Une enfance en bulles (3) : au pays de Walt Disney

Nous, lecteurs assidus de bande dessinée, avons souvent un rapport à nos lectures qui remontent à l’enfance. D’abord parce que la bande dessinée fait partie des lectures enfantines traditionnelles sans être liée à l’école et à l’apprentissage scolaire de la lecture, ce qui lui donne une saveur bien différente. Ensuite parce que, contrairement au cinéma ou à la littérature, les œuvres de bande dessinée lues pendant l’enfance sont souvent celles qui ont influencé des auteurs de bande dessinée adulte, sans compter le fait que des albums d’Astérix ou de Gaston se relisent volontiers (alors que j’ai quelque doute sur la qualité de revisionnage de Casper le gentil fantôme !). Une familiarité se crée, avec l’impression d’être dans un même univers de lecture, et le passage de la bande dessinée pour enfants à la bande dessinée pour adultes est sans doute un choc moins grand que le passage du Roi Lion à Reservoir Dogs. En cela, les lectures d’enfance sont sans doute fondatrices de la façon dont on continue, après l’enfance, à lire et apprécier la bande dessinée… C’est à présent autour de la grande famille des revues Disney d’entrer en scène.

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Des revues par milliers

PicsouMagazineFace aux classiques franco-belge se trouvait une autre masse de lectures graphiques : les bandes dessinées Disney. Elles m’arrivaient par le biais de revues que j’achetais tous les mois ou tous les deux mois au kiosque du coin que tenait une gentille dame bien connue de la famille. Il y avait deux mensuels, l’un grand format, Picsou Magazine, et l’autre petit format et très concentré, Mickey Parade. Et il y avait le petit plaisir bimensuel, Super Picsou Géant, à la fois grand format et dense (200 pages !). Je lisais parfois Mickey Jeux, très rarement Le Journal de Mickey. Cela faisait, à vue de nez, plus de deux cent pages de bande dessinées par mois avec pour héros Mickey, Donald, Picsou, Dingo, etc. Alors que les classiques franco-belge m’avaient appris le goût et la préférence, les bandes dessinées Disney m’apprenaient la lecture de masse, dans ce qu’elle a de rapide et de vorace.

Tout de même, au sein de la galerie des personnages et des histoires j’avais aussi mes préférences. Par exemple, je détestais Mickey : trop sérieux, trop premier degré, trop héroïque. Et c’était bien pour ça que j’attendais avec impatience Super Picsou Géant qui, dans mon esprit (mais je n’ai jamais vérifié) comportait plus d’histoires de canard que de souris. Car j’adorais Picsou.

Ma passion pour Picsou était ancienne : dès tout petit je gribouillais sur les albums qui me tombaient sous la main. Les neveux Riri, Fifi et Loulou permettaient de m’identifier, mais c’était bien Picsou qui me plaisait le plus. Picsou était une sorte de héros pour moi, que je réutilisais dans mes propres histoires d’enfants. J’aimais son côté colérique et aventurier et, dans le fond, il était bien plus enfantin que les neveux dans ses réactions et dans sa capacité à donner vie, en quelques cases à son imagination. Un trésor perdu dans l’Himalya ? On se retrouvait sous la neige à dos de yack. Une épave au milieu de l’océan ? La casquette de marin et le scaphandre étaient de sortie. Les Rapetou menaçaient ? Le coffre se transformait en fort piégé du sol au plafond. Il était même question, dans certaines histoires, d’extraterrestres. Il y avait dans les aventures de Picsou un décollage constant du réel qui me plaisait et à côté duquel les considérations plus terre à terre de Mickey étaient bien ternes.

D’autres choses encore me plaisaient dans ces revues : le supplément central du Couac dans Super Picsou Géant, le rédactionnel déjanté de Picsou Magazine, les cycles de numéros spéciaux de Mickey Parade et les apparitions ponctuelles de Fantomiald… Alors que je lisais peu la production franco-belge contemporaine, mes lectures modernes étaient celles de Disney.

