l’héroïsme. Et ne parlons pas des Etats-Unis, qui démontrent ici leur volonté de se moquer des valeurs françaises : j’ai entendu parler d’un certain Robert C. (??), sans doute fort peu connu en dehors de sa contrée d’outre-atlantique, qui invente en 1975 le personnage de Fuzzy, transportant un lapin dans son monde si graveleux et malsain.
A partir des années 1990, c’est comme une invasion de lapins de la part d’auteurs issus de ladite « bande dessinée alternative ». Quelle mouche les a donc piqués ? Lewis Trondheim ouvre le bal avec son Lapinot et les carottes de Patagonie (L’Association, 1995). Il récidive en faisant de ce « Lapinot » un personnage récurrent : goût vestimentaire incertain, tension suspecte vers l’individualisme, facheuse tendance à changer opportunément de genre comme de chemise dans des scénarios absurdes, rien n’est fait pour le transformer en héros à part entière. Heureusement garde-t-il une certaine tenue morale (dans une certaine mesure, puisqu’il s’oppose à l’ordre naturel en se reproduisant avec une souris !). Et Trondheim d’exporter encore sa volonté de colporter une mauvaise image du lapin dans Donjon, la série qu’il crée en 1998 pour Delcourt avec Joann Sfar (les esprits chagrins, décidément bien décidés à ne pas me laisser ma liberté d’expression, vont me dire Delcourt n’est pas un éditeur alternative… Mais voyons, c’est une stratégie d’entrisme caractérisée !). Il nous laisse le choix entre les lapins xénophobes de Zootamauksime (tournant en plus violemment en dérision des opinions démocratiquement acceptées dans le jeu politique) et la brute sanguinaire anarchiste qu’est Marvin Rouge, dont la couleur fait naturellement référence à des tendances gauchisantes.

Lapinot, suppot de l'extrêmisme bédéistique


Trondheim n’est pas le seul à avoir corrompu la belle image du lapin dans notre bande dessinée française (si tant est qu’on puisse appeler cela « bande dessinée »). Récemment, le sommet de l’horreur a été atteint par Le Lièvre de Mars avec Henri le Lapin à grosses couilles, odieux pamphlet fort irrespectueux d’un bien facheux handicap. Le pseudonyme de l’auteur laisse à penser qu’il travaille en sous-main pour le puissant lobby des lièvres, ces lapins dévoyés. James et la tête X ont imaginé un monstre, Zzzwük, celui qui ressemble à un lapin, laissant là une approximation bien malheureuse qui ne va pas aider nos enfants à identifier les animaux en ce temps où la campagne fait partie du passé.

L’OPA de ce groupuscule qui complote contre la véritable bande dessinée© doit être dénoncée : l’Association, maison d’édition confidentielle et connue des seuls initiés (ou plutôt devrais-je dire des « adeptes » de cette secte de philistins), utilise le nom du noble lapin pour titrer sa revue, et ce depuis 1992 ! Et encore de nos jours ! Cela doit cesser : rendez-nous nos lapins !chronique des jours anciens
Et, pis encore, on m’annonce maintenant que la prétendue « bande dessinée numérique », qui défait le si beau marché patiemment conçu de la véritable bande dessinée©, s’intéresse aussi aux lapins ! Par exemple, cela fait plusieurs années que dure le strip Lapin de Phiip (http://www.lapin.org/index.php), où, une fois de plus (car telle est la coutume chez ces gens-là), le lapin est complètement ridiculisé, réduit à quelques traits et à un humour attaquant avec insistance nos entreprises françaises créatrices d’emploi. Et je passe sur le Wonder Lapin de Dranéouf, triste concession à l’américanisation galopante de notre société (http://wonderlapin.blogspot.com/).

Lapin, ta déchéance dans le domaine de la bande dessinée est à l’image de la déchéance de la bande dessinée elle-même… D’abord populaire héros français, tu es devenu l’étendard d’éditeurs de peu de foi, méprisant le public, qui te tournent en ridicule. Il est grand temps que l’image du lapin soit restaurée dans ce média populaire qu’est la bande dessinée !

