La sortie d’un roman photo est un événement suffisamment rare pour être souligné… Récemment, ce sont les éditions FLBLB qui, sous l’impulsion de Grégory Jarry, tentent de redynamiser un genre par trop mésestimé. Mais qu’est-ce qu’au juste que le roman photo, et quels sont ses liens éditoriaux avec la bande dessinée ? Petit passage par les années 1980 et par Jean Teulé, un des plus inventifs représentants du genre, avant d’en arriver à nos jours.
Le roman-photo, histoire et délégitimation
Le roman-photo est un moyen d’expression qui, par les coups du sort de l’histoire, n’a jamais véritablement connu un développement conséquent comme la plupart de ses cousins : la littérature, le cinéma, la bande dessinée. Il est resté en marge du processus du légitimation culturelle qui permit, à partir des années 1950, à des medias comme la bande dessinée ou à des genres comme la science-fiction ou le polar, de se diversifier et d’emprunter des chemins neufs, touchant aussi bien un public populaire que savant. Pire encore, le roman-photo a connu une forme de regression en ne parvenant pas à s’extirper de l’image d’un support pour bluette sentimentale. C’est en effet dans le genre du mélodrame domestique que le roman-photo a connu sa plus grand notoriété au sortir de la seconde guerre mondiale, dans une production sérielle et stéroétypée pour des magazines féminins à faible ambition artistique comme Nous deux. Le problème n’est d’ailleurs pas que ce type de production existe : le problème est qu’elle est bien trop de visibilité et que le public, prenant la partie pour le tout, assimile le roman-photo à un objet culturel nécessairement populaire et sentimentale.
Car pourtant, d’autres roman-photos ont existé, et existent encore, et c’est dans ce dédale que je voudrais vous amener, même si ma connaissance du domaine reste extrêmement partielle et que ls ouvrages qui en traitent sont rares. Je m’arrêterais principalement sur deux titres : un « ancien », Banlieue sud, de Jean Teulé (1981) et un tout récent, Fort en moto, album collectif paru chez FLBLB. Mais d’abord, chers lecteurs, un peu d’histoire…
Ce n’est pas l’histoire du roman-photo que je vais vous retracer mais plutôt celle de sa collusion avec le monde de la bande dessinée : ses auteurs et ses éditeurs. S’il existe des auteurs et des éditeurs de roman-photo, l’une des caractéristiques du medium est d’avoir été en quelque sorte « adopté » par une partie du microcosme de la bande dessinée qui l’interprète comme un champ possible de la création. Je ne vais pas m’étendre ici sur les liens entre roman-photo et bande dessinée, Philippe Sohet, dont je vous recommande la lecture de l’article en ligne, « Les ruses du roman-photo contemporain » l’a bien fait, ainsi que Jan Batens. L’essentiel est de comprendre que, si les deux media ont plusieurs points communs, ils diffèrent suffisamment pour qu’on évite de considérer le roman-photo comme une simple déclinaison de la bande dessinée. En revanche, l’une des passerelles entre les deux est justement le travail de certains auteurs et éditeurs qui, tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, ont considéré roman-photo et bande dessinée comme faisant partie d’un même ensemble éditorial.
C’est autour d’une nouvelle presse que roman-photo et bande dessinée vont se croiser dans les années 1960, au sein de revues composant une forme de contre-culture souvent contestataire pour qui la hiérarchie des moyens d’expression n’existe pas, et le dessin et la photographie méritent de figurer en bonne place, de même que l’érotisme et l’humour peuvent être des registres nobles. Au sein de l’édition de bande dessinée, le roman-photo va pouvoir connaître quelques développements nouveaux. En 1967, Jean-Claude Forest, illustrateur, dessinateur et scénariste de bande dessinée, publie le roman-photo Les magiciennes dans la revue Plexus, croisant l’érotisme ébouriffé et libéré de la décennie avec l’expérimentation visuelle surréaliste (rappelons que le montage photographique vient des expériences avant-gardistes des dadaïstes, puis des surréalistes). Exactement en même temps, la revue Hara-Kiri fondée par le professeur Choron et François Cavanna, fait paraître des romans-photos. Ceux réalisés par Gébé et Lépinay ont d’ailleurs fait l’objet d’une réédition chez FLBLB en novembre 2010 sous le titre Malheur à qui me dessinera des moustaches. Le professeur Choron lui-même s’avérera être un grand auteur de romans-photos humoristiques transgressifs (là encore réédités en 2009 chez Drugstore). La proximité éditoriale entre bande dessinée et roman-photo est manifeste puisque les éditions du Square, qui publient Hara-Kiri, sont aussi à l’origine de Charlie mensuel, revue consacrée à la bande dessinée ; et, bien sûr, le dessin et la bande dessinée ont leur place dans Hara-Kiri sous le crayon de Topor, Gébé, Fred, Siné, Cabu, Wolinski, Reiser… Les années 1960 avaient ainsi tracé une première voie à un roman-photo alternatif, utilisant le cliché détourné à des fins surréaliste et/ou humoristique, et souvent volontairement agressif. C’est une veine provocatrice et iconoclaste qui cherche ici à concevoir une autre forme de roman-photo, peut-être plus artisanale mais nettement plus drôle et inventive.
