Entretien jeune recherche en bande dessinée : Benjamin Caraco

Entretien avec Benjamin Caraco mené par Julien Baudry le 16 décembre 2014, par Skype

Peux-tu présenter ton parcours jusqu’au doctorat en quelques étapes ?

Je suis passé par l’École Normale Supérieure de Cachan. En licence, j’ai suivi à la fois un cursus d’histoire à Paris 1 et de sociologie à Paris 4. Nous avions aussi des enseignements transversaux à l’ENS : tout ce qui était méthodologie en sciences sociales, la première année en qualitatif (entretiens, enquêtes de terrain, observation) et quantitatif la deuxième année (croisement de données, variables, méthodes statistiques). En M1-M2, j’étais à la fois inscrit à Paris 1 et à l’université d’Oxford. Je faisais alors de l’histoire politique britannique.

Actuellement, je suis conservateur des bibliothèques à l’université de Strasbourg après avoir été deux ans à l’Université Versailles-Saint-Quentin qui abrite un centre de recherche en histoire culturelle.

Quand et comment t’es-tu lancé dans une thèse sur la bande dessinée ?

Je suis inscrit depuis fin 2010 en thèse à Paris 1 sous la direction de Pascal Ory. Le centre de recherche est le Centre d’histoire sociale du 20e siècle (CHS), qui fait surtout de l’histoire sociale, même s’il y a un noyau dur d’histoire culturelle (Pascal Ory, Julie Verlaine, Pascale Goetschel…).

C’est Olivier Wieviorka, du département sciences sociales de l’ENS de Cachan, qui m’a conseillé de me tourner vers Pascal Ory. Je lui ai proposé deux sujets, soit l’Association, soit Pilote. Finalement, la réflexion était plus mûre pour l’Association.

Peux-tu présenter ton sujet en quelques mots ?

Je m’intéresse à l’histoire de l’Association, la maison d’édition et ses auteurs de 1990 à 2010, leur contribution au renouvellement du champ de la bande dessinée dans les contenus et leur participation à une montée en légitimité de la bande dessinée. Le titre sur theses.fr est « Le réseau des auteurs de l’Association », mais mon traitement actuel du sujet m’oriente de facto plus vers une histoire monographique de la maison d’édition.

Avec le terme de « réseau » tu sembles vouloir faire une histoire sociale des auteurs. C’est aussi ton sujet ?

Oui. La première partie, en particulier, est une présentation biographique des différents auteurs, de leurs caractéristiques communes : par exemple le niveau d’éducation, le passage à l’enseignement supérieur… Pour moi c’est vraiment important d’avoir ça. Même si ce n’est pas forcément une variable qui explique beaucoup puisqu’on voit souvent qu’il y a une vocation de la bande dessinée chez eux. Tous – ou presque – me disent que depuis l’enfance ils voulaient faire de la bande dessinée, et qu’ils ont fait les études qui se rapprochaient le plus de la bande dessinée pour rassurer les parents. Ce sont des enfants de la massification universitaire qui étaient quasi obligés de passer par l’enseignement supérieur, même si pour la majorité d’entre eux, c’est les Arts Décoratifs.

Quelles sont les pistes de recherche que tu comptes ouvrir par ce travail ?

Je pense que c’est une attention plus importante portée sur la construction du métier d’auteur, et surtout réinscrire l’Association dans le contexte de l’époque, dans sa période années 80-90. Tu retrouves des références au do it yourself du mouvement punk. J’utilise vraiment la notion de champ qui permet de faire dialoguer approche interne de la bande dessinée et approche externe : on peut voir ce qui dépend du contexte plus global et ce qui s’inscrit dans une sorte d’histoire des idées de la bande dessinée. Je tente de trouver un juste milieu entre les deux.

Il y a aussi la volonté d’aller contre le mythe qui existe déjà autour de l’Association. Par exemple, on parle des auteurs de l’Association comme d’auteurs qui n’ont jamais eu d’éditeurs avant, qui se sont retrouvés parce qu’ils n’arrivaient pas à trouver des débouchés. Mais ils avaient déjà publiés avant, au moins une fois (notamment dans la collection X de Futuropolis), et étaient insérés ailleurs, comme dans la presse catholique (Bayard, Fleurus) pour quelques uns. C’est un travail de démystification, qui est plus anecdotique, mais que je trouve aussi intéressant.

Qu’entends-tu par la notion de champ ?

C’est la notion de champ développée par Bourdieu. Je pars de l’article de Boltanski qui était peut-être un peu en avance par rapport à la réalité historique de son époque. Pour moi, le champ de la bande dessinée apparaît vraiment avec les années 1990-2000 : peut-on parler d’un champ dans les années 1970, quand il n’y a que trois ou quatre éditeurs et que tout le monde est publié chez les mêmes ? Il n’y a pas vraiment de discours, pas vraiment d’opposition.

Or le discours autour des œuvres est important pour l’Association ?

