Tendances numériques (5) : l’horreur

Pour cette avant-dernière « tendance numérique », je vais m’aventurer sur le terrain de l’horreur, conçue ici comme « genre » narratif et visuel. Car, si ce n’est pas là une tendance lourde de la bande dessinée numérique, comme pouvaient l’être la bande dessinée de presse ou le documentaire, c’est dans ce domaine que des créations parmi les plus inventives de ces deux dernières années ont vu le jour chez des auteurs français. Et elles posent d’intéressantes questions sur les potentialités immersives de la création numérique…

Du côté du genre

Commençons par le constat de base : le genre horrifique n’est pas vraiment un genre dynamique dans la bande dessinée française. Rien d’étonnant à ce qu’on le retrouve finalement peu dans son homologue numérique. On parle là plutôt d’un genre anglo-saxon ou japonais : côté nord-américain, je pense bien sûr aux pulps de Warren Publishing, les Creepy et Eerie qui connaîtront ensuite des diffusions françaises ; côté japonais, il s’agit aussi d’un genre classique, avec ses dérivés (histoire de fantôme, zombie, survival) et ses auteurs (Shigeru Mizuki, Kazuo Umezu…). Mais côté français l’horreur existe finalement assez peu en tant que genre construit : il y a bien l’oeuvre d’Andreas, fortement influencée par Lovecraft, quelques adaptations de Poe, les récits muets de Thomas Ott et Stéphane Blanquet, mais ce sont des histoires ponctuelles, avec leurs logiques propres d’auteur et non une logique de genre. Ils viennent d’ailleurs souvent puiser dans l’imaginaire horrifique anglo-saxon, littéraire ou cinématographique, pour produire des récits cherchant à faire peur. C’est bien le critère que je prendrais pour l’horreur : la volonté de susciter chez le lecteur une émotion spécifique, la peur, et ses variantes (terreur, angoisse, dégoût, malaise…).

Alors restons pour l’instant en Amérique du Nord. Je me suis demandé ce qui existait en matière de webcomics d’horreur. La liste qui suit est le résultat d’une recherche succincte, et donc en rien exhaustive ou représentative. Mais elle permet de distinguer des tendances et variantes.

On trouve d’abord des auteurs marqués par un certain gothique littéraire, typique de la culture britannique. Les histoires d’Emily Caroll sont de ce point de vue assez admirables, plus proches du conte que du roman et basées sur la suggestion et les réminiscences littéraires. La modalité de lecture apr scrolling est toujours admirablement exploitée. Aussi dans cette veine on trouve le webcomic The Last Halloween d’Abby Howard au style graphique très séduisant et qui, sous des dehors de comédie noire, réussit à offrir de vraies images pleinement horrifiques. Dans le registre de l’humour noir, justement, The Abaddon, qui sort un peu du registre de l’horreur pure pour offrir un huis-clos fantastique en forme de parabole, est une chouette réussite.

Une autre chose qui m’a frappé est que les bandes dessinées numériques d’horreur ne s’accordent pas toujours très bien avec le modèle feuilletonesque fréquent du webcomic. Plutôt qu’une longue histoire à suivre, ou des suites de gags courts, plusieurs auteurs (comme d’ailleurs Emily Carroll) ont opté pour des anthologies de one shot au format moyen. Un format très classique dans l’horreur, qu’elle soit littéraire (les nouvelles de Lovecraft, Poe, Bradbury), cinématographique (les films à sketchs comme V/H/S) ou télévisuelle (la série Les contes de la crypte). C’est le cas de Split Lip du scénariste Sam Costello qui change de dessinateur pour chaque histoire et propose ainsi des récits courts très variés. Même type d’histoires courtes sur False Positive de Big Mike Walton. Ces récits proposent une temporalité de lecture différente du webcomic classique.

Ce dernier se rattrape toutefois, et tout particulièrement dans le genre à la mode de l’apocalypse zombie. Deux webcomics en feuilleton, très différents, peuvent satisfaire les fans de ce genre qui regarde aussi du côté du western et du survival. D’un côté le trait sobre et la chronique adolescente de The Stiff de Jason Thompson. De l’autre côté le plus réaliste The Zombie Hunter.