Le FIBD 2011 sur Phylacterium

Pour accompagner, ou prolonger (ou même suppléer, soyons audacieux !), la programmation du festival international de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême (http://www.bdangouleme.com/), le blog Phylacterium vous propose de vous replonger dans ses archives…

Cela ne vous aura pas échappé, le Grand Prix du FIBD 2010, subséquemment président du FIBD 2011, est le dessinateur Baru. Depuis février dernier, je me livre à un « Baruthon » qui consiste à chroniquer tous les mois un album de cet auteur peu connu du public, et pourtant essentiel témoin du monde contemporain. Pour les plus courageux qui veulent avoir un solide aperçu de son oeuvre : avanti, Baruthon !

Bien sûr, le concours Révélation blog, dont le prix sera remis vendredi a lui aussi eu droit à un récent article, qui revient sur les trois lauréats.

Au bar Le Cinq sens sera exposé plusieurs planches originales du collectif Les Nouveaux Pieds Nickelés édités pour Onapratut comme un hommage à l’oeuvre de Forton qu’on ne cesse de ranger dans les « classiques » du neuvième art. Prémonitoirement, je l’avais chroniqué dès sa sortie en mai 2010 : Des anciens aux nouveaux Pieds Nickelés

Une exposition sur l’Egypte et la bande dessinée au musée des Beaux-Arts d’Angoulême… L’exposition se concentre sur trois séries d’Isabelle Dethan : Le Tombeau d’Alexandre dessinée par Maffre, Sur les terres d’Horus et Khéti, fils du Nil par Mazan et J’avais déjà rédigé quelques chroniques apéritives sur ce thème en décembre : La mystérieuse pyramide d’Edgar P. Jacobs, l’aventure didactique de De Gieter, l’épopée napoléonienne de Jacques Martin et André Juillard et les milles et une nuits de Golo.

Enfin, dans la sélection officielle se trouvent deux albums que je vous recommande ardemment : Pour l’Empire de Bastien Vivès et Merwann Chabanne et Château de sable de Frederik Peeters et Pierre Oscar Lévy. Je vous invite à lire, pour en savoir plus sur ces auteurs, le Parcours de blogueurs sur Bastien Vivès et l’article consacré au suisse Frederik Peeters (sobrement intitulé Pourquoi lire Frederik Peeters ?).

Bon festival à tous !

Mise à jour le 30 janvier : le palmarès du FIBD 2011 : (source : Lemonde.fr)

Grand Prix de la Ville d’Angoulême
: Art Spiegelman

Fauve d’or du meilleur album
: Cinq mille kilomètres par seconde (Atrabile), par Manuele Fior

Prix spécial du jury : Asterios Ployp (Casterman), par David Mazzucchelli

Prix de la série
: Il était une fois en France, tome 4 : Aux armes, citoyens ! (Glénat), par Fabien Nury (scénario) et Sylvain Vallée (dessin)

Prix révélation : Trop n’est pas assez (Cà et Là), par Ulli Lust et La Parenthèse (Delcourt), par Elodie Durand

Prix Regards sur le monde
: Gaza 1956 (Futuropolis), par Joe Sacco

Prix de l’audace
: Les Noceurs (Actes Sud BD), par Brecht Evans

Prix Intergénérations
: Pluto (Kana), par Naoki Urasawa et Osamu Tezuka

Prix du Patrimoine
: Bab El Mandeb (Mosquito), par Attilio Micheluzzi

Prix de la bande dessinée alternative : L’arbitraire, volume 4 (périodique édité à Lyon)

Prix Jeunesse : Les Chronokids, tome 3 (Glénat), par Zep, Stan & Vince

Prix du public : Le bleu est une couleur chaude (Glénat), par Julie Maroh