Un autre retour sur les journées d’étude « Styles et figures d’auteurs »

Pour compléter mon retour des deux journées d’étude « Style et figures d’auteurs » organisées par le GRENA, je publie ci-dessous le compte-rendu qu’a fait de la première journée Benjamin Caraco, doctorant travaillant sur la bande dessinée et conservateur de bibliothèques que j’ai déjà eu l’occasion d’accueillir sur Phylacterium. Son compte-rendu permet d’avoir une vision détaillée des points qui ont été abordés et des pistes qui ont été ouvertes durant la première journée consacrée à la représentation de l’auteur littéraire dans la bande dessinée :

La première des deux journées d’études a été ouverte par Véronique Gély, directrice du CRLC (Centre de Recherche en Littérature Comparée), qui a rappelé l’inscription de celles-ci dans un programme de recherche plus large consacré aux relations entre les littératures et leur diffusion numérique. Cette nouvelle forme de transmission conduit en effet à s’interroger sur le sens que peuvent prendre les notions de « valeur » et d’« autorité » dans un tel contexte. Dans le cadre de ces deux journées d’études co-organisées par le GRENA (Groupe de REcherche sur le Neuvième Art), il s’agissait avant tout de questionner l’autorité et l’auctorialité en bande dessinée.

Clotilde Thouret, responsable scientifique de la première journée consacrée à la représentation de l’écrivain en bande dessinée et par ailleurs spécialiste du théâtre à l’époque moderne, est revenue sur ces concepts d’autorité et d’auctorialité (« authorship ») à la suite des travaux de Roland Barthes et de Michel Foucault. De prime abord, la représentation de l’écrivain en bande dessinée peut apparaître marginale. Dans les faits, cette figure est plus présente que l’on ne pourrait le penser et cela dès le XIXe siècle. En introduction des différentes contributions, elle a esquissé plusieurs usages de la figure de l’écrivain en bande dessinée : modèle, contre-modèle, opérateur de mise à distance entre bande dessinée et littérature, instance de légitimité, surface de projection, masque de l’auteur ou encore potentialité narrative. Quatre dimensions semblaient se dégager dans leur représentation :

– leurs traits avec la démultiplication des registres, des personnages hors de contrôle ou la capacité métaleptique (l’introduction de l’auteur dans son œuvre littéraire) ;

– leur ressemblance avec d’autres figures créatrices ;

– leur vocation polémique dans le débat (peut-être dépassé?) sur l’appartenance ou non de la bande dessinée à la littérature et plus généralement dans l’histoire conflictuelle entre les deux ;

– leur incarnation de principes esthétiques avec la mise en case d’une pensée poétique de la bande dessinée.

Si Clotilde Thouret déplorait en fin d’introduction les incursions des écrivains dans le domaine du discours public, elle soulignait toutefois leur fort potentiel en tant que personnages de bande dessinée hauts en couleur.

 

Jacques Dürrenmatt, professeur de littérature à Paris-Sorbonne, auteur du récent Littérature et bande dessinée (Garnier, 2013) et principal animateur du GRENA, a proposé une communication sur la représentation des poètes et écrivains en bande dessinée du XIXe au XXIe siècle à partir de Victor Hugo et d’Arthur Rimbaud. Dürrenmatt a commencé par rappeler que Rodolphe Töpffer a construit une partie de sa poétique de la littérature en estampes en opposition avec la littérature de son époque. Il concevait son art comme une forme dépouillée d’écriture à l’esthétique simple, alliant concision et clarté, et dénonçait les romans (notamment de Balzac) à cause de leur immoralité. La seule représentation de l’écrivain que l’on retrouve sous la plume de Töpffer n’est autre que le jeune Albert, de l’album éponyme, écrivain libéral et ridicule. Dürrenmatt l’interprète, entre autres, comme un règlement de compte avec la représentation idéalisée du poète et de Lamartine en particulier tel qu’il a pu être peint par Gérard. Ainsi, Töpffer remet en cause l’autorité de la littérature (romanesque), considérée comme un modèle dépassé, pour asseoir une littérature en estampes naissante.

