Mars en numérique : la tournée mensuelle de Phylacterium

Pour replonger lentement (mais sûrement !) dans le bain de la bd numérique, je me lance dans une rubrique mensuelle qui consistera à faire le tour des actualités du mois en la matière. Le but étant de trouver une cohérence dans les actualités. La rubrique s’achèvera par un « la bd du mois », un conseil de lecture personnel d’une bd numérique publiée dans le mois.

Et en mars, on cause de gens qui causent de la bd numérique…

La revue du mois : Capsule, Mag et Cyberbulle

On commence par un passage en revue des actualités de la bd numérique au mois de mars.

Je commence avec l’arrivée d’un nouveau venu, L’Atelier Capsule, au slogan bien sympathique (http://www.ateliercapsule.com/ – créer un pays pour la bd sans papier) qui a lancé en mars une application mobile qui a le bon goût d’être disponible pour iOs et Android. Le but général de l’atelier est de faire se rencontrer des dessinateurs et des scénaristes pour des créations purement numériques. L’Atelier Capsule fait partie des nombreux collectifs qui se sont créées ces dernières années pour lancer, chaque fois que l’occasion se présente, des workshops de création de bande dessinée numérique. Leur tumblr propose vraiment cette approche pas à pas de la bd numérique. Un nouvel acteur, donc, pour une phase d’apprentissage qui s’annonce palpitante. C’est gratuit (pour le moment), et ça se télécharge ici pour les gens bien.

 

Côté bd numérisée, ensuite, l’une des nouvelles de mars est l’association entre Izneo et Le Figaro pour la création d’une plateforme commune de diffusions de bandes dessinées. La nouvelle a de quoi surprendre tant le plus vieux quotidien de France n’a jamais été un grand diffuseur de bandes dessinées… Mais après tout les deux gros groupes éditoriaux que sont Dassault Médias et Médias Participation (ce dernier ne détient pas Izneo mais Claude de Saint-Vincent, directeur du groupe, est aussi le président de la plateforme de distribution numérique qui diffusent les albums des maisons d’éditions du groupe (vous me suivez ?)) ont en commun un certain conservatisme politique et créatif, ou du moins la volonté du maintien de leur hégémonie sur les industries culturelles. Par ailleurs, d’après les maigres informations diffusées, la réalité de ce partenariat demeure floue, si ce n’est une question d’affichage commun permettant à Izneo d’élargir son public potentiel. En effet, il ne semble pas qu’il s’agisse d’un abonnement couplé ou d’avantages pour les abonnés du Figaro (sauf mauvaise compréhension de ma part ?). Il semble donc que dans ce partenariat se croisent les hésitations de deux acteurs majeurs de l’édition papier cherchant un modèle de diffusion numérique et le cherchant, pourquoi pas, dans la convergence d’intérêts que dicte une vision commune du numérique.

Dans le même temps, une partie des éditeurs présents chez Izneo (et non des moindres : les groupes DelSol et Glénat) multiplient aussi les partenariats en s’intégrant au catalogue de la récente plateforme Sequencity. De nouveaux pions avancés dans la valse-hésitation d’éditeurs cherchant à être sur tous les fronts à l’heure où les plateformes de distribution de bandes dessinées numérisées se multiplient, d’Izneo à Sequencity en passant par Comixology.

 

Un autre évènement important du mois de mars est une autre association, qui concerne cette fois plutôt deux médias « dissidents », celle d’Actualitté et BDZMag. Pour rappel, Actualitté, créé en 2008, est un webzine gratuit devenu un des espaces de références de l’actualité de l’édition. Plutôt militant de la culture libre et ne dédaignant pas la provocation, il n’est pas surprenant qu’ils se soient associés à BDZMag, autre webzine créé en 2011, plus confidentiel, et militant farouche de la diffusion libre et du partage de la culture numérique. L’annonce n’explicite pas forcément les conditions de ce qui est présenté comme une « fusion ». Néanmoins, cette information va dans la direction prise par Actualitté de s’intéresser à la création numérique avec un regard décalé, loin des discours officiels, et en particulier ceux des éditeurs.

