Archives pour la catégorie La bande dessinée et son patrimoine

La Bibliothèque nationale de France et la bande dessinée

Il y a un peu moins d’un an, la salle E de la Bibliothèque nationale de France a fait l’objet d’un remaniement, qui a conduit à la suppression du fonds consacré à la bande dessinée qui s’y trouvait. Il ne s’agissait pas d’un fond très important numériquement : six ou sept rangées de livres contenant des livres de référence sur la bande dessinée, des dictionnaires sur le sujet, quelques magazines spécialisés et un échantillon de bandes dessinées, souvent le premier tome des séries les plus importantes. Ce changement pouvait soulever une profonde inquiétude ainsi qu’un certain découragement, l’impression que la Bibliothèque nationale, après avoir fait un grand effort pour donner à la bande dessinée le même statut qu’aux autres livres, opérait là un retour en arrière très dommageable du point de vue intellectuel.

Bien sûr, il restait le fonds consacré à la bande dessinée dans la salle T1, et surtout il demeurait possible aux chercheurs de se voir communiquer les documents arrivés à la Bibliothèque par le biais du dépôt légal ; mais la place de la bande dessinée dans la partie de la BNF ouverte au grand public se trouvait réduite à la portion congrue. En effet, lorsque l’on s’enquerrait, auprès du personnel de la salle E, de l’endroit où avaient été déplacées les bandes dessinées, on s’entendait répondre que ce qui concernait la bande dessinée se trouvait désormais en salle I, la salle depuis peu réservée à la littérature pour la jeunesse2. Une fois arrivé en salle I, nouvelle déception : il y avait effectivement quelques bandes dessinées et quelques livres consacrés à l’étude de la bande dessinée, mais uniquement à la bande dessinée pour la jeunesse. De là à se dire que la Bibliothèque Nationale tout entière considérait la bande dessinée comme une sous-catégorie de la littérature enfantine, il n’y avait qu’un pas.

© David B. - Les incidents de la nuit

Cela faisait en effet un certain temps que la BNF négligeait sans complexe la bande dessinée, sans doute un peu à la manière du monde universitaire en général. De fait, il semblerait que ceux qui, à l’intérieur du temple de la lecture qu’est la Bibliothèque Nationale, désirent faire une place à la bande dessinée, se retrouvent le plus souvent passablement isolés. Jean-Pierre Angremy, président de la Bibliothèque Nationale entre 1997 et 2002, était romancier, académicien et grand amateur de bandes dessinées. Selon Thierry Groensteen, quand Angremy exprima la volonté d’organiser au sein de la Bibliothèque Nationale une grande exposition sur la bande dessinée, il se heurta immédiatement aux réticences de ses collaborateurs. Ce fut aussi l’occasion de s’apercevoir qu’il n’y avait à la BNF personne de compétent pour organiser une telle l’exposition.

Sur ce point, il est probable que Thierry Groensteen ait un peu exagéré. Le coeur du problème est effectivement qu’il n’y ait jamais eu de véritable préposé à la bande dessinée au sein de la Bibliothèque Nationale – du moins à notre connaissance. En matière de conservation, cette absence de centralisation n’est pas sans causer de sérieuses difficultés, mais ces difficultés sont en grande partie liées à la bande dessinée elle-même et à son côté inclassable : pendant longtemps, les bandes dessinées qui arrivaient à la Bibliothèque nationale par le système du dépôt légal étaient envoyées soit au département des Estampes et de la Photographie soit au département Littérature et art. Il s’agit ici d’un dilemme qui n’est pas nouveau : la bande dessinée relève-t-elle plutôt des arts graphiques (et, à ce titre, doit-elle être exposée dans les musées ?) ou plutôt de la littérature ? Bien malin qui saurait trancher. Mais ce n’est pas tout : à la Bibliothèque Nationale, toute la bande dessinée publiée dans la presse (le Journal de Mickey, mais aussi Pilote, Tintin ou Fluide Glacial) parvenait au département des périodiques. Et une partie des bandes dessinées historiques finissait parfois au département des imprimés, cote L (Histoire). A la diversité des lieux de conservation s’ajoute la diversité des modes de classement : au département des Estampes, les documents ne sont pas toujours catalogués à la pièce. Ainsi a-t-on pu, au moment de l’exposition sur le livre pour enfant en 20083, découvrir des bandes dessinées de Benjamin Rabier au département des Estampes, dans des cartons simplement identifiés comme « Benjamin Rabier » ou même « Représentation animalière ».

