Tibet, Ric Hochet et la bande dessinée populaire

par Caroluseligius

À quelques jours d’intervalle ont disparu tout à tour Tibet, prolifique dessinateur de Ric Hochet, et Jacques Martin, dessinateur et scénariste d’Alix et de Lefranc. Ce sont deux figures majeures du journal Tintin, et un proche collaborateur d’Hergé, qui meurent ainsi. Tout s’oppose dans leurs œuvres, le style, les scénarios, les personnages. Pourtant, chacune de leurs séries s’imposèrent en leur temps comme des succès populaires et des incontournables du journal Tintin, utilisant des ressorts parfois faciles mais jamais décevants.

Après plus de 80 albums publiés, Ric Hochet n’a pas pris une ride ; pourtant, rien de plus daté et de plus représentatif des Trente Glorieuses que ce personnage. Comment une bande dessinée fondée sur tant de stéréotypes a-t-elle pu durer si longtemps ?

Un style inimitable mais évolutif

Tibet devait dessiner vite. À une cadence infernale, même : 76 albums en 34 ans, soit 1,65 albums par an avec le scénariste André-Paul Duchâteau ! Son trait, dans tous les albums de Ric Hochet, est à la fois simple et précis. Il suffit pour s’en convaincre de l’avoir vu en dédicace, ou de jeter un coup d’oeil à ses crayonnés : ce sont des coups de crayon (ou de feutre) rapidement posés sur le papier. Tibet devait exécuter des crayonnés très rapides et laisser à l’encreur le soin de lier ses différents coups de crayon. Le visage de tous ses personnages est construits quasiment sans ruptures de plans, et paraît incroyablement figé, mis à part quelques personnages [v. ill 3 et 4.]. Avec un panel d’expressions faciales limité, le dessin des personnages se simplifie et pose moins de problèmes au dessinateur. De même, les corps : zones d’ombres, raccourcis sont signifiés par des aplats sombres ou des traits parallèles censés donner du volume. Les décors sont simplifiés au maximum, les murs seront toujours d’un ton uni ainsi que les paysages, souvent monochromes. Pour ce qui est des coloris, justement, peu voire pas de modelé, des visages aux teints toujours semblables, des vêtements aux couleurs vives, peu de dégradés et aucune nuance de ton, mais encore une fois de grands aplats de couleur. Les plans, enfin, sont rarement obliques, sauf pour quelques scènes très dramatisées qui sont les moments fort de l’album, ainsi que pour les couvertures, elles aussi toujours très dramatiques. Malgré ce maintien de la même pratique du dessin, Tibet fit cependant peu à peu évoluer ses canons.

Au fil des ans, le visage des personnages évolue : le style devient moins réaliste [v. ill. 1 et 2], et peut-être moins compliqué à exécuter. La couleur des cheveux du héros passe du brun à l’orange, les angles du visage se font plus saillants : on s’éloigne du modèle initial, mélange de Lefranc et de Gil Jourdan et du stéréotype de l’enquêteur des années ’50.

(Ill. 1 et 2 : évolution du dessin du personnage, premier et dernier état)

Restent les yeux, souvent plissés. Pour ce qui est des autres personnages, qu’on ne présente plus, l’évolution se fait dans le même sens d’une assez légère schématisation qui fait de Ric Hochet une bande dessinée semi-réaliste, passé d’une pratique de la ligne claire assez fidèle aux canons de Jacobs, à des personnages bien plus typés bande dessinée pour enfants. Les personnages empruntent globalement aux canons de la bande dessinée policière destinée à la jeunesse, ou encore à Tintin. Guère plus d’inventivité dans les méchants, souvent nantis d’un sourire narquois. Le rapport à l’actualité – ou au passé – se fait donc, dans la tradition de la littérature populaire, par de puissantes références et par le recours à des stéréotypes de personnages inébranlables.

(Ill. 3 et 4 : évolution du personnage du commissaire, premier et dernier état)

En revanche, tout change autour  : le mot d’ordre est toujours une stricte contextualisation. Le premier album, Traquenard au Havre, reflète la décoration de l’époque, et même les extérieurs fleurent bon l’atmosphère urbaine de l’époque, avec ses inévitables cafés pris sur un comptoir en zinc et ses meubles en formica. La voiture du héros évolue elle aussi : la Porsche du héros, détruite dans quasiment tous les albums d’une manière spectaculaire (voir la couverture d’Epitaphe pour Ric Hochet), réapparait dans bien l’opus suivant, mais c’est le nouveau modèle sorti entretemps que le journaliste (ou son assurance) a payé. Les couvertures aussi, par les polices employées ou par les décors, suggèrent chacune une époque.

(Ill. 5 et 6 : Modèles de couvertures : graphismes typiques des années 1960 et 1970)

Les vêtements et les coiffures, eux aussi, ont subi une évolution. Ric Hochet a fièrement porté la patte d’éléphant dans les années ’70, avant de revenir à des coupes plus classiques. Seule constante : le sous-pull à col roulé rouge et la veste blanche piquée de gris, et le trench-coat. Ce mélange d’adaptabilité rapide et de constantes inébranlables a fait de Ric Hochet un classique intemporel puisque pan-chronique.