Le collectif Bazooka, qui rentre en scène au milieu des années 1970, n’est pas si loin de l’esprit hara-kirien : même goût pour la provocation gratuite, même volonté de demeurer dans la contre-culture, même esprit de dérision face à l’absurdité du monde, même inspiration du côté de mouvements philosophico-artistiques tels que le dadaïsme et le situationnisme. Ce sont bien des revues de bande dessinée de la nouvelle presse pour adultes (Hara-Kiri, Charlie mensuel, Actuel, L’Echo des savanes, Métal Hurlant) et des éditeurs comme Futuropolis qui vont permettre au groupe Bazooka de diffuser leurs travaux. Ses membres pratiquent en particulier le montage d’images et la retouche sur photos, et proposent en cela une démarche plus artistique qu’artisanal. Le travail de Bazooka exerce une influence sur de nombreux auteurs de bande dessinée, dont Jean Teulé… Mais patience, je vais en venir à lui.
Jean Teulé incarne bien, pendant les années 1980, les liens entre roman-photo et bande dessinée puisque ses travaux, essentiellement basés sur des clichés photographiques, sont publiés par des éditeurs de bande dessinée. De son côté et à la même époque, Bruno Léandri fait vivre avec verve la tradition potache ouverte par Choron dans Fluide Glacial. Toutefois, il faut souligner la collaboration entre Benoît Peeters et Marie-François Plissart entre 1983 et 1993 : le temps de quelques ouvrages, ils ouvrent une autre voie, très différente, au roman-photo. Dans des « récits photographiques », ils mêlent photos retouchés et textes dans un but qui n’est pas humoristique ou transgressif mais simplement romanesque. Par ce travail, la contre-culture cesse d’être le seul lien entre roman-photo et bande dessinée. Il s’agira toutefois d’une initiative plutôt isolée.
Dans les années 1990-2000, cette ébauche de diversité se poursuit doucement avec une production qui suit les tendances présentées plus haut. Léandri continue inlassablement d’honorer la mémoire de Choron : Fluide Glacial, mais aussi Ferraille, poursuivent la pratique d’un roman-photo satirique qui se diffuse par les revues. C’est aussi la voie que suit Dimitri Planchon avec Blaise, série réalisée en photomontages et publiée dans L’Echo des savanes, sorte de radiographie acide de la gauche bourgeoise de notre temps. En 1996, Jean Lecointre et Pierre La Police poussent encore plus avant le détournement surréaliste et horrifique d’images dans La balançoire de plasma (réédité chez Cornélius en 2006). Enfin, la photographie inspire également un dessinateur comme Emmanuel Guibert qui publie en 2003-2006, avec le photographe Didier Lefèvre, la série justement intitulée Le photographe qui mêle textes, dessins et photographies. Sans parler réellement de roman-photo, Le photographe fait la jonction entre l’émergence d’une bande dessinée dite « de reportage » qui veut s’ancrer dans la réalité et l’apport du photoreportage comme moyen d’expression.
Mais, outre la solide tradition humoristique et satirique qui va d’Hara-Kiri à Fluide Glacial en passant par L’Echo des savanes, l’initiative la plus durable de ces dernières années en matière de roman-photo concerne les éditions FLBLB et la figure de Grégory Jarry qui en est l’un des fondateurs (1996 pour la revue, 2002 pour la maison d’édition). Grégory Jarry est lui-même un auteur de roman-photo : il publie en 2004 chez Ego comme X L’os du gigot, puis poursuit dans cette voie avec Savoir pour qui voter est important chez FLBLB en 2007. Le premier de ces albums a été numérisé par Ego comme X et mis en ligne gratuitement avec accord de son auteur, comme une partie de leurs archives (à lire ici). L’occasion de découvrir le travail de Jarry, qui oscille entre la voie satirique et le travail documentaire : L’os du gigot est une oeuvre sur la notion de témoignage et sur la transmission de la mémoire par l’image photographique qui démontre, s’il en était besoin, que le roman-photo peut aussi servir à livrer des oeuvres profondes, même sans retouches et montages comme chez d’autres auteurs, le style de Jarry étant extrêmement classique et lisible.