A cette dispersion s’ajoute le caractère incomplet des collections. On entend souvent dire que la bande dessinée partage avec la pornographie le privilège désagréable d’être parfois soustraite par certains membres malhonnêtes du personnel avant d’arriver jusqu’à destination4. Le phénomène est sans doute réel, mais les trous dans les collections ont également d’autres origines : jusqu’à une période récente, les principaux éditeurs de bande dessinée étaient des éditeurs belges (Dupuis, Casterman, Le Lombard, etc.) et les œuvres en question n’étaient donc pas toujours soumises au dépôt légal des éditeurs, et presque jamais à celui des imprimeurs5 ; les deux exemplaires qui parvenaient à la BNF relevaient donc uniquement du dépôt légal des distributeurs, qui a toujours été moins bien appliqué que les deux précédents.

On pourra répondre que ce n’est pas à la BNF de se préoccuper de bande dessinée : de la même manière que le principal festival de bande dessinée n’est pas à Paris mais à Angoulême, le principal centre de ressources documentaires sur la bande dessinée est la Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image (CIBDI) à Angoulême. Cela n’est pas faux, mais l’intérêt d’un endroit comme la salle E était justement de donner un premier aperçu de la recherche sur la bande dessinée à des étudiants et à des chercheurs débutants non encore spécialisés, ainsi qu’à toute personne (bibliothécaire, enseignant ou autre) désireuse d’en savoir un peu plus sur le sujet. Heureusement, notre impression de départ – selon laquelle la BNF, en 2010, considérait encore la bande dessinée comme un domaine mineur restreint à la lecture enfantine – s’est révélée partiellement erronée.

Franquin - Gaston Lagaffe

En effet, non seulement la bande dessinée est loin d’être totalement absente de la BNF, mais certaines évolutions récentes laissent penser que sa place ne fera que se renforcer dans les années à venir. Tout d’abord, les expositions de la BNF ne délaissent pas autant la bande dessinée qu’on pourrait le penser au premier abord, et l’exposition Maîtres de la bande dessinée européenne6 ne fut pas la seule à s’intéresser au neuvième art. La bande dessinée tenait en effet une place importante dans l’exposition Babar, Harry Potter et Compagnie ainsi que dans d’autres grandes expositions7. Par ailleurs, l’habitude a été prise de placer, à la fin d’autres expositions de la BNF, notamment La légende du roi Arthur en 20098 ou Qumran9, des bandes dessinées et des ouvrages de fictions en rapport avec le thème de l’exposition. Il convient aussi de signaler la très belle exposition virtuelle La BD avant la BD : narration figurée et procédés d’animation dans les images du Moyen Âge, en partie conçue par la médiéviste Danièle Alexandre-Bidon.

Même si, dans le domaine des acquisitions, les bandes dessinées demeurent très marginales, on ne peut pas non plus dire qu’elles y soient totalement négligées. Si, à notre connaissance, la section contemporaine du département des Manuscrits ne conserve ni planches originales ni synopsis de bandes dessinées et ne manifeste pas (pas encore ?) le désir d’en acquérir, on trouve à la Réserve des livres rares10 quelques documents intéressants, comme les aquarelles originales du Voyage de Babar, les premiers albums en français de Buster Brown (à partir de 1903), certains des premiers albums des aventures de Zig & Puce (à partir de 1928) ou, un peu plus loin, une édition allemande du Candide de Voltaire illustré par Paul Klee dans les années 1900. Plusieurs conservateurs de la Réserve sont sensibles à l’importance de la bande dessinée, notamment Antoine Coron et Carine Picaud, et entreprennent des démarches afin que les archives de grands auteurs de bandes dessinées soient léguées à la BNF.