 

Le dernier évènement, le plus récent, était le passionnant festival La Cyberbulle de Compiègne dont j’ai du apprendre l’existence un jour avant son lancement. Grâce à un système de diffusions de vidéos et d’activité sur twitter, il n’était pas difficile de suivre l’évènement et ses nombreuses tables rondes. On y parlait à la fois de création de bande dessinée assisté par ordinateur et de bande dessinée numérique. Le festival était parrainé par Denis Bajram. J’y reviendrais sans doute, mais entretemps je vous propose d’aller voir les vidéos sur leur site : http://www.cyberbulle.com

 

L’enjeu du mois : quelle médiatisation pour la bd numérique ?

Les trois dernières actualités donnent le ton de l’enjeu du mois. En mars ont été questionnées les modalités de médiatisation de la bd numérique. Trois types d’acteurs aux intérêts parfois divergents ont tour à tour proposés des modèles de médiatisation : les éditeurs traditionnels, représentés par Izneo, les auteurs, la Cyberbulle ayant donné la part belle à ces derniers, et les lecteurs, qu’entendent défendre Actualitté et BDZ Mag. Tous trois s’interrogent sur comment parler de bd numérique, mais aussi de quoi parler quand on évoque la bd numérique…

Les deux partenariats Izneo/Figaro et Actualitté/BDZMag, sont deux mouvements nouveaux qui voient des acteurs « généralistes » s’intéresser à la bd numérique. Ils montrent qu’après plus de quinze ans d’existence, cette dernière finit par intriguer suffisamment. Et si elle intrigue, c’est bien que des acteurs extérieurs éprouvent le besoin de comprendre de quoi il s’agit exactement. On les comprend quand on voit l’état paradoxal d’un secteur pris entre l’hypermédiatisation de la bd numérisée et le foisonnement créatif d’oeuvres distribuées librement, hors de tout circuit commercial. Cette configuration est complexe à appréhender, elle semble cristalliser les enjeux des industries culturelles à l’heure numérique. Elle vient accompagner la croissance globale de la médiatisation de la bande dessinée dans notre société.

Ces deux mouvements ont donc en commun une vision, dans le fond relativement logique, que la bande dessinée numérique est parvenue à un degré de maturité suffisante pour s’aventurer hors de sa zone de confort médiatique. En allant voir du côté du Figaro, Izneo va chercher des lecteurs certes peu amateurs d’expérimentations numériques, mais qui seront attirés par les valeurs sûres du catalogue que sont Lucky Luke Spirou, Thorgal etc… En allant voir du côté d’Actualitté, BDZ Mag élargit son audience à des amateurs de lecture numérique pas forcément fans de bd, mais curieux des innovations technologiques et d’un ton décalé par rapport aux discours commerciaux.

Car derrière les stratégies de communication se jouent aussi la lutte entre d’un côté une médiatisation promotionnelle, dont les ressorts sont la vision de l’édition de bande dessinée comme une industrie culturelle aux réalités économiques tangibles, et de l’autre côté la défense des lecteurs et du public pour la promotion d’une culture la plus libre possible, où le « consommateur » de culture se doit d’être informé au mieux des alternatives existantes à la vision hégémonique de l’industrie. Indirectement le débat est là : dans la construction/déconstruction de stratégies médiatiques cherchant à imposer leur vision de la bande dessinée numérique. Et, avec ces partenariats, à la resituer dans des visions plus larges de la culture numérique.

 

Quand en est-il de la Cyberbulle ? En un sens, ce festival nouveau parvient à se maintenir relativement loin de la lutte de parole entre les deux autres acteurs cités ci-dessus. La création d’un festival dédié spécifiquement à la création numérique de bande dessinée (dans tous les sens du terme) est déjà par lui-même une nouveauté importante, puisque cette modalité de communication n’avait pas réellement été réinterrogée depuis le Festiblog. Les choix purement numériques de la Cyberbulle (usage des réseaux sociaux et de retransmissions vidéo) montrent une prise en compte futée de l’environnement numérique, et la volonté de dépasser le simple festival de rencontres auteurs/lecteurs par des conférences, un choix pas toujours facile à gérer mais passionnant lorsqu’il fonctionne. C’est le cas ici avec un festival dont l’idée fondamentale est que le meilleur acteur pour parler de création numérique est l’auteur lui-même, et non des moindres, puisqu’étaient présents Denis Bajram, Boulet, Marion Montaigne, Jean-Louis Mast. Les acteurs « périphériques » (éditeurs et lecteurs) étant finalement peu nombreux. Le contenu s’en ressent, avec une insistance sur des enjeux techniques de la création, mais en un sens ce retour de l’auteur dans le débat, initié par les débats du SNAC-BD dès 2010, et plus récemment par les Etats Généraux de la BD (dont Bajram est un des promoteurs), est une des caractéristiques majeures de la nouvelle médiatisation de la bd numérique qui cesse de se limiter au débat industrie culturelle vs culture libre. Car la question mise en avant ici est : quelle place de l’auteur dans ces débats ? N’a-t-il pas, lui aussi, des avis à soumettre ?

