Fabcaro ou l’équilibre des doutes

J’avais évoqué il y a quelques post de cela mes coups de cœur des jeunes comiques graphiques. Pour poursuivre dans cette exploration de mes plaisirs d’amateur d’humour fin et sophistiqué, j’aimerais vous parler d’un de mes auteurs comiques préférés : Fabcaro.

Cet article est publié parallèlement à un dossier sur du9 où j’analyse le comique chez Fabcaro

Fabcaro-2012Être un grand admirateur de Fabcaro m’a toujours donné l’impression d’appartenir à une élite secrète de connaisseurs éclairés. Peut-être est-ce parce qu’il aime, dans ses albums et dans les interviews, souligner que son public est « restreint et fidèle », pour reprendre les termes d’une interview de Maël Rannou1. Sur la couverture d’On est pas là pour réussir (La Cafetière, 2012), album sur le monde de la bande dessinée, il se montre seul à sa table de dédicace, caché derrière la file d’attente de son voisin. De quoi entretenir le mythe (?) d’un auteur rare dont les albums connaissent des tirages limités mais capable de rassembler autour de lui un petit noyau de lecteurs acharnés. Il y a là un peu de l’archétype de « l’auteur alternatif ». Il serait toutefois dommage de le réduire à cette posture décalée : ses premiers travaux, certes alimentaires, ont prouvé qu’il savait aussi s’adresser à un public plus large. Il faut rappeler qu’il est aussi écrivain, et qu’il a publié son seul roman, Figurec, dans l’illustre collection blanche de Gallimard en 2006, ce qui n’est pas la moindre des reconnaissances littéraires. En réalité, être lecteur de Fabcaro, c’est aller de surprises en surprises, découvrir à chaque fois de nouveaux pans de son œuvre soigneusement cachés, aimer certains de ses albums, en éviter d’autres, mais dans tous les cas apprécier l’humilité constante qu’il met dans son travail comme une marque de qualité.

Ajoutez à cela que se renseigner sur Fabcaro n’est pas forcément évident de prime abord… On trouve certes sur le web un entretien daté de 2009, un autre de la même année par Tobhias Willis dans Jade, et un dernier plus récent de 2013 par Maël Rannou pour du9. Mais pas de site web, et l’article Wikipédia le concernant est « insufisamment détaillé ou incomplet ». De toute évidence, Fabcaro n’est pas un auteur visible mais, pourtant, il est un auteur présent car sa bibliographie sur bédéthèque.com recense une vingtaine de titres publié depuis 2005 dont la série Amour, passion et CX Diesel avc James que j’ai déjà pu évoqué sur ce blog. Il me semblait donc légitime d’évoquer sa carrière et, je l’espère, vous donner envie d’aller plus loin.

On peut, grossièrement, distinguer trois parties dans le travail d’auteur de bande dessinée de Fabcaro. Une partie de sa production est constituée de travaux de commande réalisés, comme scénariste et sous le pseudonyme de Fab, pour les éditions Jungle (Les annonces en BD, Les Marseillais). N’ayant pas lu ces albums je serais bien en peine de vous les décrire… Ce sera donc principalement le reste de son œuvre qui va m’intéresser.

Une partie est publiée dans de petites maisons d’édition : Fabcaro est un habitué des maisons « historiques » de l’édition alternative que sont 6 pieds sous terre et La Cafetière, mais on va également le retrouver chez de plus petits et plus récents éditeurs comme Vide Cocagne, Même pas mal, Altercomics ou Ottoprod. Sans oublier ses débuts à Psikopat dans les années 2000. Une autre partie de sa carrière, plus récente, se déroule chez de plus « gros » éditeurs historiquement plus installés : Le Lombard, Glénat, Dargaud et Audie/Fluide Glacial (et à travers lui le groupe Flammarion). Un profil plutôt classique qui est celui de beaucoup d’auteurs ayant débuté dans l’édition alternative et qui, au gré des projets, circulent d’un milieu éditorial à l’autre. Chez Fabcaro, cette distinction recouvre aussi une différence thématique puisque ses travaux dans l’édition alternative sont généralement des one shot plus personnels voire autobiographiques tandis que pour les gros éditeurs il se concentre sur des séries à gags plus traditionnelles. Rien de très original là-dedans, à deux exceptions près. D’une part, comme d’autres de ses confrères (je pense à Alex Baladi), Fabcaro continue de publier dans des fanzines, couvrant ainsi tout le spectre de l’édition de bandes dessinées. D’autre part, comme le rappelle Maël Rannou, il a entrepris depuis 2011 une spécialisation dans la scénarisation au service d’autres dessinateurs : James, Fabrice Erre et Gilles Rochier, notamment, qui sont aussi des auteurs réguliers de 6 pieds sous terre. Il déclare d’ailleurs à ce propos : « Je ne me sens pas dessinateur, je me sens avant tout narrateur. ». la part « scénaristique » de son travail, curieusement, constitue comme un retour aux pratiques de ses travaux plus alimentaires pour Jungle, mais de façon beaucoup plus assumée, comme si le passage par des projets d’auteur complet avait été nécessaire pour qu’il se façonne une patte « personnelle » de scénariste.