Par ailleurs, les bandes dessinées arrivées au titre du dépôt légal sont consultables au Rez-de-Jardin (bibliothèque de recherche, sur accréditation) et représentent une masse documentaire essentielle pour le chercheur. La convention de pôle associé avec la CIBDI prévoit que cette dernière reçoive un exemplaire issu du dépôt légal, mais seulement après que la BNF se sera servie ; c’est-à-dire que s’il y a deux exemplaires le premier va à la BNF et le second à la CIBDI, mais que s’il n’y en a qu’un la CIBDI se trouve désavantagée. Or comme pour une grande quantité d’ouvrages le dépôt légal se limite au dépôt légal de l’importateur, il arrive très souvent qu’il n’y ait qu’un seul exemplaire. Le fonds qui se trouvait jadis en salle E a d’ailleurs été utilisé pour combler les trous dans les collections patrimoniales de la BNF ; ces trous restent problématiques et l’on peut craindre que la continuité des collections, même si des actions ont été menées pour réduire les vols dans le circuit d’arrivée des livres, notamment en rendant la mobilité des personnels obligatoire, ne soit guère favorisée par la réduction en 2006 du nombre d’exemplaires déposés au titre du dépôt légal.

Franquin - Gaston Lagaffe

Enfin et surtout, la situation des bandes dessinées dans la salle I, salle consacrée à la littérature pour la jeunesse, est loin d’être aussi mauvaise que ce que l’on avait pu penser dans un premier temps. Il a en effet été décidé en 1995 que toute la bande dessinée, même la bande dessinée pour adultes, dépendrait du département Littérature et art et, en 2009, que la politique d’acquisition d’ouvrages documentaires sur la bande dessinée serait à la charge de l’équipe du Centre national de littérature pour la jeunesse, notamment par le conservateur Olivier Piffault. Dès le printemps dernier, on trouvait en salle I un embryon de fonds de bandes dessinées pour adultes et de livres sur le sujet, notamment une bonne partie de la sélection officielle du Festival d’Angoulême, et ce fonds s’est encore accru depuis. Il est cependant à déplorer qu’il dépende largement de ce que les éditeurs ont bien voulu envoyer. Par ailleurs, Les Signets de la BNF consacrés à la bande dessinée ont été mis à jour récemment et des événements en rapport avec la bande dessinée sont régulièrement organisés : au printemps dernier ont eu lieu des rencontres avec des auteurs de bande dessinée, notamment Fabien Vehlmann, et le 5 octobre prochain aura lieu une journée d’étude sur le thème « La bande dessinée, entre héritage et révolution numérique ».

Il pourra paraître regrettable à certains qu’une fois encore la bande dessinée soit classée dans la littérature pour la jeunesse, laissant penser qu’elle se limite à Tintin et à Mickey. Olivier Piffault rappelle cependant qu’il convient également d’éviter l’écueil inverse, à savoir l’oubli de la bande dessinée pour la jeunesse. Il suffit de penser certains journaux de bande dessinée ou certains ouvrages qui négligent complètement cette part de la bande dessinée ; dans les premières années du festival d’Angoulême, Alain Saint-Ogan était à l’honneur et les prix du festival s’appelaient les Alfred11, tandis qu’aujourd’hui elle n’y occupe plus qu’une place relativement marginale. C’est oublier que nombre d’auteurs de bande dessinée des années 1990 et 2000 ont fait de la bande dessinée pour enfants (Petit Vampire, Titeuf, Raghnarok, etc.) et qu’elle continue d’être très importante à bien des titres.

Cette situation n’est toutefois pas sans poser problème. On peut craindre que la recherche sur la bande dessinée ne pâtisse de se voir encore une fois associée à la recherche sur le livre pour enfants. On peut penser que, malgré toute la bonne volonté du monde, ce sera la bande dessinée pour enfants qui sera privilégiée : l’immense fonds patrimonial du CNLJ ne contenait de bandes dessinées que lorsqu’elles faisaient partie de la littérature pour la jeunesse et les critiques de bandes dessinées qui paraissent dans la revue du CNLJ, la Revue des livres pour enfants, se cantonnent bien logiquement aux bandes dessinées enfantines. Et si l’on peut se réjouir que la bande dessinée soit désormais un domaine d’acquisition a part entière – ce qui constitue une première depuis la fondation de l’établissement il y a cinq siècles – on peut se demander s’il n’est pas dangereux que tout cela repose sur des personnes plus que sur des structures et si l’on ne court pas le risque de voir tout le travail accompli s’effondrer le jour où, pour une raison ou pour une autre, les personnes changent de fonction.

