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Une hybridation réussie : le musée-bibliothèque de manga de Kyoto

La question a déjà été souvent posée sur ce site : comment diable peut-on exposer la bande dessinée de manière efficace et intelligente à la fois ? Loin des alignements de planches originales, le Musée du manga de Kyoto donne quelques idées…

Le Musée international du manga de Kyoto a été fondé en 2006 par la municipalité de Kyoto et l’université Seika. Bien avant cette date, on trouvait au Japon un certain nombre de musées du manga ainsi que beaucoup de musées consacrés à des mangakas en particulier. De la même manière, les bibliothèques consacrées exclusivement aux mangas ne sont pas vraiment rares ; la plus célèbre est la bibliothèque de mangas d’Hiroshima mais on en trouve également dans d’autres villes japonaises. Et surtout, on trouve un peu partout dans le pays des manga kissa, des cafés-bibliothèques où l’on paie un forfait horaire pour lire autant de mangas que l’on veut (et où l’on peut généralement passer la nuit à bas coût).

Le Musée international du manga de Kyoto se déploie sur quatre étages d’une ancienne école élémentaire du début de l’ère Meiji : il accueille une exposition permanente sur l’histoire du manga, plusieurs expositions temporaires, un atelier d’initiation à la création de mangas (sous forme papier et sous forme numérique), une salle de consultation des archives, une boutique, un auditorium… Jusqu’ici, rien de bien extraordinaire : cela ressemble plus ou moins aux composantes de n’importe quel musée moderne.

En réalité, ces divers éléments n’occupent qu’une petite moitié des espaces : tout le reste accueille des livres et des gens en train de les lire. Du sol au plafond, les murs sont recouverts d’étagères contenant des mangas et chaque visiteur peut se servir et s’asseoir quelque part pour lire – toute la journée si le cœur lui en dit. On me rétorquera que la plupart des musées de bande dessinée proposent des œuvres à lire en libre accès, et d’ailleurs le Musée de la bande dessinée d’Angoulême ne fait pas exception. La différence, c’est qu’au Musée du manga de Kyoto, ce sont 50 000 mangas qui sont à la disposition des visiteurs. Certes, en proportion des 300 000 mangas qu’il conserve, ce n’est pas si énorme ; mais 50 000 mangas en libre accès, cela correspond tout de même à une quinzaine de murs intégralement recouverts de rayonnages de mangas. La notion de mur est particulièrement mise en avant par la communication du musée ; même si le terme de bibliothèque n’est pas particulièrement rejeté, ce sont bien des murs de manga (マンガの壁 – manga no kabe) que la scénographie propose aux visiteurs. Dans de nombreux endroits du musée, les étagères couvrent en effet l’intégralité des parois, ce qui donne un effet « bibliothèque de la Belle et la Bête » assez enivrant.

Que l’on ne se trompe pas : il s’agit tout de même bien d’un musée, avec des panneaux explicatifs, des vitrines, des ateliers, des conférences, un centre de recherche et des expositions temporaires. Lors de mon passage, l’exposition sur les styles de bande dessinée américaine d’inspiration japonaise se terminait et s’apprêtait à laisser la place, pour quelques jours, aux travaux de fin d’étude des étudiants de la Faculté de Manga de l’université Seika. Bien que ces expositions ne soient pas particulièrement délaissées, il est évident que la plupart des gens sont assis et lisent des mangas. La présence de ces lecteurs finit d’ailleurs par faire partie de la scénographie : pour le visiteur, l’omniprésence des lecteurs est comme un témoignage vivant de l’intérêt que suscite le manga, y compris des mangas qui datent de plus de cinquante ans, ce qui colle assez bien avec le propos général du musée. Le fait d’avoir installé ce grand musée à Kyoto, ville connue moins pour sa culture populaire que pour son importance historique et son rôle dans l’histoire du Japon classique, répondait à une volonté politique et scientifique d’affirmer symboliquement le manga comme élément définitivement incontournable de la tradition japonaise. De le muséifier, en quelque sorte. Que le musée soit installé dans une ancienne école élémentaire n’est pas non plus innocent : cela donne à l’ensemble une tonalité nostalgique qui permet de toucher non seulement les lecteurs de mangas les plus récents mais aussi les personnes plus âgées qui lisaient du manga dans leur jeunesse. Certaines personnes évoquent sur des blogs l’émotion qu’ils ont ressentie, en retrouvant des mangas oubliés depuis cinquante ans mais aussi en entendant le grincement du parquet typique des écoles élémentaires de l’après-guerre.