Oui. Comment peut-on expliquer que l’Association tend à caractériser aussi toute une génération ? C’est en partie par sa production symbolique. Si on devait rattacher ma thèse à une problématique plus large, ce serait celle de la production symbolique et de l’accompagnement des œuvres par les éditeurs. Parce que ce qui distingue l’Association de beaucoup d’autres éditeurs indépendants, ce qui fait qu’on en parle beaucoup aujourd’hui, c’est le discours produit.

Finalement, c’est une problématique plus sociologique. C’est l’héritage de mon directeur de mémoire en histoire politique, Christophe Charles, qui utilise beaucoup les travaux de la sociologie de Bourdieu. Là, mon master a une importance : c’était aussi une étude sur le discours, sur l’utilisation de Benjamin Disraeli chez les hommes politiques britanniques. On peut voir des liens avec la façon dont Menu parle de Futuropolis, constitue un panthéon. Il y a beaucoup de liens très directs entre les deux. Depuis le master, mon approche est plus consciente et plus outillée : je me suis davantage penché sur la littérature en sociologie.

Quelles sont les sources que tu utilises ?

Ce sont surtout des sources publiques : les œuvres, le paratexte produit par l’Association en tant qu’éditeur (j’ai dépouillé le rab de lapin, les catalogues…). Et les entretiens : mon objectif est d’en faire une vingtaine, à la fois avec les auteurs et les salariés, parce que ça donne une autre vision. Pour les auteurs, ce n’est pas nécessairement les auteurs les plus médiatiques. L’entretien avec un auteur en vue est toujours intéressant, mais comme il a déjà pu beaucoup s’exprimer dans les médias, ce n’est pas là que j’en apprends le plus (enfin cela dépend). En revanche, un entretien avec Vincent Vanoli ou Etienne Lécroart, ou encore avec les salariés, c’était vraiment très intéressant dans le sens où c’est bien souvent inédit.

Ensuite, il y a les œuvres, même si j’ai un peu une appréhension : je me sens plus sociologue ou historien que littéraire, et du coup je ne sais pas trop comment m’en débrouiller. C’est aussi toute la difficulté de l’histoire culturelle : comment insérer les œuvres dans un travail en histoire, sachant que nous ne sommes pas historiens de l’art ? Je vais surtout analyser des gros corpus, mais pas forcément au niveau d’une planche ou d’une case.

Et en terme d’outils méthodologiques ?

Le recours aux entretiens m’a attiré dans ce sujet. Je recoupe des méthodes de sociologie et d’histoire orale pour croiser les différents discours que je peux recevoir. C’est une combinaison de l’histoire culturelle telle que peut la développer Pascal Ory, et de la sociologie de la production culturelle par Pierre Bourdieu. C’est ce qu’on peut voir dans Les règles de l’art ou dans son livre sur Manet. Ce sont deux grandes références pour ma recherche.

Sinon, je suis tributaire des problématiques développées par des auteurs non-universitaires comme Thierry Groensteen, en particulier pour mon sujet dans La bande dessinée, un objet culturel non identifié. Je le traite à égalité avec un auteur universitaire et il est de toute façon docteur. Si on devait s’arrêter aux personnes en poste à l’université, on n’irait pas très loin dans notre champ de recherche.

Qu’est-ce qui t’intéresse dans les méthodes et outils de l’histoire culturelle ?

L’histoire culturelle permet d’appréhender d’autres types d’objets, comme la bande dessinée. Au niveau de la méthode, ce qui m’intéresse c’est l’attention portée à des sources publiques : chiffres de ventes, articles de presse, loin du culte de l’archive inédite.

C’est aussi un ensemble de travaux dont on peut s’inspirer : le thèse Des comics et des hommes de Jean-Paul Gabillet est pour moi un modèle. Le plan de sa thèse m’a permis de structurer ma réflexion. Lui aussi fait déjà une synthèse entre histoire culturelle et sociologie de la culture, même si mon sujet est plus restreint. Il y a aussi une thèse intéressante de Sophie Noël sur l’édition indépendante critique, dans le courant bourdieusien.

Parmi les autres références bibliographiques, je peux citer Eric Maigret, Jacques Dürrenmatt (Bande dessinée et littérature) et bien sûr les travaux du groupe ACME.

Il y a peu de travaux en sociologie sur la bande dessinée. Sur quoi t’appuies-tu ?

Dernièrement, j’ai lu le livre de Philippe Mary sur la Nouvelle Vague : il y a des processus analogues au groupement de l’Association et ça me permet de faire des liens. J’avais pu lire Norbert Bandier, Sociologie du surréalisme où on retrouve le même type de processus. L’Association reprend en partie la mythologie surréaliste.

Je cherche à trouver des études similaires sur d’autres sujets pour comparer. C’est à la fois un point de comparaison et un modèle méthodologique.

Quelles sont les principales difficultés que tu rencontres sur le plan méthodologique ?