Même si les décisions récentes vont dans le bon sens, il faudra donc rester vigilant et regarder de près les futures évolutions de la BNF en la matière. Dans son introduction au catalogue de l’exposition sur les Maîtres de la bande dessinée européenne, Jean-Pierre Angremy parlait de la bande dessinée comme de « cette forme d’expression qui est, après tout, une continuation moderne des manuscrits enluminés dont elle est aussi dépositaire »12. Il y aurait beaucoup à dire sur cette comparaison, mais nous n’en retiendrons qu’une chose : la bande dessinée fait partie des missions de la BNF au même titre que toutes les autres et il est à souhaiter que les lacunes du passé, qui ont commencé d’être comblées, ne seront bientôt plus qu’un mauvais souvenir.

Antoine Torrens

Lire la suite

La numérisation du patrimoine de la bande dessinée

Comme certains d’entre vous le savent sans doute, le musée de la bande dessinée d’Angoulême a rouvert ses portes à la fin de l’année 2009, avec une muséographie nouvelle et dans un bâtiment entièrement renové. Promis, je trouverais un jour le temps de vous en toucher un mot.
Mais la réouverture du musée est, me semble-t-il, la partie immergée de l’iceberg de la bande dessinée dans la ville d’Angoulême. Rappelons-le : ce musée est inscrit au sein de la Cité de la Bande Dessinée et de l’Image, CIBDI, qui contient également une bibliothèque, une salle de cinéma, une maison d’auteurs en résidence, une librairie, et une direction technique et audiovisuelle chargée de la coordination du tout, le Centre de Soutien Technique Multimédia. Le musée fait office, entre autres choses, de vitrine touristique et scientifique d’un système beaucoup plus vaste de plusieurs institutions chargées de promouvoir la bande dessinée sous plusieurs de ses aspects : créations contemporaines, commerce, lecture publique et patrimoine. Je vous laisse deviner que c’est ce dernier aspect qui m’intéresse aujourd’hui.

Le programme de numérisation du patrimoine de la bande dessinée

Qui sait, par exemple, que, depuis 2007, la CIBDI a entrepris une numérisation de ses collections patrimoniales ? Certains albums, revues et dessins détenus par la cité ont fait l’objet d’une numérisation, en partie par la société Arkhenum (http://www.arkhenum.fr/numerisation.html), tant pour éviter une consultation trop fréquente de documents en mauvais état que pour mettre à disposition de tous une partie de leur fonds ancien.
La première raison a ainsi commandé à la numérisation en 2007 du « fonds Saint-Ogan », composé d’un ensemble de cahiers manuscrits réunissant la production du dessinateur Alain Saint-Ogan, illustre créateur de la série Zig et Puce qui eut son heure de gloire dans les années 1930. La mise en ligne de ses cahiers ainsi que de quelques albums du dessinateur permettent aux chercheurs d’avoir à leur disposition des documents essentiels pour connaître et travailler sur Saint-Ogan (moi le premier, puisque je mène actuellement un travail sur l’oeuvre de ce dessinateur). Les cahiers de Saint-Ogan ont été donnés à la CIBDI dans les années 1990 par l’Ecole des Arts Décoratifs qui les détenait alors, Saint-Ogan ayant été élève de cette institution. Lourds, en mauvais état et difficilement manipulable, la numérisation leur a donné une seconde vie.
La numérisation du fonds Saint-Ogan a dû être jugée suffisamment pertinente pour que la CIBDI entreprenne d’autres numérisations. A suivi durant l’année 2008 la numérisation du « fonds Quantin ». Acquisition récente (2002), ce fonds se compose d’une part d’images populaires (type images d’Epinal) réalisées par l’imprimerie Quantin dans les années 1886-1904, d’autre part de leur dossier d’impression, autrement dit des archives permettant de retracer leur conception,
Enfin, l’année 2009 a vu la CIBDI se concentrer sur ses collections de périodiques publiant des histoires en images et a numérisé l’important journal satirique Le Rire (1894-1903) et les revues pour enfants Lisette (1921-1940), American illustré (1907-1908), et Le Pierrot (1889-1891).
Toutes ces collections sont librement consultables et téléchargeables à l’adresse suivante : http://collections.citebd.org/. Pour en savoir plus, un récent article de Sylvain Lesage sur la question : La numérisation des archives de la bande dessinée