En jetant un œil au public, on se dit que tous ces gens sont manifestement venus plus pour lire des mangas que pour visiter les expositions : comment se fait-ils qu’ils soient prêts à payer le ticket d’entrée du musée (800 yens, 8 € tout de même) ? Pour une bibliothèque, ça fait un peu cher. Oui, mais en fait non. En réalité, la réussite de l’hybridation musée-bibliothèque n’est possible que grâce à une habile politique tarifaire : à la journée, c’est bien 800 yens pour les adultes, mais seulement 100 yens pour les écoliers et 300 yens pour les collégiens et lycéens. Et surtout, une formule d’abonnement à l’année permet de venir autant qu’on veut pour un coût qui n’est pas exorbitant (1200 yens pour les écoliers, 3600 yens pour les collégiens et lycéens, 6000 yens pour les adultes). Il faut également noter que l’habitude de payer une somme forfaitaire pour lire autant de mangas qu’on veut est implantée dans la société japonaise par le biais des manga kissa.

Dans cet ensemble, une partie minoritaire mais non négligeable est consacrée à l’Exposition internationale de manga. Cette section comprend d’un côté des mangas japonais traduits en diverses langues, et de l’autre des équivalents du manga dans d’autres cultures. À côté des manhwa coréens, des manhua chinois et des comics américains, on trouve donc tout un rayon de バンドデシネ (bando-deshine, bandes dessinées) européennes, certaines en langue originale et d’autres en version japonaise. On ne peut pas vraiment dire que les bandes dessinées en langue originale présentées ici soient représentatives de la production européenne : pour la bande dessinée franco-belge, on a Mélusine, L’Incal… des choses très bien, en fait, mais il faut avouer qu’une petite mise à jour ne ferait pas de mal. Pour ce qui est des bandes dessinées franco-belges traduites en japonais, on trouve notamment Enki Bilal, Joann Sfar, Marjane Satrapi et Alex Barbier, Guy Delisle ou encore Lewis Trondheim. À côté de tout cela, des bandes dessinées portugaises, espagnoles, italiennes… Le fait qu’une très large place soit donnée à la bande dessinée allemande ne laisse pas d’étonner ; en fait, la raison en est juste que l’acquisition de ces bandes dessinées européennes s’est faite en grande partie à travers un accord avec l’Université de Leipzig. Cette section consacrée à la bande dessinée internationale peut sembler très limitée, et les mauvaise langues diront que c’est bien peu pour justifier le titre d’international que s’octroie le musée. Cela dit, la section est très bien située (à l’entrée du musée) et, au regard du peu d’intérêt que la plupart des Japonais portent généralement à la bande dessinée occidentale, il s’agit d’un effort louable qu’il convient de saluer.

C’est donc au manga japonais, sous toutes ses formes, que sont consacrés 95 % du musée. Ce dernier évoque bien sûr les précurseurs des mangas (notamment les rouleaux peints de la période de Heian) mais il fait le choix de ne pas trop insister sur la filiation ancienne et de se concentrer sur l’époque des premières parutions périodiques de manga, au XIXe siècle. L’idée est que l’on peut toujours faire remonter les origines à la nuit des temps, mais que ce n’est qu’après 1945 que le manga a pris une véritable importance culturelle.

En feuilletant un peu les mangas de diverses époques, on s’aperçoit que la différence stylistique avec la bande dessinée européenne n’a pas toujours été aussi forte qu’aujourd’hui. Dans nombre de mangas des années 1960, les traits qu’on considère aujourd’hui comme caractéristiques du genre ne sont pas aussi marqués qu’aujourd’hui et certaines histoires pourraient tout à fait passer pour de la bande dessinée européenne ou américaine à la Carl Barks. Le musée met aussi l’accent sur le rôle précurseur du kamishibai, ce théâtre d’images qui fleurissait dans les années 1930 et a été supplanté par la télévision mais dont les motifs se sont largement reportés sur le manga. En dépit de ces divers aspects, on pourra trouver que le côté musée est insuffisant : en définitive, l’espace muséographique à proprement parler est limité à la galerie du troisième étage et il serait sans doute possible d’aller plus loin dans le détail de l’histoire du manga. Les autres aspects relèvent parfois du gadget, ainsi cette étonnante collection de moulages de mains de mangakas célèbres :