Au sein des éditions FLBLB s’opère un véritable travail de réhabilitation du roman-photo. Il s’agit d’abord d’en rééditer des oeuvres importantes (le recueil de Gébé et Lépinay déjà cité). Puis d’en démontrer la diversité d’approches (fiction, documentaire, pour adultes, pour enfants, sous forme de flip-book…). Enfin, de promouvoir la création auprès de jeunes auteurs, ce qu’on verra plus loin avec Fort en moto.
Jean Teulé : roman-photo années 1980
Revenons un peu du côté de Jean Teulé. S’il suit une formation d’illustrateurs, c’est bien par la photographie qu’il aborde la bande dessinée, dans l’idée de s’approprier un outil moderne plutôt que le traditionnel papier/crayon. Pendant la décennie 1980, la carrière de Jean Teulé apporte un renouveau considérable dans la bande dessinée, par l’emploi d’une technique mixte de photos retouchées ; considérable par la radicalité et l’originalité de son approche de l’image, mais bref puisqu’il abandonne la bande dessinée dès 1990 pour se consacrer à l’écriture. Présent dans plusieurs revues pour adultes (L’Echo des savanes, Charlie, (A Suivre), Circus), il publie quelques albums chez les éditeurs de bande dessinée correspondant : aux éditions du Fromage (maison d’édition de L’Echo des savanes avant son rachat par Albin Michel dès 1982), Glénat (Bloody Mary avec Jean Vautrin, prix de la critique de l’ACBD en 1984) et Casterman (Gens de France, prix spécial du jury au FIBD 1989). Teulé oscille entre la fiction et un travail documentaire proche du photoreportage « social ». Même ses fictions restent d’importantes chroniques de son époque, de la banlieue, du monde rural, des « gens de France » qui donneront leur nom à son plus célèbre album.
Banlieue sud correspond plutôt au début de son travail sur le photoreportage et n’est pas aussi abouti, au niveau du propos, que Gens de France, et plus trash dans sa vision de la société. Nous sommes clairement là dans de la fiction, ce qui ne signifie pas que la réalité n’est pas à portée de main. L’album publié en 1981 aux éditions du Fromage réunit cinq histoires de taille variée qui furent toutes publiées dans L’Echo des savanes durant l’année 1980. Leur point commun est de s’intéresser à des paumés, chomeurs, loubards, fous, sur lesquels le destin s’acharne inexorablement. Un soupçon de fantastique vient parfois relever des situations glauques et l’absurde n’est jamais très loin, comme une triste ironie au-dessus de la tête de chacun des protagonistes. L’histoire qui donne son nom au recueil, Banlieue Sud, est le paroxysme de cette vision noire de la société contemporaine. Deux loubards désoeuvrés décident un jour de voler le chien d’une vieille sculptrice un peu folle. Ils le regretteront amèrement car leur victime est loin d’être sans défense. Dans le monde de Banlieue Sud, des paumés s’attaquent à d’autres paumés, et l’emploi de la photographie ne fait qu’accentuer la sordide réalité de cet univers de vieilles maisons abandonnées, de chemins de fer, de terrains vagues, qui pourraient être celles du bas de notre rue (si trente ans n’avait pas passé depuis…).
Le travail de Jean Teulé n’est pas du roman-photo « pur » dans le sens où il retouche la matière première photographique. Ce travail de retouche est ce qui le différencie le plus des deux traditions antagonistes du roman-photo qui le précèdent : celle des bluettes romantiques et celle des farces hara-kiriennes. La photographie n’est pas prise dans son état d’origine, mais elle n’est qu’une première étape. L’image est déformée, parfois jusqu’à l’horreur ou la saturation expressive. C’est toute la saleté de l’âme de ses personnages qui s’imprime sur la pellicule. Par la suite, notamment dans Gens de France, le choix clair de l’approche documentaire l’amènera à se renouveler et à interpréter l’image intacte. En ce début de décennie 1980, la force contestatrice et le goût du baroque « pop » des décennies précédentes, trafiquant et déformant l’image tout azimut, produit encore ses effets.
Banlieue sud retrace aussi l’esprit d’une époque, mais sa noirceur peut s’apprécier à tout moment. D’autant plus que les textes ciselés de Jean Teulé, auxquels il attache une grande importance, nous transporte dans tout un univers d’argot et de poésie de banlieue. Rares sont les bandes dessinées où le texte atteint cette qualité poétique.
Fort en moto ou le retour du roman-photo à l’aube d’un nouveau siècle.