Connaître les dessinateurs français des années 1880-1940
Pourquoi numériser ces journaux là qui, de prime abord, pourraient sembler trop anciens ? Car la numérisation de la CIBDI n’a pas pour but la lecture, mais plutôt, à mon avis deux objectifs et deux lectorat. D’une part, le plus anecdotique, la découverte par le grand public de noms et de titres de périodiques inattendus. Et d’autre part, surtout, permet de faire avancer la recherche sur une période finalement mal connue tant dans l’histoire du dessin de presse que dans celui de la bande dessinée.
Vous remarquerez que les numérisations concernent des supports datés des années 1880 à 1940, avec une préférence très nette pour ladite « Belle Epoque », les trois décennies 1880-1900. Les décennies en question sont certainement parmi les plus mal connues (des chercheurs, mais aussi du public) quand on évoque les « littératures dessinées » ou les « histoires en images » pour éviter le terme de « bande dessinée » qui ne se diffuse que dans les années 1940. L’imaginaire bédéphilique renvoie généralement les années 1880-1920 à une production exclusivement tournée vers les enfants et jugée « archaïque » par l’emploi de texte sous l’image (C’est le succès des dessins de Christophe et de Benjamin Rabier, et de séries comme Bécassine et Les Pieds Nickelés). Dans cet imaginaire, « l’âge d’or » de la bande dessinée se résume alors à l’arrivée en masse de bandes américaines et à l’émergence progressive d’une école belge guidée par Tintin d’Hergé (sa première aventure paraît en 1929) et par le journal Spirou (crée en 1938 par l’éditeur Dupuis) dont le succès se confirme après guerre. Une telle vision réductrice fait oublier un fait essentiel : la France possède une importante et talentueuse tradition de dessinateurs humoristes s’étant déjà largement consacrés à la réalisation d’histoires en images et dont certains se tournent aussi, à l’occasion, vers le dessin pour enfant. Et les quelques grands dessinateurs français que l’on citent généralement (Rabier, Christophe, Forton, Pinchon, Saint-Ogan, et jusqu’à Hergé…) sont à replacer dans cet héritage de dessinateurs humoristes.
Les collections numérisées par la CIBDI permettent de mieux appréhender une génération de dessinateurs désormais relativement oubliée. En effet, s’il est possible et même facile de lire des écrivains de la Belle Epoque, tout aussi facile d’écouter des oeuvres de compositeurs de cette même période, il faut être connaisseur pour avoir eu accès à l’oeuvre dessinée d’Adolphe Willette, de Jean-Louis Forain, de Caran d’Ache, de Poublot, tous quatre tenus, au début du XXe siècle, comme de grands maîtres du dessin. Certains d’entre eux sont connus des chercheurs dans leur rapport avec les histoires en images : Willette et ses strips muets paraissant dans Le Chat Noir, notamment, ont été étudiés par l’historien américain de la bande dessinée David Kunzle. Thierry Groensteen a établi l’importance de Caran d’Ache pour la narration graphique dans une exposition et son catalogue en 1998. Peu d’entre eux sont connus (ou plutôt potentiellement connaissables) du grand public, et l’exception que constitue Gus Bofa, abondamment réédité dans les années 1990-2000 (et dont je parle dans un précédent article), ne fait que confirmer la règle. L’idée selon laquelle l’humour est trop fragile pour être apprécié indifféremment à toutes les époques ne me paraît pas justifier l’oubli qui frappe ces dessinateurs qui ont leur place dans l’histoire de la bande dessinée française. Leur numérisation, avec un statut patrimonial, est sûrement l’unique moyen de les faire connaître au public.
Si vous avez la curiosité de vous promener dans les fonds numérisés de la CIBDI, voire de les compléter avec les numérisations du site Coconino (http://www.old-coconino.com/s_classics_v3/), vous découvrirez ainsi, parmi les histoires en images de l’imprimerie Quantin, quelques dessins de Steinlein, d’autres de Caran d’Ache, et d’autres encore de Job ou de Raymond de la Nezière. Ces mêmes auteurs, d’ailleurs, furent des collaborateurs du Rire, de même que Benjamin Rabier, davantage connu du public pour ses dessins animaliers. Ce même journal était en contact avec d’autres journaux satiriques européens dont on peut voir la diversité sur le site Coconino.