Le choix des collections porte l’empreinte d’une certaine vision du manga et de ce qu’il doit être. La plaquette de présentation en français indique « Avec le manga comme outil d’expression, nous nous efforçons d’inculquer une sensibilité saine et féconde à la future génération ». En conséquence de quoi, le guide touristique Lonely Planet peut affirmer « Soyez rassuré, cette collection immense ne comporte aucun sukebe manga (bandes dessinées érotiques) ». On pourra déplorer ce puritanisme et regretter que soit présenté ce panorama édulcoré de la production éditoriale ; sans nécessairement aller jusqu’à la pornographie, une très grande partie des mangas publiés actuellement raconte des romances sentimentales qui ne font pas l’économie d’une dimension érotico-sensuelle ; il est un peu étrange de n’en pas trouver trace ici. De manière générale, un jeune lecteur de manga pourra trouver les collections un peu vieillottes ; mais peut-on reprocher à un musée de n’avoir pas la même politique documentaire qu’une bibliothèque de quartier ou un manga kissa ? Par ailleurs, l’organisation des espaces porte la marque des divisions par genre propres au manga, des divisions qui peuvent soulever l’étonnement du lecteur occidental, peu habitué à ce que les genres littéraires se divisent entre genres pour femmes et genres pour hommes. Ainsi, les murs de manga du premier niveau sont consacrés au manga pour garçons, ceux du deuxième niveau sont consacrés au manga pour filles, et le troisième niveau contient les mangas jeunesse. De fait, quand on regarde qui lit quoi et où, la division est tout à fait respectée.

Malgré ces côtés un peu déroutants pour le visiteur occidental, le musée est une vraie réussite, un mélange bien pensé entre un musée et une bibliothèque, un endroit où l’on apprend plein de choses sur les mangas tout en ayant envie d’y passer des heures et d’y revenir le plus vite possible…

Particularités de la lecture de bande dessinée numérique

La bande dessinée numérique, un phénomène difficile à circonscrire ?

Depuis deux ans, Phylacterium tente régulièrement de mettre en évidence la richesse de la bande dessinée présente sur le web, cette bande dessinée qui connaît un certain succès depuis une dizaine d’années même si les offres commerciales n’existent que depuis deux ou trois ans. Le rapport 2011 de l’ACBD évalue le nombre total de webcomics et blogs BD à environ 15 000. On sait par ailleurs que certains blogs BD rassemblent un grand nombre de lecteurs et parviennent à une certaine notoriété au-delà du cercle des initiés, mais il est difficile de trouver des statistiques sur l’audience de ces blogs et sur l’ampleur du phénomène qu’ils représentent. Ce flou ne se limite pas aux blogs et touche également le reste de la bande dessinée en ligne, notamment les plates-formes d’hébergement et de diffusion (si quelqu’un sait où l’on peut trouver des chiffres un peu sérieux, ça m’intéresse).
En tout cas, le phénomène est d’une ampleur suffisante pour mériter que l’on s’arrête un moment sur ce que le passage du papier au numérique change concrètement en termes de pratiques de lecture.

La page, procédé séquentiel et contrainte matérielle

Un aspect essentiel de la BD papier que la BD numérique ne reprend pas : la page. On pourrait penser que la publication en pages ne change pas grand chose : c’est une simple contrainte matérielle due au fait qu’il faut bien mettre les cases quelque part. Et puis la page a des fondements historiques : depuis le IVe siècle (quand on est passé progressivement du volumen au codex), pour diverses raisons pratiques, le livre est divisé en feuillets, chaque feuillet comportant deux pages (un recto et un verso). Or le format des pages web, que l’on fait généralement défiler du haut vers le bas, ressemble fortement au format du volumen, le rouleau de papyrus qu’on enroulait autour d’un axe en bois et que l’on déroulait au fur et à mesure de la lecture. On pourrait penser que le retour du codex au volumen ne change pas grand chose à la lecture, en particulier en bande dessinée, où la séparation la plus forte est entre les cases et non entre les pages ; toutefois, les amateurs de Tintin (entre autres) connaissent bien l’importance des cliffhangers, ces moments où le lecteur est obligé de tourner avidement la page s’il veut savoir ce qui va advenir du héros maintenant qu’il a été assommé par un des hommes de main de Mitsuhirato (ou d’Olrik, ne soyons pas sectaires).