On aurait pu croire le roman-photo éteint à l’exception de quelques albums déjà cités plus haut. Heureusement, Grégory Jarry s’est mis en tête de le ranimer, non seulement lui-même, mais en motivant de jeunes auteurs. Fort en moto est le fruit de cet activisme, comme l’explique délicieusement la quatrième de couverture : « Les éditions FLBLB ont tiré du caniveau onze jeunes auteurs de bande dessinée, on leur a donné des vêtements décents, une miche de pain et pour les aider à se réinsérer, on les a obligé à réaliser des romans-photos. ». Ce choix du collectif, outre qu’il offre à de jeunes auteurs qui, pour la plupart, sortent de l’Ecole de l’Image d’Angoulême, une première occasion de publication professionnelle, permet d’apprécier plusieurs déclinaisons possibles du roman-photo, et d’en explorer les possibilités multiples. Si l’histoire qui ouvre le recueil, Aux chiottes de Cléry Dubourg, Daniel Selig, Léo Louis-Honoré, utilise les ressources classiques des romans-photos humoristiques de Léandri, d’autres réalisations innovent largement. Jon, de Robin Cousin, opère un vrai travail sur la répétition des images et sur l’identité, tandis que Façonnée, de Morgane Parisi, utilise la photographie comme souvenir et persistance d’une adolescence montagnarde.
Le plus étonnant est de voir combien le cinéma peut être une source d’inspiration dans la conception du roman-photo. Un constat que Jean Lecointre et Pierre La Police avaient déjà fait dans La balançoire de plasma en empruntant clichés et mises en scène aux films de série Z. Ici, dans L’écluse, Théo Calmejane et Mickaël s’inspirent du cinéma burlesque muet, de sa gestuelle exagérée et de ses panneaux de dialogue. Zot !, de Morgane Parisi, Erik Driessen, Fanny Grosshans et Robin Cousin est aussi, dans un autre registre, un voyage entre dessins et photos dans la SF absurde.
Car l’utilisation de la photographie n’empêche pas d’employer le crayon : Le manger de Morgane Parisi et Fanny Grosshans le prouve habilement sur fond de récit du quotidien.
Je suis loin d’avoir épuisé la diversité des histoires courtes de Fort en moto, qui réussissent à explorer un continent inconnu dont l’histoire est vraiment à redécouvrir.
Pour en savoir plus :
Fort en moto (collectif), FLBLB, 2011
Grégory Jarry, L’os du gigot, Ego comme X, 2004 (à lire intégralement en ligne)
Gébé et Lépinay, Malheur à qui me dessinera des moustaches, réédition FLBLB2010 (histoires parus dans Hara-Kiri entre 1962 et 1966).
Jean Teulé, Banlieue sud, Editions du Fromage, 1981… Malheureusement pas réédité, comme la majeure partie de l’oeuvre en images de Teulé : je vous conseille donc l’achat de Gens de France, Casterman, 1988 mais réédité en 2006 par Ego comme X… Ouf !
Article de Philippe Sohet : « Les ruses du roman-photo contemporain », analyse intéressante du roman-photo (1997) dans la revue Etudes littéraires, à lire en ligne
Lire aussi l’ouvrage de Jan Baetens, Du roman-photo, Médusa-Médias et les Impressions nouvelles, 1992
Une interview de Jean Teulé par Thierry Groensteen réalisée en 1987 et republiée sur le site d’Ego comme X
Bonjour,
une précision : L’os du gigot, de Grégory Jarry, n’est pas épuisé… L’auteur a bien voulu le donner à la lecture en ligne, mais le livre est encore disponible.
Bien à vous
Bonjour,
Merci pour cette précision : la mise en ligne m’avait fait croire que l’album était épuisé. C’est corrigé dans l’article.
Mr Petch
Bonjour,
Merci pour votre article, vous avez très bien compris notre démarche de réhabiliter le roman-photo, et ce n’est pas terminé !
Connaissez-vous le n°14 de la revue FLBLB, qui défriche aussi les possibilités du médium (disponible sur commande en librairie ou bien sur notre site web), et que, personnellement, je tiens pour le meilleur numéro de notre revue ?
Par ailleurs, je prépare un polar en roman-photo, joué par des acteurs amateurs, intitulé « Deux trous dans la creuse » et qui devrait voir le jour avant la fin 2011, si tout se passe comme sur des roulettes.
Merci pour cette belle synthèse! On pourrait y ajouter que Flblb publia un n° 14 de sa revue, entièrement dédié au roman photo sous toutes ses formes (probablement leur meilleur numéro). Il doit encore être disponible par l’intermédiaire de leur site. C’est encore plus diversifié et réussi que « Fort en moto ». J’ai moi-même participé au n° 15 de Flblb avec un roman-photo intitulé « Bienvenue à Balaruc-les-bains » qui aurait du être dans le n° 14. Un agréable souvenir de création…
Jarry et Otto T. ont aussi invité Teulé pour une exposition de ses planches de « Gens de France et d’ailleurs » dans leur défunte librairie-gallerie de Poitiers