Fabcaro a été choisi en 2014 pour reprendre la série Achille Talon avec Serge Carrère au dessin. Ce tournant de carrière, surprenant pour un lecteur comme moi qui préfère largement sa production chez les alternatifs, montre combien il est un auteur éclectique. Il sait se fondre dans le dessin et le style d’un autre. Son Achille Talon retrouve ainsi les codes de la série mythique et, quand il scénarise des strips pour Fabrice Erre ou James, son humour semble s’adapter à l’univers graphique de ses auteurs, privilégiant des dialogues théâtraux à tendance satirique pour James, et un comique plus décalé et absurde pour Fabrice Erre, par exemple.

fabcaro-parapléjackCet éclectisme se retrouve aussi dans la façon où, en fonction de l’éditeur (et donc du public visé), de sa posture d’auteur complet ou de scénariste, il parvient à doser son art humoristique. Car Fabcaro est d’abord un auteur comique, dont la gamme des procédés s’avère très variée. La plupart de ses gags courts font preuve d’un efficace comique de situation où le quiproquo joue généralement un grand rôle. On est pas là pour réussir, L’infiniment moyen, et les séries Z comme Don Diego et Mars ! en sont d’excellent exemples. Il y privilégie un format court, parfois proche du strip. On appréciera également son goût, plus rare, pour le nonsense dont La Bredoute (6 pieds sous terre, 2007) est certainement le sommet. Talijanska développe un humour noir, cette fois dans des strips muets. Enfin, il s’adonne régulièrement à la parodie, dans Amour, Passion et CX Diesel et Carnets du Pérou, notamment.

Mais la principale spécificité comique de Fabcaro est, à mon sens, l’élaboration d’un humour « déceptif » qui interroge la notion même de comique et le statut même de l’auteur comique. Cet humour englobe ce qui me semblent être les trois principales dimensions de son œuvre : le nonsense, l’autobiographie et l’expérimentation narrative.

La part absurde du comique chez Fabcaro est très importante. D’elle découle de nombreux procédés utilisés : le comique de l’approximation, l’humour noir, la juxtaposition nonsensique, visuelle ou verbale… Dans ces cas-là, l’humour vient souvent moins d’un gag drôle en lui-même que du décalage qu’il crée soit avec la réalité, soit avec les attentes du lecteur. Un débat télévisé sans lien avec le reste de l’histoire survient au milieu du récit, un lama remplace un ballon de football, le fils d’un avaleur de couteaux et d’une dompteuse de chiens devient un avaleur de chiens… S’il a démontré qu’il savait aussi proposer un comique de situation très traditionnel, il excelle tout autant dans un humour plus cérébral, plus existentiel, et en un sens plus dérangeant pour le lecteur.