Les offres commerciales proposant des numérisations d’albums papier, apparues ces dernières années, disposent souvent d’une interface de consultation qui reconstitue le fonctionnement par page. En revanche, du côté des bandes dessinées nativement numériques, la situation est plus nuancée : si certaines œuvres reprennent la structure d’une bande dessinée traditionnelle, d’autres mettent à profit les possibilités du web pour proposer de nouveaux modes de lecture. Le défilement horizontal et surtout vertical permet une lecture étendue et presque infinie. Le 12 septembre dernier, Al Boulet al Kabir, dans la note publiée à l’occasion du nouvel habillage de son blog, donnait un exemple de ces problématiques :

Les avantages de cette version plus sobre : elle est plus légère, la page n’est plus tronquée par le cadre et je ne suis plus limité en hauteur pour les images (…). Et puis la fenêtre Flash était limitée en hauteur. Du coup, je ne pouvais pas mettre plus de trois pages, et encore, il fallait des marges sur le côté. Maintenant je peux coller vingt pages d’affilée si je veux.

Ce qui est un peu surprenant dans ce propos, c’est que le raisonnement se fait toujours en nombre de pages mais que l’auteur aspire à pouvoir en mettre autant qu’il veut et se réjouit que ce ne soit plus une contrainte.

Page par page ou case par case ?

Lire de la bande dessinée, c’est toujours interpréter une succession d’images (souvent accompagnées de texte). Pour cela, les écrans d’ordinateur, les liseuses et les tablettes permettent de conserver le principe traditionnel de la planche ou au moins du strip. Dans ces formats, c’est l’œil du lecteur qui réalise la séquentialité à partir des différentes cases présentées simultanément à son regard.

En revanche, le développement des smartphones a conduit les fournisseurs de contenu à développer des applications où les cases sont automatiquement présentées l’une après l’autre. Les auteurs s’y adaptent : Bludzee, dessiné par Lewis Trondheim et édité par Avecomics/Aquafadas, est une série de strips conçus spécialement pour la lecture sur téléphone. Ce changement important rapproche en partie la lecture d’une BD numérique du visionnage d’un dessin animé. Certains éditeurs en sont conscients et élaborent actuellement des projets de format hybride bande dessinée/dessin animé, en particulier Aquafadas et Ankama.

 

Lecture et supports de lecture

L’avenir de la lecture de bande dessinée numérique est également lié aux supports de lecture qui s’imposeront dans les prochaines années. Après des années et des années d’hésitations et de tâtonnements, il est vraisemblable que l’on se dirige vers une stabilisation des supports et une cristallisation des pratiques de lecture. En France, c’est encore la lecture sur écran d’ordinateur qui domine et il est possible que cela dure : le format web est sans conteste le plus durable depuis des décennies et il présente pour le moment l’avantage d’une offre gratuite pléthorique. La lecture de bande dessinée sur liseuse est très rare dans nos contrées mais tout à fait répandue aux États-Unis, où elle fait d’ailleurs l’objet de tensions économiques réelles : l’éditeur DC Comics a récemment conclu avec Amazon un contrat d’exclusivité sur une centaine de titres majeurs de son catalogue pour les diffuser sur la nouvelle tablette d’Amazon, ce qui a déclenché l’ire des concurrents d’Amazon, en premier lieu Barnes&Noble. Quant aux Japonais, selon une récente étude, ils lisent depuis plusieurs années des mangas sur leur téléphone portable et ce marché du keitai manga est évalué à 350 millions d’euros par an. Au dernier Salon du Livre, Xavier Guilbert avait esquissé un rapprochement intéressant entre ces choix de supports et les modes de transports préférentiels dans les différents pays concernés : la lecture sur téléphone portable est en effet particulièrement pertinente dans les endroits où l’on passe de nombreuses heures par semaine dans les transports en commun…

Jusqu’à une date très récente, les liseuses n’affichaient pas les couleurs. L’apparition de nouveaux modèles de liseuses et l’équipement en tablettes vont bientôt changer la donne.