Un sens du scénario évolutif

Le dessin évolua sans bouger, certes, mais le scénariste, A.P. Duchâteau, ne fut pas en reste. Chaque scénario, mis à part quelques perles, s’inspira avec beaucoup d’à propos d’un film ou d’un livre qui avait fait date, ou bien d’un grand classique réadapté, ou encore d’une idée dans l’air du temps. Quelques exemples :

Traquenard au Havre : le premier opus de la série fait référence à un kidnapping et au chantage exercé sur de riches parents. On peut penser au kidnapping de L’Ouragan de Feu de Jacques Martin, ou même à La Foire aux gangsters de Franquin

Rapt sur le France : opportunément sorti deux ans après Le Gendarme à New-York, où Louis de Funès et sa brigade tropézienne traversaient l’Atlantique sur ce paquebot de luxe, par ailleurs au centre de l’actualité de ces années là.

Epitaphe pour Ric Hochet : voilà réactualisé le vieux thème de l’amnésie du héros.

Le fantôme de l’alchimiste : titre prometteur, autant que son contenu : château en ruine, serviteur bossu, cadavre emmuré depuis des siècles dans une crypte.

La Maison de la vengeance : encore un titre prometteur, avec malédiction familiale, pièges mortels, cadavre emmuré (encore !), message écrits avec du sang, et en arrière plan une forte inspiration de l’histoire de Fort Chabrol.

Alerte, extra-terrestre : que dire de plus pour cette bande dessinée parue en 1976, en pleine période des visiteurs de l’espace, d’Alien à Du cidre pour Champignac ?

La piste rouge : étrange histoire enneigée, qui exploite bien les fantasmes de la guerre froide liés à la chirurgie esthétique, au lavage de cerveau et aux chirurgiens fous.

Opération 100 milliards : ou comment la disparition d’un chanteur à succès booste les ventes et déchaîne l’hystérie. On est en 1979, un an après la disparition de Claude François, et deux ans après celle d’Elvis Presley…

La nuit des vampires : sans doute l’un des plus pittoresques, avec son lord anglais ruiné, son château sinistre, et les cadavres qui s’amoncellent dans la crypte du château et refusent de se décomposer alors que la nuit de Walpurgis approche. Cet album est sorti en 1982, après deux longues décennies de films sur les vampires.

Crime sur Internet : ou comment, au moment de l’expansion du web, en 1998, un Salvador Dali déjanté met en vente ses toiles aux enchères sur le net.

On l’aura compris, ces albums s’expliquent par leur contexte et s’interprètent soit par leur époque, soit par une autre oeuvre ou par un effet de mode. Mais cette rapide simplification ne saurait dissimuler des faits importants : les rebondissements sont multiples, les scènes d’action, voire de violences rarement dissimulées (les scènes où le héros, ou un protagoniste, sont assommés par derrière par un adversaire sont récurrentes), et les images chocs s’accumulent : cadavres exsangues, sang, attaques à main armée. L’inévitable embuscade tendue au héros en milieu d’album est toujours un grand moment. Pour la jeunesse, l’enchaînement des faits, et la violence masque parfois le côté prévisible du scénario.

(Ill. 7 : exemple de planche. On remarquera la dramatisation des poses, la présence du sang, les aplats de couleur, et le style des vêtements des personnages)

Que dire des personnages ? S’ils n’apparaissent ici qu’à la fin de l’article, c’est bien parce qu’ils n’apportent au fond pas grand chose de plus à la connaissance générale de la série. Ric Hochet a un père (qui lui ressemble, mais en plus voyou, et en plus vieux), une fiancée, nièce du commissaire, qui ressemble à Seccotine, un acolyte, le commissaire Bourdon, qui tient à la fois du Maigret et du Dupont, un meilleur ami, Bob Drumont, au demeurant rarement vu (qui lui ressemble, mais en plus trapu), un savant fou, le professeur Hermelin (le seul au visage vraiment expressif car ridé et grimaçant), et bien entendu une quantité impressionnante d’ennemis, dont l’ennemi récurrent qu’est le Bourreau, chauve et obèse, tout droit sorti d’un film d’espionnage et qui finit cloué dans un fauteuil roulant. Ces personnages se résument plus à leurs actions qu’aux renseignements biographiques distillés d’un album à l’autre : on apprend peu sur eux. Dans un album, on aperçoit la garde robe du héros : ironie ou pas, ce n’est que le même modèle de veste sans cesse répété, confirmant la théorie du personnage immuable.

Que reste-t-il, au bout du compte, de cette longue série ? Rien d’original, ni dans le dessin, ni dans les scénarios. Il reste la force de la fréquence, la capacité de ces deux auteurs à publier presque deux albums par an durant plus d’un demi-siècle a constitué une réponse au grand défi de tous les auteurs : fidéliser le lectorat en raccourcissant le délai de l’attente. Répondre à la soif d’action, de mystère et d’éléments dramatiques. Stimuler la capacité de réception aux images chocs, par l’emploi toujours mesuré, de la violence et de la mort, de manière à frapper tout en formant l’imaginaire. Permettre au lecteur de retrouver, à chaque nouvelle parution, un univers familier dont il maîtrise les codes. Bref, combler les attentes du grand public, satisfaire un besoin d’aventure tout en restant rassurant, faire grandir, aussi. Ce sont de rares prouesses que Tibet et Duchâteau ont parfaitement su remplir, en se coulant dans le moule du roman policier populaire à la façon de Souvestre et Allain.

Références :

TIBET (Gascard, Gilbert dit) et DUCHÂTEAU André-Paul, Ric Hochet [série], Bruxelles, Le Lombard, 1964- …, 76 vol.

SOUVESTRE (Pierre) ; ALLAIN(Marcel), Fantomas, [série], Paris, Fayard, 1911-1947, 40 vol.

Ric Hochet, Le Lombard, couv. © ill. Amazon.fr.

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