Les études menées par Julien Falgas avait montré qu’un premier pic de médiatisation de la bd numérique avait eu lieu en 2010. Cette médiatisation se poursuit, lentement mais sûrement, et ce malgré les interruptions des expériences comme Professeur Cyclope et Les Autres gens. Force est de constater que l’année 2015 manque de projet-phare en matière de bd numérique, mais peut-être que son apport sera ailleurs, dans l’infusion lente et progressive de l’idée que les problématiques complexes de la culture à l’heure numérique touchent aussi la bande dessinée.

 

La bd du mois : Les Naufragés par Esquimau Pêche

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Pour la bd du mois, je suis allé voir du côté des 23h de la bd, ces concours-marathons qui donnent souvent tout et n’importe quoi mais derrière lesquels se cachent de vraies et chouettes pépites. Et cette fois, ce qui m’a attiré l’oeil est la bd d’Esquimau Pêche intitulée Les Naufragés, le titre étant par la même occasion le thème de ces 23h de la BD.

Pourquoi choisir cette bd ? D’abord parce qu’elle est très drôle. Une histoire de pingouins crétins perdus sur un morceau de banquise à la dérive, avec le capitaine, l’idiot de service, et les aléas qui vont bien pour générer du gag à rebondissements. Ça se lit rapidement, les dessins sont simples mais les couleurs fort agréables ; c’est un bon moment, et il me semble que cette raison est suffisante. De plus en plus, je me dis que la bd numérique est un « moment » autant qu’une lecture ; une expérience de lecture où la donnée temporelle est essentielle.

Si je creuse un peu, je dirais que la gestion du Turbomedia y est bien pensée ; la multiplicité de ce type de création, pour des résultats parfois pauvres, ont montré que ce n’était pas forcément évident. Le modèle proposé par Balak en 2009, avec son principe tout simple de mêler les contraintes narratives de la bd et celle de l’animation, attire tout un tas de jeunes créateurs venant du milieu du jeu vidéo, de l’animation, et du design graphique en général. Et, même si on peut trouver leurs productions un peu répétitive, il y a une véritable et réjouissante émulation.

Esquimau Pêche a compris l’importance du rythme, et arrive à intégrer des changements de vitesse de lecture grâce aux animations intégrées qui font le sel de sa création. Et le gag récurrent de la longue-vue y est pour beaucoup dans le plaisir du lecteur en mêlant comique de répétition et gag à retardement. C’est là qu’on voit qu’en manière d’humour la bd numérique permet de faire se rejoindre les procédés filmiques, basés sur le temps du visionnage, et les procédés graphiques, basés sur la récurrence de l’image. Je trouve assez admirable que des principes aussi efficaces se diffusent avec une telle simplicité, dans des oeuvres qui n’ont pas une grande ambition artistique mais se suffisent à elles-même.

A cet égard Les Naufragés est assez symptomatique d’une culture tranmédia, en plus d’être, à mes yeux, dans le haut du panier. On ne peut pas s’empêcher de voir derrière les pingouins crétins un renvoi aux lapins crétins d’Ubisoft. C’est bien par des clins d’oeil à cette culture de l’animation et du jeu vidéo, transmédia depuis bien longtemps (voire même transmédia depuis ses origines !) que semble se construire un nouveau modèle de création graphique. On a l’impression de voir (ou lire ? les deux se confondent, maintenant) une de ces « pastilles » d’animation à la manière de Minuscule ou La chouette. D’ailleurs, Esquimau Pêche, sur son blog, propose à la fois des bd classiques, de l’animation, du Turbomedia… Et dire que certains se demandent encore si la bande dessinée a ou non un avenir au format numérique… De plus en plus, la réponse apportée par une partie de la communauté des dessinateurs est : « finalement, est-ce important que la bande dessinée ne soit plus vraiment de la bande dessinée ? » Et ils ont raison…

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