Antoine Torrens

Mythe français et imaginaire japonais : La Rose de Versailles (Riyoko Ikeda)

La venue de Riyoko Ikeda au dernier festival d’Angoulême est l’occasion de revenir sur l’œuvre qui a fait son succès, La Rose de Versailles. C’est aussi l’occasion de commencer à effleurer le domaine du manga, bien peu présent jusqu’ici sur Phylacterium, il faut l’avouer.

Les mangas tiennent une place énorme dans le paysage français de la bande dessinée ; à l’inverse, la bande dessinée européenne est totalement absente du paysage culturel japonais. On peut légitimement s’interroger sur les raisons de cette relation à sens unique : inadaptation du format européen aux pratiques de lecture des lecteurs japonais ? timidité du côté des éditeurs français ? Protectionnisme de l’édition japonaise ? Cette question fort vaste ne sera pas traitée ici.

 

Tintin en japonais, une exception

 

Si les Japonais ne lisent pas les bandes dessinées occidentales, en revanche ils reprennent parfois des motifs occidentaux pour les adapter aux formats japonais : on peut s’étonner du caractère franchement occidental des villes de certains dessins animés japonais, au hasard celles de Cardcaptor Sakura (du collectif CLAMP) ou même des films de Hayao Miyasaki (Kiki la petite sorcière, ou même Le château ambulant). Il arrive aussi que le manga adapte à l’usage japonais des thèmes narratifs occidentaux : c’est ce qui se passe dans La Rose de Versailles, qui adapte aux codes et aux thèmes du manga l’histoire bien connue de Marie-Antoinette. La Rose de Versailles (en japonais ベルサイユのばら, Berusaiyu no bara) a été publié dans le magazine Margaret (マーガレット) en 82 épisodes, du printemps 1972 à l’automne 1973. Il a remporté rapidement un vif succès et a fait de son auteur, qui avait alors 25 ans, une mangaka reconnue. La Rose de Versailles a connu, dans sa version de poche, un tirage à 12 millions d’exemplaires et a été adaptée au théâtre par la troupe Takarazuka. La série télévisée qui en a été tirée, Lady Oscar a été diffusée entre 1979 et 1980 au Japon, puis dans le monde entier, mais Riyoko Ikeda n’a pas pris part à sa réalisation.

L’histoire de Marie-Antoinette comme mythe français

L’histoire de Marie-Antoinette peut à bon droit être considéré comme un mythe national français. Cette histoire n’est pourtant pas comptée au nombre des Lieux de mémoire1 et elle possède un statut ambigu, à la fois mythe républicain anti-monarchiste et expression d’une fascination certaine pour la vie de cour à la fin de l’Ancien Régime : à bien des égards, la figure de Marie-Antoinette est une anti-Marianne de la même façon qu’Ève est une anti-Marie (et vice versa).

Ce mythe est fait à la fois d’un fondement historique et de développements fictionnels. La réalité historique de cette période a été dépeinte par une multitude d’historiens et de manuels scolaires, même si la limite entre la réalité et la fiction est floue sur de nombreux points : si l’on a plus ou moins élucidé aujourd’hui les tenants et aboutissants de l’affaire dite du collier de la reine, en revanche bien des doutes subsistent sur la relation entre la reine et le comte de Fersen, sur les intentions de Louis XVI à différentes étapes de la Révolution, sur le rôle des Polignac et sur bien des acteurs de la cour de l’époque. Les événements eux-mêmes possèdent des côtés profondément littéraires. La fuite à Varennes, notamment, correspond exactement au schéma de la tragédie : dénouement connu et poutant attendu, personnages de rang élevé, rôle du destin, sentiment de terreur et de pitié, etc.

Autour de ce noyau d’événements historiques attestés, des motifs ont été inventés à l’époque, puis développés et élargis progressivement. Ces motifs tournent autour de l’intimité de la reine : amours avec Axel de Fersen, turpitudes autour de l’affaire du collier de la Reine, intrigues de la Polignac… Souvent sont ajoutés des personnages supplémentaires, comme le comte de Cagliostro dans la pentalogie des Mémoires d’un médecin2 d’Alexandre Dumas ou Oscar François de Jarjayes dans La Rose de Versailles. La trentaine de films qui se sont attachés à décrire l’histoire de Marie-Antoinette ont eux aussi leur lot de personnages secondaires inventés, à commencer par Lady Oscar, le film que Jacques Demy a tiré de La Rose de Versailles en 19783.