Ceci n’est pas de la bande dessinée

DonaldCurieusement, cela ne fait que peu de temps que j’ai réalisé que les bandes dessinées Disney étaient celles que je lisais le plus pendant mon enfance. Pourquoi une prise de conscience si tardive ? Par un curieux phénomène, quand j’étais enfant et adolescent, il ne me serait jamais venu à l’esprit de dire que les revues Disney relevaient du même média que les albums franco-belge de la bibliothèque, que tous deux étaient, à égalité, des « bandes dessinées ». Bien sûr, je n’aurais pas employé le mot média, mais il était certain pour moi qu’il ne s’agissait pas du même type d’oeuvres, de la même catégorie éditoriale. En un sens, je n’avais pas complètement tort : là où je découvrais la bande dessinée franco-belge par deux médias qui étaient l’album cartonné et le dessin animé, je ne connaissais l’univers de Disney que par des revues. Attention : j’entends par « univers de Disney » les mondes des souris et des canards anthropomorphes. J’allais bien voir les dessins animés qui sortaient régulièrement sur les écrans, j’avais, comme beaucoup d’enfants de ma génération, Le Roi Lion en VHS, mais je ne reliais pas réellement ces images mouvantes sur grand écran à mes petites cases imprimées sur du mauvais papier.

Car il faut bien se confronter à la réalité matérielle de mon approche de Disney. Les revues dont je parle ci-dessus étaient pour la plupart des revues à bas prix où les vrais auteurs ne signaient quasiment jamais, seule la signature de Walt Disney apparaissant au bas des planches. C’était bien toute cette masse de comics Disney produits presque industriellement par des studios européens sur des modèles identiques, et j’étais bien trop jeune pour savoir toutes les subtilités des écoles françaises, italiennes ou espagnoles. Des histoires courtes, pour la plupart sans véritable continuité, dont certaines me faisaient rire mais une bonne part m’ennuyait un peu par leur structure répétitive, dans des volumes épais qui contenaient très peu de rédactionnel, exception faite de Picsou Magazine. Et puis chez moi, sous l’influence de mes parents nés au temps où l’anti-américanisme était presque un dogme en France, tout ce qui était américain avait vaguement un côté malfaisant, ou du moins était potentiellement suspect d’absence de subtilité et en tout cas ne constituait pas la « Culture ». Et puis, soyons sérieux : là où les héros franco-belge étaient des reporters intrépides, des solitaires courageux et des guerriers facétieux, les héros disneyens étaient des animaux qui parlent. Intuitivement, je reportais ce jugement sur les bandes dessinées que je lisais et reproduisais ainsi, à mon échelle, une forme de hiérarchisation culturelle. En haut se trouvait la bande dessinée franco-belge, à égalité avec la littérature écrite « pour adultes » que je dévorais déjà l’époque, et les vieux dessins animés de la Warner qui passaient dans Ça cartoon avec de vrais commentaires historiques par l’excellent Philippe Dana, tandis qu’en bas se trouvaient, à côté des dessins animés contemporains et de la littérature pour enfants, les revues Disney. Ainsi se divisait en deux mon environnement culturel quotidien selon un principe de distinction terriblement bourdieusien.

Attention : cela ne veut pas dire que je n’appréciais pas ce que je lisais, au contraire, je m’amusais bien en les lisant et, par la régularité et la proximité de l’achat qui ne nécessitait pas d’aller en ville mais juste au coin de la rue, elles avaient une familiarité incontestable. Simplement je considérais ces petites revues comme inférieures en qualité aux classiques franco-belge ; un simple divertissement régulier et jetable alors que Tintin, Astérix et Lucky Luke méritaient d’être relues. Pour preuve, les beaux albums avaient droit aux étagères alors que les revues dormaient dans des classeurs ou dans des tiroirs.

Grandir avec la Jeunesse de Picsou

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Ce n’est pas mon exemplaire mais une image glanée sur Internet. Le mien est dans un état sensiblement identique.

Et puis a eu lieu dans cette stratification ordonnée comme un ébranlement profond dont je ne suis pas encore tout à fait remis : la lecture de La Jeunesse de Picsou de Don Rosa. Demandez-moi maintenant quelle est ma bande dessinée préférée, je commencerais à réfléchir et hésiter après avoir mis de côté La Jeunesse de Picsou de Don Rosa, à mes yeux bien au-dessus de tout ce qui a pu être produit avant et après.