Vingt ans plus tard, Cham s’empare de Victor Hugo dans sa parodie des Misérables publiée dans les années 1860. Cham construit une représentation plus complexe d’Hugo que par le biais de la caricature grâce à la répétition permise par l’art séquentiel. Il met également à nu les ressorts narratifs du roman hugolien quand il insiste sur la relation cruelle entre l’auteur et son personnage principal (Jean Valjean). En exposant la charpente du roman, Cham commente implicitement le manque de concision d’Hugo et la fatalité imposée aux personnages qui devrait en fait se lire comme une soumission aux impératifs de la narration. Cham représente ainsi Hugo tuant Fantine avec sa plume puisqu’elle lui est devenue inutile pour les besoins du récit.

Avec le roman graphique, le recours à des écrivains comme personnages semble davantage s’inscrire dans une forme de « peopolisation » que dans la continuité de la tradition parodique du XIXe siècle. L’utilisation de Rimbaud dans plusieurs albums récents en témoigne même si les auteurs savent faire preuve d’inventivité. Dans Ligne de fuite de Dabitch et Flao (Futuropolis, 2007), Rimbaud apparaît sous des traits multiples : ceux d’un africain, d’un colon barbu, d’une jeune fille, d’un vieillard et même d’un cheval qui fume. Le Chapeau de Rimbaud de Straboni et Maurel (Akileos, 2010) joue sur les contrastes : dans une case imposante, une de ses poésies surplombe et contraste avec un Rimbaud vomissant. Enfin, La Chambre de Lautréamont d’Edith et Corcal (Futuropolis, 2012) revient sur la figure du Rimbaud adolescent aux traits de poupon qui débarque à Paris et fait la rencontre de l’auteur des Chants de Maldoror. Pour Dürrenmatt, ces trois exemples proposent des réinventions, souvent très documentées, qui rendent hommage au poète sous la forme de lyrisme critique.

 

Pour ma part, j’ai une communication intitulée « Marcel Schwob en bande dessinée : un hommage en forme de désacralisation », dont je reproduis ci-dessous le résumé :

Les livres produits par les auteurs de la « nouvelle bande dessinée » témoignent d’une montée en puissance du recours aux références littéraires. Ce phénomène est particulièrement marqué dans le cas des auteurs ayant publié à L’Association. Dans cette communication, nous nous intéresserons à deux auteurs emblématiques de cette maison d’édition : David B. et Emmanuel Guibert et à leur album Le Capitaine Ecarlate (Dupuis, 2000) qui met en scène l’écrivain Marcel Schwob. Cette représentation de l’homme et non de l’œuvre en bande dessinée nous renseigne sur la conception de l’écrivain retenue implicitement par ces deux auteurs. Schwob est ici soumis à une désacralisation qui prend également la forme d’un hommage. Nous présenterons d’abord les deux auteurs concernés ainsi que l’écrivain, notamment sa fortune littéraire, avant d’analyser en deux temps la confrontation entre la violence de l’univers des œuvres et la figure de l’écrivain sorti de sa banale existence, malmené mais néanmoins doté de certains pouvoirs. En conclusion, nous nous demanderons en quoi une telle bande dessinée d’auteur contribue à renouveler le genre de la bande dessinée d’aventure.

 

Dans sa communication, François Poudevigne, doctorant à Paris-Sorbonne, s’est intéressé à la figure fictionnelle de l’écrivain en bande dessinée à partir du très riche Pinocchio de Winshluss. Plus qu’une adaptation littéraire de l’original italien, Poudevigne estime que l’auteur a surtout parodié la version Disney. Dans cette version plus « trash » que le dessin animé, Jiminy n’est pas un grillon mais un cafard-écrivain qui sert de conscience au robot-Pinocchio. Tout au long de l’album, Winshluss n’a de cesse de maltraiter la figure de l’écrivain incarnée par Jiminy : le cafard est un auteur qui n’écrit pas comme l’illustre le recours au topos de la page blanche qui n’empêche pas Jiminy de se dire écrivain. Winshluss joue sur l’esthétique du ratage en littérature et l’idée de négativité comme énergie créative. Jiminy apparaît comme un écrivain parasite dépravé. Pour Poudevigne, ce parasitage s’exprime sur trois plans :

– graphique : avec le surgissement du mal dessiné au sein de différentes techniques graphiques nécessaire à une œuvre chorale comme celle de Pinocchio. Les interventions de Jiminy sont réalisées dans un style brouillon à la Reiser, noir et blanc, qui contraste fortement avec le reste de l’album, en couleur et très recherché.