La seconde dimension majeure du travail de Fabcaro est la dimension autobiographique, qu’il concentre chez un seul éditeur : La Cafetière, depuis son premier album Le steak haché de Damoclès. Fabcaro fait partie de la seconde génération de l’autobiographie dessinée, celle qui commence dans les années 2000. Il joue sur une autodérision presque masochiste qui le conduit à dévoiler ses doutes quotidiens les plus personnels : il trouve une place à part dans l’équilibre entre l’intimisme douloureux (que peut pratiquer Fabrice Neaud) et l’autofiction absurde (à la façon de Bouzard). Le plus intéressant dans ce travail autobiographique est l’insistance de l’auteur à y injecter de l’humour alors même que les thématiques évoquées (maladie, timidité, problèmes relationnels, incapacité à s’assumer en tant qu’adulte), relèvent du tragique, voire du pathétique. C’est là aussi que s’enracine ce comique « déceptif » : l’humour chez Fabcaro semble jouer le rôle d’un antidote contre la morosité et la tristesse de la vie, antidote efficace mais aussi ambivalent puisqu’il ne fait que souligner l’absurdité des situations.

Enfin, Fabcaro, derrière des choix formels extrêmement traditionnels pour la bande dessinée comique (le strip pour Mars ! ou dans On est pas là pour réussir, l’histoire en deux/trois pages dans Le steak haché de Damoclès ou Droit dans le mûr), s’avère aussi être un expérimentateur narratif qui n’hésite pas à prendre des risques. J’ai déjà parlé de Talijanska qui est uniquement composé de gags muets. Le traitement de l’autobiographie prend chez lui des voies narratives détournées : dans Like a steak machine, il propose de résumer sa vie en illustrant par des souvenirs une quarantaine de titres musicaux qui leur sont rattachés ; dans Le journal de l’année, il fait le pari de dessiner une case par jour pour résumer une année de sa vie en 365 cases. D’apparence anodines, ces expérimentations narratives lui permettent d’explorer avec davantage d’intensité et d’originalité l’autobiographie en menant un travail dans un cas sur la fabrique du souvenir, dans l’autre cas sur la répétition et l’obsession.

fabcaro-206x300Par l’alliance du nonsense, de l’autobiographie et de l’expérimentation narrative, Fabcaro s’est construit un « style » de dessinateur et scénariste comique, en d’autres termes une personnalité d’artiste singulier. En un sens, mettre en rapport son parcours éditorial avec cette posture singulière, qu’elle soit ou non une construction volontaire et consciente, pose la question classique de la bande dessinée des années 2000 : celle du repositionnement des auteurs issus ou héritiers de l’édition alternative de la décennie précédente dans une industrie culturelle plus vaste. Et cela sans qu’ils ne perdent réellement leur personnalité : il ne s’agit pas de produire d’un côté du mainstream et de l’autre de l’alternatif, mais plutôt de mêler et d’apprendre des deux pour allier une carrière professionnellement stable et évolution artistique. Il me semble que Fabcaro, qui semble être aussi un artiste doutant sans cesse, joue de cet équilibre constant.

L’une des forces de l’édition alternative aura été de montrer qu’un auteur n’a pas d’obligation à se limiter à un type de production standardisée par la volonté d’un éditeur et du public, mais qu’il peut prendre des risques et évoluer. Mes lecteurs jugeront de la valeur de cette comparaison, mais pour moi Fabcaro a démontré, par ses capacités comiques et narratives et par la diversité de ses approches, qu’il pouvait avoir le même potentiel artistique que des auteurs comme Manu Larcenet, Blutch ou encore Winschluss. Tous trois ont trouvé dans le registre comique et parfois dans l’autofiction un terreau idéal pour expérimenter, développer des thématiques qu’ils ont ensuite pu exploiter dans des albums aboutis, tout en démontrant une vraie originalité narrative. Fabcaro me semble avoir les moyens de produire un album aux dimensions aussi épiques et denses que Blast, Peplum ou Pinocchio. J’espère pouvoir lire cela un jour !

 

2 réflexions au sujet de « Fabcaro ou l’équilibre des doutes »

  1. Belzaran

    Si tu veux du très lourd chez Fabcaro, il te faut lire « -20% sur l’esprit de la forêt » et « La clôture » (dont tu ne parles pas ici étonnamment). Ce sont ses albums les plus expérimentaux (et selon moi, les meilleurs !).

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  2. mrpetch Auteur de l’article

    Oui, c’est vrai que je n’en parle pas… Il y a plusieurs versions de l’article et le paragraphe les concernant est passé à la trappe. J’en parle dans l’article conjoint publié sur du9, en revanche. Si j’ai le temps, je vais corriger ça.

    Sinon, tout à fait d’accord, ce sont ses meilleurs !

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