Enfin, on peut aussi regarder du côté de certains récits d’horreur à la japonaise. Bongcheon-Dong Ghost de Horang est une expérience particulièrement éprouvante de ce point de vue. C’est aussi une des rares à exploiter vraiment le numérique.

Quelles pistes pour l’horreur graphique numérique ?

Et c’est un peu ça qui va m’intéresser avec l’évocation des auteurs français : des bandes dessinées numériques d’horreur qui explorent la façon dont le format numérique permet de travailler sur le sentiment de peur. C’est le cas des deux réalisations qui vont suivre : Le portail de Thomas Mathieu et I’ve been watching you de ClemKle.

Le portail est un récit numérique en one shot de Thomas Mathieu diffusé dans le numéro 15 du webzine Professeur Cyclope (2014) (accès payant, mais des infos ici). Dans la forme, il s’agit d’un diaporama en images fixes, en noir et blanc, auquel vient s’ajouter une musique de Martin Wautié qui évolue au fil de la lecture. L’histoire est celle d’un jeune couple habitant une belle maison bourgeoise et qui va se trouver confronté à l’irruption de « voyous » dans leur propriété. Nuit après nuit l’invasion est de plus en plus brutale, de plus en plus angoissante, jusqu’au rebondissement final.

thomas-mathieu_leportail_2014

Dans cette oeuvre, Thomas Mathieu joue assez peu sur l’effet de diaporama en lui-même. L’ambiance du récit est donné à la fois par la narration, le traitement graphique, et par la musique. La narration est clairement structurée et, suivant le principe de tout récit fantastique, suit une progression graduelle pour montrer les effets de la peur sur le couple. Le traitement graphique car son trait en larges aplats noirs ou gris s’avère idéal pour traiter un sujet nocturne, jouer sur l’arrivée des ombres, leur extension, leur déformation. Et enfin, la musique est un adjuvant idéal : une musique électronique envoûtante, dont on ne sait jamais trop si elle vient du récit (beat de l’autoradio de la bande de voyous) ou si elle plane au-dessus de la lecture. À mes yeux, c’est vraiment cet ajout musical qui permet l’immersion totale et qui fait naître la peur chez le lecteur.

I’ve been watching you de ClemKle est sans doute plus classique dans sa réalisation (pas de musique) et son graphisme. On s’intéresse cette fois à une jeune fille, seule dans son appartement, qui reçoit sur son ordinateur portable des messages laissant supposer qu’un inconnu l’observe. Il s’agit aussi d’un diaporama basé sur le principe du Turbomedia, et cette fois l’enchaînement entre les images, quasiment fixes elles aussi, est plus complexe, s’attachant parfois à faire bouger des micro-détails de l’image (un geste, un sourcil froncé, une porte ouverte), et jouant sur les ellipses. Ce jeu constant a son intérêt dans la création du suspens, et, au bout du compte, de l’angoisse : il permet de maintenir sans cesse éveillée l’attention du lecteur, à l’affût des indices d’une présence autre que l’on devine dès le départ sans jamais la voir. À cet égard les principes du diaporama sont exploités dans le bon sens.

clemkle_ivebee-watching-you_2015

Ce qui est très intéressant, c’est que dans un récent article ClemKle revient sur sa création et explique comment elle s’y est prise pour créer un effet de peur. Une de ses remarques est à retenir : « On a déjà quelques informations essentielles sur le lecteur. Déjà qu’il surfe sur le net, qu’il est devant son ordinateur/tablette/smartphone, qu’il lit avec de plus en plus d’attention au fur et à mesure que la lecture avance et qu’il est donc potentiellement seul derrière son écran. Un peu comme l’héroïne. C’est ce que je voulais expérimenter avec ce turbomédia, la symétrie entre ce que vit/fait l’héroïne et le lecteur. Le clic du personnage devient ton clic de souris. » C’est bien grâce à ce parallèle entre le personnage principal et la situation même du lecteur que la peur apparaît. En ce sens, c’est vraiment le « numérique », en tant que culture globale (et son penchant sombre et angoissant : la surveillance à distance, la solitude face à la lumière de l’écran) qui est utilisée par ClemKle.