– énonciatif : de même, alors que Pinocchio est une œuvre muette, les passages de Jiminy sont presque les seuls où le dialogue est présent. Cela lui permet de dénoncer le langage comme un parasitage de la forme d’expression que constitue le dessin ;

– narratif : les interventions de Jiminy introduisent divers obstacles au sein du récit et sont autant de digressions et de décrochages par rapport au récit principal. Jiminy donne ainsi l’impression de « squatter » la tête du robot et le récit.

Dans le Pinocchio de Winshluss, cette figure de l’écrivain en vient finalement à gêner le bon déroulement du récit. Pour Poudevigne, l’album repose principalement sur les principes de l’actualisation, de la dégradation et du désenchantement. Il s’agit de remettre en cause un certain nombre de mythes et la figure de l’écrivain n’échappe pas à cette dévaluation au même titre que d’autres autorités. Toutefois, il convient de nuancer ce nihilisme excessif apparent, c’est avant tout l’autorité morale qui est ici visée, les écrivains moralisants plus que les moralistes. Enfin, Jiminy vient entraver la tentation de la poésie et du beau qui parcourt tout l’album.

 

Dans sa communication (« Georges et Louis (jouent aux) romanciers »), Henri Garric, professeur de littérature à l’Université de Bourgogne, s’est intéressé aux personnages de la série de Goossens publiée chez Fluide Glacial. A l’origine, l’idée d’aborder la figure de l’écrivain en bande dessinée laissait Garric perplexe : la force de la bande dessinée ne découlait-elle pas de son statut d’art mineur en marge du champ culturel ? Une bonne partie des bandes dessinées sur la littérature ne tirent-elles pas surtout leur justification de leur objet ? L’écrivain est souvent objet de satire et Georges et Louis semble a priori logé à la même enseigne en tant que bande dessinée comique. Toutefois, parce qu’elle aborde la figure de l’écrivain depuis sa position d’art mineur, cette bande dessinée mérite d’être prise au sérieux. Son sujet n’est autre que l’activité d’écriture. Le principe narratif de la série est simple : à chaque début d’histoire, Louis propose un récit à Georges et finit par intervenir dans ses propres récits avant que Georges, en critique impitoyable, ne dégonfle le tout. Plusieurs de niveaux de narration cohabitent alors. Comme pour Jiminy, il s’agit encore de deux romanciers qui n’écrivent jamais. Graphiquement, ils renoncent d’ailleurs très vite à la pratique physique de l’écriture dont les figurations sont très rares. Georges et Louis sont deux écrivains en puissance, suspendu dans leur acte d’écriture dans des aventures pourtant très bavardes.

Les albums constituent un ensemble fragmentaire d’affirmations arbitraires sur le monde et arborent une dimension encyclopédique. Georges écrit, ou plutôt essaie d’écrire, une étude sur les poneys andalous bien que le lecteur n’en saura jamais vraiment rien sauf très rapidement dans une phrase entrecoupée d’hésitation au début du quatrième tome de la série. Leurs écrits manquent de contenu objectif. Louis revendique le savoir des petits et vante des autorités modestes avec sa nouvelle discipline, la « psychologie de bazar », qui combine banalité du propos avec le caractère confus et désordonné de celui-ci.

Gossens opère ainsi un dégonflement de l’autorité de savoir de la bande dessinée et pense la rupture avec une tradition de bande dessinée éducative telle qu’elle a pu être incarnée par les histoires de l’oncle Paul, auxquelles Goossens multiplie les références. Dans ses récits, Louis finit par brouiller les clivages entre réel et imaginaire : il joue à la fois les rôles de personnage et de narrateur dans ses récits. Dans Georges et Louis, les personnages adoptent n’importe quelle posture auctoriale pour à chaque fois les vider de leur autorité. Toute autorité disparaît-elle pour autant et peut-on parler d’un récit sans autorité ? Si la charge porte sur la figure du romancier, l’énonciation première, celle du médium bande dessinée, ressort largement indemne.