L’écriture de La Rose de Versailles

Riyoko Ikeda, en 1972, s’est appuyée sur la documentation qu’elle avait à sa disposition. Le 29 janvier dernier, à Angoulême, elle expliquait qu’elle avait d’abord reçu, à l’école, une vision assez simpliste de l’histoire de Marie-Antoinette, puis qu’elle avait eu à lire sa biographie par Stefan Zweig quand elle était en classe de 1re. Il faut rappeler que cet ouvrage de Zweig, sobrement intitulé Marie-Antoinette4, n’est pas un roman, contrairement à ce que prétend la préface de l’édition française du manga ; parmi les nombreuses biographies écrites par Zweig (Fouché, Magellan, Érasme…), Marie-Antoinette est l’une des plus rigoureuses, des plus exactes et des mieux documentées. Pour l’écriture du manga, Riyoko Ikeda s’est appuyée sur d’autres documents, dont nous ne connaissons pas le détail. Elle reprend tels quels de nombreux aspects du mythe, en particulier dans la première partie du manga : le règne de la Du Barry à Versailles, l’insouciance de la jeune Marie-Antoinette, la maladresse de Louis XVI, les dépenses excessives au jeu, l’affaire du collier de la Reine, les intrigues du duc d’Orléans contre son frère, les amours de la reine avec le comte de Fersen, etc.

Apports japonais au mythe français

Toutefois, la reprise par le manga ne va pas sans des modifications. De la même manière que la vision des villes européennes dans les films de Miyazaki, ou même la représentation des gâteaux français dans les pâtisseries tokyoïtes, ont de quoi étonner l’oeil occidental, la cour de Versailles décrite ici paraît bien caricaturale et bien étrange à la fois, comme si l’on avait plaqué sur le mythe d’origine des caractères qui habituellement ne lui appartiennent pas.

Le premier fantasme plaqué sur la cour de Versailles est celui de la duplicité, du double visage. Oscar François de Jarjayes, le personnage principal à la double identité de femme dans l’uniforme d’un général, en constitue peut-être le paroxysme, mais bien d’autres personnages du manga illustrent cet aspect : la duchesse de Polignac, Jeanne de la Motte, et de manière générale toutes les représentations du courtisan habile à couvrir ses aspirations les plus basses derrière un masque d’urbanité. Surtout, l’évolution du caractère de Marie-Antoinette, d’abord jeune femme futile et ensuite reine responsable, montre que cette dualité peut aussi avoir vocation à recouper la dualité entre Ancien Régime et Révolution. Ce caractère binaire convient bien à la forme du manga, qui donne généralement à chaque personnage deux expressions graphiques : la principale est plutôt statique et calme tandis que l’autre, aux traits simplifiés et aux expressions accentuées, est utilisée pour dénoter la colère, la surprise, la peur ou le trouble amoureux. Les bulles elles-mêmes, dans le manga possèdent deux formes principales : l’une est la bulle la plus banale, ronde et lisse, l’autre est hérissée de piquants et dénote une parole moins maîtrisée.

Un autre élément par lequel l’histoire de Marie-Antoinette se prête bien au format du manga est le découpage en épisodes. Le mythe français autour de la période pré-révolutionnaire se compose d’une certaine quantité d’épisodes que l’on peut choisir de traiter ou de ne pas traiter et qui peuvent faire l’objet d’un volume de type manga : entrée de la dauphine en France, conflit avec la comtesse Du Barry, déboires sexuels du couple royal, affaire du collier de la reine, amours avec Axel de Fersen, convocation des états généraux, fuite à Varennes, etc. Cette division en épisodes se retrouve dans la division des mangas en volumes assez courts, même si l’édition française estompe cette division puisqu’elle ne comporte que deux tomes épais5. Il est à noter que pour La Rose de Versailles, Riyoko Ikeda a fait la même chose qu’Alexandre Dumas en choisissant d’aller de l’arrivée de Marie-Antoinette en France en 1770 jusqu’à son exécution en 1793. Le choix de poursuivre le récit jusqu’à la mort de la reine même après la mort du personnage principal se retrouve également chez Dumas : le cinquième et dernier des volumes de la série, Le chevalier de Maison-Rouge – en réalité paru juste avant les autres, ne reprend pas les personnages des livres précédents et constitue une histoire à part.