 

Le cinéma en arrière-plan

Par rapport aux oeuvres nord-américaines, les deux créations françaises travaillent moins sur le graphisme de l’horreur que sur l’immersion dans la peur via des effets numériques : la musique venant souligner la progression de l’histoire chez Thomas Mathieu, l’action du même clic se retournant contre le lecteur trop curieux chez ClemKle. Dans les deux cas le numérique permet de jouer sur l’irruption, plus progressive chez Mathieu, plus explicite chez Clemkle, mais le mécanisme est le même. Cela ne les empêche d’entretenir des liens avec le genre horrifique, en particulier dans son versant cinématographique. Le lien avec le cinéma d’horreur est bien le critère qui m’amène à considérer ces oeuvres comme relevant de « l’horreur », au-delà du fait qu’elles cherchent à faire peur.

Le lien avec l’horreur cinématographique vient d’abord des thèmes eux-mêmes. Dans le cas du Portail, on est clairement dans le sous-genre du home invasion, type de films où l’espace rassurant d’un foyer ordinaire est envahi par une violence inattendue (Funny Games, ou plus récemment The Purge et You’re Next). Thomas Mathieu garde même du home invasion le sous-texte social, « l’invasion » en question symbolisant généralement le dysfonctionnement de la famille bourgeoise traditionnelle. Dans le cas de I’ve been watching you, on est plus proche des thrillers technologiques basés sur une forme d’invasion de l’intime par la technologie et les réseaux sociaux : celle de la vie privée par les outils de surveillance informatique (le récent Open Windows). La fin, que je ne révèle bien sûr pas, regarde aussi du côté de l’horreur japonaise type The Ring.

Ce lien vient aussi du type de narration numérique choisie. Difficile de ne pas relier la musique électronique du Portail aux compositions de John Carpenter pour la plupart de ses films : même boucles lancinantes autour des mêmes notes, même capacité à générer l’angoisse. Et puis la remarque de ClemKle sur son Turbomedia rappelle un des paradoxes des films d’horreur : sa collusion avec une forme de voyeurisme sadique, puisque le clic de la souris se transforme ici en un instrument de torture de l’héroïne, dans l’histoire et chez le lecteur-voyeur qui se doute qu’une catastrophe est imminente. Il est certain que ces deux oeuvres sont le résultat de la place croissante du cinéma d’horreur dans notre imaginaire visuel.

 

Finalement, je me suis posé une dernière question : qu’est-ce que ces oeuvres nous disent de la façon dont une bande dessinée numérique peut faire peur ? ClemKle dit ainsi fort pertinemment : « J’ai toujours pensé qu’il était très difficile, voire impossible de vraiment faire peur avec une BD papier. (…) Alors qu’avec le turbomédia, on peut instaurer une ambiance mais aussi surprendre de lecteur à chaque écran ! ». Sans aller jusqu’à dire que la bande dessinée papier ne peut faire peur (les japonais sont vraiment très bons là-dedans), il me semble aussi que la bande dessinée numérique a des atouts incontestables, que l’on voit bien dans ces deux oeuvres. Le premier atout est la façon dont le rythme de lecture est concentré sur un seul écran : c’est un moyen parfait de créer des effets de surprises, par l’irruption d’images dérangeantes ou simplement surprenantes (pour ceux qui n’aurait pas déjà cliqué sur l’oeuvre de Horang : http://comic.naver.com/webtoon/detail.nhn?titleId=350217&no=31&weekday=tue). L’équivalent des jump scares du cinéma horrifique. Un second atout est la capacité d’immersion offerte par l’ajout de musiques, d’animation, ou d’une forme d’interactivité. D’autres effets peuvent s’ajouter aux images et au récit pour générer de la peur et, surtout, impliquer le lecteur dans cette peur.

Il y a sans doute quantité d’autres pistes à explorer, et je laisse aux créateurs le soin de le démontrer…

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