Mais revenons un peu en arrière et, puisque le temps m’a appris la vertu de la science historique, contextualisons. Dans les années 1990, Keno Don Rosa commence à dessiner des aventures du monde des canards pour divers éditeurs sous licence Disney. En 1991 il débute son grand’oeuvre, le comic book The Life and Time of Scrooge McDuck où il entreprend de raconter la vie de Picsou (Scrooge MCDuck en anglais), son personnage préféré créé par son maître Carl Barks. Se faisant, il réalise une incroyable saga qui dialogue constamment, et avec bienveillance, avec la production de son aîné, tout en s’appuyant sur la mythologie américaine de la conquête de l’Ouest et de la construction d’empires financiers, le tout s’étendant des années 1870 aux années 1940. Un jeu de références hors pair combiné au sens de l’aventure et du détail comique qui le caractérise. La première parution de cette histoire en France a lieu sous le titre La Jeunesse de Picsou dans Picsou Magazine en 1996, soit au moment même où je dévore tous les mois le magazine.

Pour une raison qui m’échappe, il y avait dans les pages de Picsou Magazine une forme de célébration de Don Rosa. C’était le seul auteur nommément cité, avec Carl Barks, bien sûr, et il faisait l’objet de longs articles entre les photos des célébrités à la mode et des derniers jeux vidéos sortis. Des trois ma préférence allait aux articles sur Don Rosa et à son incroyable construction de la généalogie des Picsou et des McDuck qui tombait à pic à l’époque où émergeait mon goût pour l’histoire. Autant que les aventures, c’était l’élaboration d’un univers cohérent qui me passionnait. Il y avait des références à d’anciennes aventures, ce qu’on ne trouvait jamais dans les autres histoires de Disney, il y avait un trait toujours identique, il y avait toute une précision géographique et historique qui répondait bien à ma curiosité naturelle pour les sciences du temps et de l’espace, nourrie par force atlas et encyclopédies. Le poster représentant l’arbre généalogique de la famille Picsou est longtemps resté au-dessus de mon lit. Évidemment, en 1998, j’achetais le hors-série La Jeunesse de Picsou, lu et relu tant de fois, à la couverture écornée, réparée à l’adhésif, qui doit être la seule bande dessinée pour enfants présente dans ma bibliothèque d’adulte actuelle. Certes, ce hors-série était lui aussi en mauvais papier, mais, de toute la production Disney, il était le seul objet qui égalait le reste de ma bibliothèque, voire le surpassait.

En un sens, je me dis que La Jeunesse de Picsou fait partie des premières bandes dessinées qui m’ont aidé à grandir, ce qui n’était pas le cas des albums franco-belges. Je grandissais comme grandissait le héros, de son Écosse natale aux métropoles américaines. J’apprenais à lire et apprécier un tout autre style de bandes dessinées, une tradition bien différente, à me défaire d’a priori, à me frotter sans le savoir à des classiques de la culture anglo-saxonne qui sont le sous-texte de La Jeunesse de Picsou (Dickens, Conrad, Twain, London, mais aussi pour le cinéma Ford et Welles…). Les œuvres qu’on lit et apprécie pendant l’enfance sont certainement celles qui nous marquent le plus, car elles accompagnent une prise de conscience et la construction d’une personnalité, et la seule œuvre qui m’ait marqué à ce point, à peu de chose près à la même époque, fut 1984 de George Orwell. Je lisais La Jeunesse de Picsou à ce moment précis de la vie où l’on commence à se rendre compte que les adultes autour de nous ont d’autres préoccupations, et que l’enfance ne sera qu’un palier. Que derrière l’apparence sucrée que les livres pour enfants veulent donner à la vie, il y a une réalité bien plus complexe. Alors les histoires de canards bipèdes déguisés en cow-boy, de petit cireur de chaussure pour qui seul compte le dur labeur, de vieillard solitaire dans son coffre d’or accumulé comme autant de souvenirs, aidaient en douceur ma longue transition vers l’âge adulte qui débutait.

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