Le thème le plus typiquement japonais de La Rose de Versailles est sans doute toutefois l’ambiguïté de genre. Le personnage d’Oscar peut faire penser à la figure historique du chevalier d’Éon, qui d’ailleurs vivait à cette même époque, mais il s’en distingue fortement. Oscar est une femme élevée comme un homme pour occuper des fonctions militaires et elle ne se distingue pas graphiquement de des personnages masculins à l’apparence androgyne que l’on trouve dans nombre de bandes dessinées japonaises. Toutefois, ses relations amoureuses se limitent à l’autre sexe et s’il arrive que des femmes s’éprennent d’elle, c’est uniquement lorsqu’elles la prennent pour un homme ou décident de la voir comme un homme. L’ambiguïté sexuelle est un thème qui se retrouve dans énormément de mangas, en particulier dans ceux qui relèvent du shôjo (manga pour jeune fille). Dans ces mangas, les héros présentent souvent une apparence androgyne et le dessin estompe au maximum les éléments qui permettraient de les différencier des jeunes filles. Des pans entiers du manga pour jeunes filles (principalement le shônen-ai) mettent en scène des amitiés ambiguës entre garçons, dépassant ou non la limite qui sépare la relation platonique de la relation charnelle. Si ces motifs sont récurrents aujourd’hui, il n’en était pas forcément de même en 1972 et La Rose de Versailles avait clairement quelque chose de transgressif.

Dans le même ordre d’idée, la littérature japonaise regorge d’amours repoussées, hésitantes, d’amours impossibles condamnés à demeurer perpétuellement platoniques. Ce motif se matérialise ici en une chaîne amoureuse : Rosalie et André aiment Oscar, qui aime Fersen, qui aime la Reine, qui lui rend son amour, mais cet amour partagé est interdit par la position sociale des amants. Les amours de La Rose de Versailles sont une série d’impossibilités qui aboutissent à une impossibilité d’un autre type.

C’est la richesse de La Rose de Versailles que d’ajouter à l’intérêt de l’histoire d’amour, marque traditionnelle du shôjo manga, l’intérêt historique. Ce livre, connu en France surtout grâce à son adaptation télévisée, a été d’une importance capitale pour faire connaître la culture européenne aux jeunes japonaises ; par la suite, Riyoko Ikeda a d’ailleurs continué dans cette veine en racontant les suites de la révolution dans son manga sur Napoléon, 栄光のナポレオン (Eikô no Naporeon, ou Napoléon le Victorieux), qui n’a pas encore été publié en français.

 

Antoine Torrens

 

1. Les lieux de mémoire, sous la direction de Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1984-1990.

2. Mémoires d’un médecin, cycle de cinq romans publiés par Alexandre Dumas entre 1846 et 1855 : Joseph Balsamo (1846-1849), Le Collier de la Reine (1849-1850), Ange Pitou (1850-1851), La comtesse de Charny (1851-1855), Le chevalier de Maison-Rouge (1846). Le chevalier de Maison-Rouge fait suite aux volumes précédents d’un point de vue chronologique mais il fut publié avant eux et fait intervenir des personnages différents.

3. Lady Oscar, film de Jacques Demy, 1978.

4. Stefan Zweig, Marie-Antoinette, 1933.

5. La Rose de Versailles a été publié pour la première fois en français par les éditions Dargaud-Kana entre 2002 et 2005.

10 réflexions sur l’exposition Mœbius à la Fondation Cartier

L’exposition Moebius Transe-Forme à la Fondation Cartier commence aujourd’hui, mardi 12 octobre 2010. Le vernissage avait lieu avant-hier et il nous a inspiré quelques réflexions, moins sur l’auteur et son œuvre que sur le cadre de l’exposition, dans la lignée de la réflexion engagée avec Mr Petch sur les manières d’exposer la bande dessinée.

1. Comme souvent, exposer un auteur de bande dessinée pose le problème de l’équilibre entre l’image et le texte, entre le graphisme et la narration, entre l’auteur et l’artiste. On a ici tenté de concilier les deux aspects tout en les séparant dans l’espace d’exposition : le rez-de-chaussée contient la partie narrative et présente une série de planches dans une sorte de vitrine-serpent, tandis que le sous-sol abrite le côté plus artistique, tout en couleurs et en effets visuels. Clairement, c’est cette seconde partie qui est la plus réussie.

