Le roman graphique comme prescripteur de légitimation culturelle

Fred Paltani-Sargologos, Le roman graphique, une bande dessinée prescriptrice de légitimation culturelle, Master 2 CEI, enssib : Villeurbanne, septembre 2011.

 

C’est une étude au titre trompeur que Fred Paltani-Sargologos nous propose avec Le roman graphique, une bande dessinée prescriptrice de légitimation culturelle (2011).

Débutant sa démonstration par un bref essai d’ego-histoire sur ses pratiques de lecteur de bande dessinée (p. 13-14), qui lui permet d’expliquer son intérêt pour le sujet, l’auteur entreprend de retracer la longue marche vers la légitimation de la bande dessinée : « Un des débats qui revient souvent dans le monde de la bande dessinée est la question de sa légitimation en tant qu’art, média et objet culturel. » (p. 17) Les deux premières parties du mémoire sont consacrées à l’histoire de la bande dessinée, de son développement et de sa censure, à son émancipation dans la seconde moitié du xxe siècle. La dernière partie se penche principalement sur le rôle du roman graphique dans le processus de légitimation culturelle.

Ce travail étant aussi le fruit de trois mois de stage à la Cité de la BD à Angoulême, sept entretiens semi-directifs avec des membres de cette structure et un auteur en résidence sont fournis.

Une brève histoire de la bande dessinée

Les deux premières parties constituent une histoire de la bande dessinée, en France mais aussi à l’étranger (sans que l’ère géographique ne soit explicitement définie), qui doit beaucoup au travail de Thierry Groesteen, que cela soit pour les éléments factuels que pour les analyses. Outre que l’auteur de ce mémoire puise dans les différents catalogues d’exposition édités par ce dernier, il reprend ses cinq thèses sur la BD évoquées dans Un objet culturel non identifié : la bande dessinée (2006). Les citations et les anecdotes évoquées dans ces deux premières parties se retrouvent dans de nombreux ouvrages consacrés à la BD, comme ces extraits de Jean-Paul Sartre, prix Nobel et lecteur de bandes dessinées, comme il le reconnaît dans Les Mots. Les parties chronologiques du mémoires donnent l’impression d’être simplement une synthèse de l’oeuvre de Groensteen, bien documentée et claire mais peu originale.

Les passages les plus intéressants concernent la Cité de la BD et le rôle d’Angoulême dans la montée en légitimité de la BD (p. 62-66), de même que l’analyse des politiques culturelles des années Lang dont la création (ou le soutien à) de ces structures fait partie. Les passages consacrés aux expositions sont encore une fois tirés de l’oeuvre de Groensteen.

Pour résumer, les deux premières parties ne témoignent pas d’une grande originalité et même si on comprend leur place afin de contextualiser l’émergence du roman graphique, elles occupent les deux tiers du mémoire et il faut donc attendre la page 84 pour entrer dans le vif du sujet.

Représentations du roman graphique

L’évocation du roman graphique commence par un état des lieux du paysage éditorial de la bande dessinée contemporaine. Le roman graphique est (enfin) défini en partie à l’aide des entretiens réalisés qui se concentrent sur les représentations que véhiculent ce terme (p. 88) : changement de format mais aussi de contenu (dans les thèmes abordés). Le terme est remis en perspective historiquement grâce à la bonne analyse du livre Maestro de Caran d’Ache. Son origine et sa circulation géographique sont retracés correctement (p. 101). La connotation marketing du roman graphique est malheureusement trop rapidement évoquée alors que c’est vraisemblablement l’une des clés de la compréhension du phénomène (p. 104).

Le dernier chapitre du mémoire est consacré à l’OuBaPo, si toutefois il est possible de qualifier cet inventaire sans aucune analyse ou presque (et elle est encore une fois l’oeuvre de Groensteen) de chapitre. C’est dommage puisque l’OuBaPo, héritier de l’OuLiPo et du surréalisme, contribue au processus de légitimation, par l’appel à des références littéraires mais aussi de par sa visibilité dans certains médias (la parution durant un été dans le quotidien Libération d’exercices oubapiens).

Une introduction plus qu’une réelle contribution ?

Et l’auteur de conclure : « Ainsi, même si des avancées sont toujours possibles quant à sa visibilité, nous pouvons dire qu’aujourd’hui la bande dessinée est considérée comme une pratique culturelle légitime. » Le simple fait que la plupart des auteurs les plus reconnus de bande dessinée migrent vers le cinéma (Sfar, Sattouf, Satrapi) et pour certains ne reviennent plus à la bande dessinée (Satrapi) devrait inciter à la prudence.

Une exploitation plus poussée de certaines références pourtant dans la bibliographie comme les travaux de Boltanski et Maigret (certes un peu datés) aurait permis de nuancer certaines remarques. La notion de champ n’est pas une seule fois évoquée alors que l’auteur cite Pierre Bourdieu à plusieurs reprises sans mentionner son ouvrage fondamental sur les dynamiques de légitimation : Les Règles de l’art. Une référence cruciale est absente du travail de Paltani-Sargologos : Bart Beaty, Unpopular Culture: Transforming the European Comic Book in the 1990s, University of Toronto Press, Toronto, 2007, qui s’intéresse à la bande dessinée que l’auteur range sous le vocable de roman graphique. En particulier Beaty analyse en profondeur et comme il se doit l’OuBaPo.

En annexe, Fred Paltani-Sargologos propose plusieurs entretiens, dont un de François Mitterrand sur la BD, qui n’est pas analysé du tout, ce qui nous amène à nous interroger sur sa présence et son utilité. La présentation des entretiens qu’il a lui même mené est un peu indigeste et donne l’impression qu’il y a d’un côté une histoire de la BD peu novatrice avec un verni d’analyses empruntées et de l’autre des entretiens riches en termes de contenu qui sont à moitié exploités, ce qui est relativement frustrant pour le lecteur.

Les références présentes dans la bibliographie sont conséquentes mais certaines semblent avoir été utilisées avec parcimonie dans le mémoire, comme les travaux de Maigret et Boltanski, qui font passer l’auteur à côté du rôle de la presse dans la reconnaissance – voire l’invention du « roman graphique ». On renverra le lecteur s’il souhaite approfondir la question au très bon article de Xavier Guilbert « La légitimation en devenir de la bande dessinée » (2011) dans la revue Comicalités qui traite du sujet de façon plus poussée.

L’auteur de ce mémoire aurait vraisemblablement gagné à se concentrer sur le rôle des médiateurs dans le processus de reconnaissance de la bande dessinée : comment documentaliste et bibliothécaires contribuent à accroitre la légitimité du médium ? En quoi leurs représentations, leurs relations avec les auteurs, viennent alimenter ce processus ? Est-ce qu’ils sont attirés par le terme de roman à cause de leur formation – bien souvent littéraire ? Le terme passe-t-il plus facilement auprès des tutelles ? Les interrogations possibles sont finalement assez vastes et les données récoltées dans ce mémoire pourraient s’avérer utiles pour prolonger ces réflexions.

Pour conclure, ce mémoire n’apprendra pas grand chose à ceux qui suivent les développements du monde de la BD depuis un certain temps mais il pourra servir de bonne introduction à ceux qui veulent découvrir l’histoire de la BD, en particulier en lien avec la question de sa légitimité et du rôle du roman graphique dans la poursuite de la reconnaissance de ce médium.

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