Les faces cachées chez David B.

On dit que Charles Baudelaire tenait particulièrement à ce que l’on vît dans ses Fleurs du mal non pas un recueil de poésies, mais un livre de poésie ;  non pas un rassemblement, mais un ensemble cohérent de poèmes reliés les uns aux autres par des correspondances. On pourrait en dire autant de l’œuvre de David B., où des motifs singuliers apparaissent de manière récurrente et où, régulièrement, « les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Il ne s’agit pas seulement d’une question de style : on retrouve naturellement d’un livre à l’autre certains aspects, certaines images, certaines tournures langagières, mais il y a aussi des motifs plus précis et plus complexes, des motifs que la comparaison peut nous aider à apprécier. L’un de ces motifs est celui de l’homme au visage caché.

Les lecteurs de la série des Chercheurs de trésor[1] et ceux du Jardin armé[2] se souviendront du personnage du Prophète voilé. C’est une figure étrange que ce prophète, comme un syncrétisme entre d’un côté la représentation traditionnelle du prophète Mahomet dans les enluminures persanes, au visage couvert d’un voile blanc, et de l’autre côté l’Imam caché, le Mahdi des chiites, qui s’est occulté en l’an 939 et reparaîtra à la fin des temps. David B. développe toute une mythologie autour de ce Prophète voilé et il en fait toujours un personnage négatif : c’est le partisan de l’ombre, l’autocrate ennemi de la confrérie disparate des Chercheurs de trésors, celui qui présente toujours la menace de l’invasion, de la contagion : par lui la terre risque de se couvrir de morts, par lui l’ombre se répand sur la ville, par lui tout ce qui était clair devient obscur et indécis.Le prophète voilé (© David B.)

D’autres personnages au visage caché sont plus positifs : paradoxalement c’est le cas de l’Ange de la mort, ennemi du  Prophète voilé. Son visage n’est pas à proprement parler caché mais il est abstrait, géométrique et détaché du corps ; cela le rend très semblable au personnage du Roi du Monde décrit dans Babel[3]. Cette séparation entre le visage et le reste du corps n’est pas sans donner à tous ces personnages une connotation divine : ainsi de la représentation égyptienne des dieux, reprise par Bilal dans La trilogie Nikopol[4] et par David B. lui-même pour représenter le fantôme de son grand-père dans L’Ascension du Haut mal[5]. Il en va de même, dans une moindre mesure, du dieu de la Bible, dont la face ne doit jamais être vue dans l’Ancien Testament[6] mais devient dans le christianisme la récompense éternelle qui attend au paradis les membres de la Cité de Dieu[7].

Le grand-père du narrateur (© David B.)

David B. représente aussi très souvent des personnages qui changent de tête : c’est en général l’attribut des dieux ou des demi-dieux, tel l’Ange de la mort dans Les Chercheurs de trésor ou bien la Renarde dans Le Tengû carré[8]. Bien qu’elle soit séparée du corps et présente souvent des traits plus simples que ce corps, cette face de certains personnages supérieurs de David B. est parfois d’un grand intérêt graphique : le visage simplifié à l’extrême de l’Ange de la mort et du roi du monde ont déjà quelque chose d’un masque tribal, d’un fétiche primitif, et cette impression se confirme au vu du masque du Capitaine écarlate[9]. Une fois encore, on touche au domaine de l’ésotérique. Ce visage primitif a également des traits communs avec un autre visage, humain celui-là, de l’œuvre de David B. : celui de Jean-Christophe, le frère épileptique, tel qu’on le découvre au début et à la fin de L’Ascension du Haut Mal. Le visage au cercle presque parfait, la bouche aux deux lèvres épaisses, les yeux vides : tout cela fait que Jean-Christophe ressemble beaucoup aux masques du Capitaine écarlate, de l’Ange de la mort et du Roi du Monde.

Le Capitaine Ecarlate (© Emmanuel Guibert et David B.)

Au cours des 6 tomes de L’ascension du Haut Mal, David B. dessine Jean-Christophe de manières diverses mais ce visage si particulier n’apparaît qu’au début du premier tome et à la fin du sixième. Dans ces deux passages, le narrateur explique l’étonnement qui l’a saisi le jour où il a découvert ce visage de son frère : « Il n’est pas devenu comme ça du jour au lendemain, mais je n’ai pas voulu le voir »[10]. Cette idée que certaines choses évoluent lentement mais ne se révèlent que brutalement est une idée qu’on retrouve dans plusieurs autres oeuvres de David B. : le jardin d’Eden des adamites dans Le jardin armé, qui se révèle être un enfer et une porcherie, ou bien les danseurs du sabbat de Léonora, dont l’héroïne dit « Tu vois, quand on regarde bien, ils ne s’amusent pas, ils dorment »[11]. La bande dessinée est peut-être le mode d’expression le plus apte à rendre ce type d’idées dans la mesure où elle permet mieux que jamais de passer sans transition de l’image voilée à l’image révélée : il suffit au dessinateur de conserver les caractéristiques essentielles de la première case tout en modifiant dans la seconde les traits qui l’intéressent.

Ils ne s'amusent pas, ils dorment (© David B.)

La ressemblance du visage de Jean-Christophe avec des figures de la divinité nous fait prendre conscience de ce qui était finalement assez discret dans les 6 tomes de L’Ascension du Haut Mal : le caractère divin de l’épileptique. Ce caractère divin accompagne, d’une certaine manière, le caractère monstrueux évoqué par Renaud Pasquier dans son article « David B., le sommeil de la raison ». Le titre de la série n’est naturellement pas innocent : le haut mal, c’est l’appellation qui a été donnée à l’épilepsie depuis l’époque médiévale en raison du rapprochement entre les crises d’épilepsie et les délires prophétiques (on a souvent supposé que Jules César ou Mahomet étaient épileptiques). Les multiples et inépuisables moyens employés pour guérir Jean-Christophe du Haut Mal, une fois qu’on a pris conscience du caractère sacré de ce personnage, deviennent semblables à des rituels de conjuration accomplis pour calmer la fureur du Dieu.

Jean-Christophe (© David B.)

Antoine Torrens

1. David B., Les chercheurs de trésor, Dargaud, 2003 et 2004
2. David B., Le Jardin armé et autres histoires, Futuropolis, 2006
3. David B., Babel, Vertige Graphic, 2004
4. Enki Bilal, La trilogie Nikopol, Les Humanoïdes associés, 1980-1992
5. David B., L’Ascension du Haut Mal, L’Association, 1997-2003
6. Exode, XXXIII, 23
7. Augustin, La Cité de Dieu, XXII, 29 ; Matthieu, XVIII, 10.
8. David B., Le Tengû carré, Dargaud, 1997
9. David B. et E. Guibert, Le Capitaine écarlate, Dupuis, 2000
10. L’Ascension du Haut Mal, tome 6, p. 65
11. David B. et Pauline Martin, Leonora, Denoël, 2004, p. 36

Une réflexion au sujet de « Les faces cachées chez David B. »

  1. Syracuse Cat

    Tout ceci a l’air très intéressant, j’irai y jeter un coup d’œil dès que j’aurai vraiment du temps devant moi… C’est-à-dire que j’irais bien maintenant, mais si je ne retourne pas à ma thèse très vite, je vais me faire gronder.

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