2. L’exposition des planches au rez-de-chaussée est, une fois de plus, complètement ratée. Il s’agit, au fond, de faire la queue pour lire une bande dessinée répartie sur la longueur d’une vitrine. N’aurait-il pas été plus simple et plus pertinent de mettre simplement des bandes dessinées de l’auteur à la disposition des visiteurs ?

3. Mœbius fait partie de ces auteurs de bande dessinée qui sont reconnus comme artistes depuis longtemps1, un peu à la manière de Bilal ; il était donc aisé de mettre l’accent sur l’aspect graphique de son œuvre. On peut même ajouter que l’artisation de son œuvre a été intelligemment menée, notamment grâce à la société que dirige sa femme Isabelle Giraud (Stardom -Mœbius Production). Cet élément a sans doute aidé à ce que Jean Giraud soit connu par un plus vaste public. On a parfois l’impression que les œuvres sont créées en vue d’un format commercial dès le départ, mais cela n’est pas un défaut : la série La faune de Mars, qui semble faite pour le format carte postale, est une des œuvres les plus belles et les plus émouvantes de l’exposition.

Mœbius Transe-Forme à la Fondation Cartier

 

4. La grande réussite de l’exposition est de parvenir à ne pas lasser le regard : la diversité des formes, des tailles, des techniques, des teintes et des supports permet d’éviter l’écueil de la monotonie. A ce choix judicieux s’ajoute une disposition originale : les modes d’accrochages sont nombreux et souvent assez originaux. Par exemple, sur le mur consacré au thème du désert, les tableaux ne sont pas accrochés de manière purement horizontale mais avec un léger décalage vertical, ce qui permet de rompre habilement la linéarité sans pour autant gêner le regard. Sur le mur opposé, des planches monochromes en très grand format donnent une profondeur à la pièce. Au milieu de la salle, des colonnes lumineuses présentent des œuvres en petit format. Il est manifeste que la Fondation Cartier s’est donné les moyens de travailler la présentation avec minutie. Rien que le carton d’invitation au vernissage, reprise en relief de l’affiche de l’exposition, était un ravissement visuel et tactile.

5. Certains des objets dérivés que l’on peut trouver dans la boutique sont extrêmement bien faits, en particulier le cahier de coloriage pour les enfants : refaire la colorisation de L’Incal, c’était un vieux fantasme.

6. Les thèmes de l’exposition sont assez bien mis en valeur par la diversité d’accrochage : le mur du désert se distingue assez bien de celui des monstres, qui est clairement différencié de l’espace des rêves, etc. Bref, l’articulation thématique est claire sans que l’on ait eu besoin de surcharger les murs d’indications.

7. Le thème général de l’exposition (la métamorphose) a, paraît-il, été voulu par l’auteur. Il n’est pas franchement présent et il semble qu’il permette surtout de mettre l’accent sur la période la partie la plus graphique et la plus onirique de l’œuvre de Mœbius : on a beaucoup d’images du Monde d’Edena, de L’Incal, et presque rien des Aventures du lieutenant Blueberry.

8. On ne peut pas dire qu’il y ait un véritable propos dans cette exposition. Cela ne ressemble pas à une exposition-recherche (la chronologie est d’ailleurs totalement ignorée), mais cela n’a rien à voir non plus avec une simple exposition de planches. On a visiblement préféré éviter de saturer les murs de texte et on a réservé la réflexion pour le catalogue. C’était plus ou moins le choix qui avait été fait par l’exposition Astérix au Musée de Cluny : peut-être, après-tout, est-ce pertinent à long terme, mais c’est frustrant pour le visiteur.

9. Le court-métrage en 3D qui est présenté dans l’exposition est plutôt convaincant. Le scénario est assez fidèle à l’esprit de Mœbius puisqu’il reprend des motifs du Monde d’Edena. Du point de vue graphique, on aurait sans doute préféré quelque chose de plus granuleux, mais certaines séquences sont tout de même très réussies et réellement enthousiasmants.

10. Au milieu de la salle d’exposition du sous-sol se trouve un grand cristal de quartz, un vrai. C’est un motif récurrent dans les œuvres de science-fiction de Mœbius et l’effet est très réussi. Tout aurait été parfait s’il y avait eu également un lapin géant, un major, une paterne et quelques autres gadgets de ce genre.

Antoine Torrens

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