Ce sont surtout des difficultés propres à l’histoire du temps présent : il n’y a pas forcément de sources récoltées, il peut y avoir une réaction des personnes que j’interroge. L’Association est encore en activité. J’avais essayé de récupérer des archives, mais c’est assez difficile même si j’ai appris qu’une partie venait d’être versée à la CIBDI. Et l’histoire de l’Association fait que c’est un peu compliqué. Je m’arrête en 2010, au moment où Menu part, mais je ne rentre pas dans le côté événementiel de la grève de 2011 qui a « parasité » le reste avant cette date. Le risque, c’est de tout réécrire à partir de cette grève.

Quel regard portes-tu sur la place de la bande dessinée comme objet de recherche à l’université ?

Je trouve que ça se développe. On est dans une phase de structuration, mais pas en termes de postes : à ma connaissance, il n’y a pas vraiment de chercheurs qui ont fait leur thèse et qui ont trouvé un poste sur la bande dessinée. Mais il y a de plus en plus de doctorants et de chercheurs déjà installés qui s’y intéressent. Je trouve que c’est un champ de recherche bourgeonnant, mais très éclectique en terme d’approche. C’est ce que je vois avec les deux journées d’étude auxquelles j’ai participé : une avec des sociologues l’autre avec des littéraires grosso modo [ndle : « Sociologie des arts et de la culture et ses frontières. Esquisse pour une auto-analyse », 6-7 novembre 2014 à Paris 5 et « Styles et figures d’auteurs : quelle autorité pour la bande dessinée ? » 20-21 novembre 2014 à Paris 1, organisée par le GRENA].

On peut dire que ce qui distingue une démarche scientifique d’une démarche « hors université », c’est d’essayer de se rattacher à des problématiques plus larges. Sinon, on est dans l’érudition. Par exemple je conçois un peu mon sujet en fonction la dimension politique de la bande dessinée : le côté utopie, aventure humaine de l’Association est vraiment intéressant. C’est une de mes pistes, même s’il ne faut pas que je la surinterprète.

Es-tu membre d’associations ou de groupes de recherche ?

Oui, de l’Association pour le développement de l’histoire culturelle dont je suis adhérent. Je suis membre et participe un peu à la vie du site web ; j’essaie de me rendre à leur congrès annuel et je suis leur newsletter.

À l’origine, qu’est-ce qui t’a poussé à faire une thèse sur la bande dessinée ?

Si j’avais voulu faire une carrière universitaire, j’aurais choisi un tout autre sujet pour pouvoir m’intégrer plus facilement, j’aurais poursuivi le master en histoire politique, par exemple. J’ai pris un sujet qui me fait plaisir, car je ne fais pas cette thèse à temps plein.

C’est aussi la thèse d’un ancien lecteur de l’Association ?

J’ai repris un sujet qui correspondait à mes lectures. Je faisais moi-même de la bande dessinée quand j’étais adolescent. J’aurais pu (ou voulu) être historien ou auteur de bande dessinée, la thèse est une façon de faire une synthèse.

J’ai découvert l’Association via un livre de Benoît Peeters, La bande dessinée, qui parlait de Lapinot et les carottes de Patagonie. J’ai bien aimé le côté ludique, humoristique. Mes auteurs préférés de l’Association était Trondheim, Menu, David B. Je devais aimer le côté intello et réflexif. Il y avait aussi beaucoup d’humour, ce qui a permis la transition avec Fluide Glacial. Et puis, quand on est adolescent, on aime bien le côté adhérent, collectif.

Tu avais déjà des réflexions théoriques sur l’Association quand tu en étais un lecteur actif ?

Non. Justement, ce qui m’a donné envie de faire ce sujet, c’est aussi que j’ai lu beaucoup moins de bandes dessinées à partir de l’hypokhâgne. J’ai plus de recul, j’ai moins une culture centrée uniquement sur la bande dessinée, j’en achète très peu autrement que pour la thèse. Je lis surtout des romans et des essais et plus tellement de bandes dessinées alors que je ne lisais que ça jusqu’à 16 ans. In fine, la thèse est aussi une façon de rendre hommage.

Bibliographie indicative :

CARACO Benjamin, « Collectif, Quoi ?, L’Association, 2011. » sur phylacterium.fr, janvier 2012 [en ligne], URL : http://www.phylacterium.fr/?p=1650

CARACO Benjamin, « Reportage(s) : Intimité du journalisme et de la bande dessinée » sur nonfiction.fr, septembre 2013 [en ligne], URL : http://www.nonfiction.fr/article-6712-reportage_s__intimite_du_journalisme_et_de_la_bande_dessinee.htm

CARACO Benjamin, « La communication éditoriale : un outil de légitimation. Le cas de L’Association » dans Comicalités, septembre 2013 [en ligne], URL : http://comicalites.revues.org/1707 ; DOI : 10.4000/comicalites.1707

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