Les échanges avec la salle ont abordé l’hypothèse de l’écrivain comme alter ego de l’auteur de bande dessinée, l’impuissance de l’écrivain en bande dessinée (le lieu commun de l’écrivain en panne d’inspiration) comme prétexte à la démonstration de la virtuosité du scénariste et la nécessité d’incarner l’écrivain comme conteur afin de transposer leurs écrits via les phylactères en bande dessinée.

 

La dernière partie de la journée était consacrée à une table ronde animée par Clotilde Thouret à laquelle participaient Catherine Meurisse et François Ayroles, tous deux auteurs de bandes dessinées qui mettent en scène des écrivains.

Catherine Meurisse, par ailleurs dessinatrice pour la presse, a publié plusieurs albums humoristiques autour du patrimoine culturel dont Mes Hommes de lettres en 2008 aux éditions Sarbacane. Elle a commencé à creuser cette thématique à la suite d’une commande sur le Moyen Âge pour une revue où elle avait à cette occasion abordée les fabliaux. Ancienne étudiante à la fois en lettres modernes et en école d’art, elle a choisi de réunir ses deux intérêts dans ses albums. Les auteurs traités dépendant avant tout de ses affinités. Un écrivain comme Hugo est du pain béni pour une dessinatrice-caricaturiste puisque beaucoup de représentations de ce dernier circulent déjà. Il est toutefois tout aussi plaisant d’aborder des auteurs moins connus, comme Jean Lorrain, qui procurent ainsi plus de liberté. Meurisse estime indispensable de bien connaître la vie et l’œuvre des auteurs afin de bien les croquer. Dans ses récits, Meurisse privilégie l’expression des personnages : elle n’hésite pas à tordre les corps ou à faire danser les personnages comme Baudelaire lorsqu’il disserte en critique d’art sur Manet. A propos de l’insertion de citations d’œuvres, Meurisse reconnaît qu’elles sont très présentes dans ces premiers albums mais qu’elles tendent à s’amenuiser au fil des albums. Elle se considère avant tout comme une « chef d’orchestre » qui mettrait les mots des autres dans la bouche des personnages. Meurisse souhaite ainsi faire partager son admiration pour ces auteurs.

François Ayroles, auteur historique de L’Association, membre de l’OuBaPo et fréquent contributeur de la revue Lapin, a commis plusieurs livres sur les écrivains en bande dessinée (Les Plumes chez Dargaud ou le récent Une affaire de caractères chez Delcourt). Auteur à l’univers singulier et au trait reconnaissable, il a par exemple dessiné Les Plumes sur un scénario d’Anne Baraou. Son intérêt, assez précoce, pour la représentation de l’écrivain en bande dessinée découle de la télévision et du rôle qu’elle a pu jouer dans la création du stéréotype de l’écrivain, notamment avec une émission comme Apostrophes. Elle a renforcé la sacralisation de l’écrivain et a donné naissance à une posture de l’écrivain, quelque peu pervertie. Pour autant, Ayroles estime ne pas adopter une approche sarcastique de la littérature. Il ne dessine que des auteurs qu’il admire par ailleurs même s’il faut remarquer une distance amusée dans Les Plumes. OuBaPien, Ayroles joue ainsi avec la figure de Perec dont il fait un personnage muet qui disparaît. Plusieurs autres protagonistes, chacun ne pouvant s’exprimer qu’avec une seule voyelle, mènent alors l’enquête modelée sur le jeu de caractères que l’on retrouve dans l’ABC contre Poirot d’Agatha Christie.

Les communications et échanges de cette première journée auront permis de s’interroger en creux sur la notion d’autorité en bande dessinée et pourraient inviter à d’autres études de représentations fructueuses : l’on peut par exemple penser à la figuration du cinéma en bande dessinée. Si le cinéma a pu jouer le rôle de repoussoir dans le discours critique de certains auteurs dans les années 1980, nombreux ont ceux qui semblent aujourd’hui aspirer au 7e art, en tant que réalisateurs, après avoir trempé dans le 9e art. Cette affinité se retrouve-t-elle déjà dans leurs œuvres ?

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