Au-delà des noms et des carrières, les fonds numérisés doivent apprendre au public d’amateurs curieux (dont vous êtes, sinon vous ne liriez pas ce blog !) à resituer la bande dessinée, discipline en apparence moderne, dans un temps plus long, et à faire la jonction entre les livres de Rodolphe Töpffer, souvent cités comme précurseurs de la bande dessinée, et des auteurs dont nous sommes plus familiers pour les lire encore, Hergé avant tous les autres. (un autre ancien article pour en savoir plus sur les débats qui entourent la naissance de la bande dessinée). Bref, tout un univers à découvrir. A l’heure où l’on parle de bande dessinée numérique, on oublie les oeuvres appartenant au patrimoine du dessin qui sont librement accessibles en ligne. Si le système de lecture de la CIBDI est avant tout conçu pour des chercheurs, le site Coconino s’identifie à un (ré-)éditeur de BD numériques anciennes avec des systèmes de lectures que l’on pourrait rapprocher des interfaces prévues par les éditeurs numériques.

Des politiques récentes de numérisation

En forme de conclusion, je tiens à signaler que la politique de la CIBDI en matière de numérisation, n’est qu’un cas parmi d’autres. Elle s’inscrit dans une des grandes évolutions ayant touchées les institutions culturelles ces dix dernières années : la mise en ligne d’un patrimoine numérique. Ce qui, il y a encore dix ans, semblait davantage tenir du gadget ouvenant suppléer aux microfilms est devenu une politique incontournable pour les grandes et moins grandes institutions culturelles dont beaucoup se sont lancées dans la numérisation de leurs fonds patrimoniaux. La numérisation permet surtout une avancée considérable pour la diffusion des savoirs : la mise en ligne et la gratuité de la consultation.
Le projet le plus ambitieux est sans doute celui de la Bibliothèque nationale de France et sa bibliothèque numérique Gallica (http://gallica.bnf.fr/). Dès la fin des années 1990, la BnF se lance dans la numérisation de ses fonds. Alors qu’en face, le géant américain Google met en place en 2004 son projet Google Books, Jean-Noël Jeanneney alors directeur de la BnF, entend s’opposer au « monopole » de Google et cette concurrence inattendue provoque l’accélération des projets de bibliothèques numériques européennes. En 2008, le projet de bibliothèque numérique Europeana est lancée pour coordonner les efforts de numérisation dans plusieurs pays européens (http://www.europeana.eu/portal/).
A l’heure actuelle, Gallica trouve petit à petit ses marques. Jusque là imparfaite dans les services qu’elle proposait et encore à une (longue!) étape expérimentale, la bibliothèque numérique de la BnF devient au fil des années de plus en plus fonctionnelle : meilleure qualité, possibilité de télécharger gratuitement les ouvrages… On peut notamment y consulter une partie de la presse française des XIXe et XXe siècles, mais aussi les manuscrits originaux de la Vie de Casanova rentrés récemment dans les collections de la BnF. Les fonctionnalités de recherche sont encore tatonnantes, mais le logiciel s’améliore.
Récemment, les débats sur la place de Google Books ont repris, renvoyant dos à dos l’exigence très française de ne pas se laisser dominer par une entreprise privée américaine et l’incroyable quantité d’ouvrages numérisés par l’entreprise en question, dont les moyens sont certainement plus grands que ceux d’institutions publiques. Mais, à côté de ces débats, d’autres projets voient doucement le jour : la bibliothèque numérique Medic@ de la Bibliothèque Interuniversitaire de Médecine existe depuis 2000 et permet de télécharger des ouvrages de médecine anciens ; l’université de Rouen à achevé en 2009 le vaste projet de numérisation et d’édition numérique des manuscrits originaux de Madame Bovary de Gustave Flaubert. Autant de projets qui rendent service à la recherche scientifique dans ces domaines.
Maintenant que le mouvement est lancé, les questions vont porter sur la qualité des interfaces de lecture et des fonctions de recherche dans la base et dans les textes mêmes. D’autres questions, plus pernicieuses peut-être, vont interroger la nécessité de ses politiques de numérisation qui coutent cher et rapportent peu, financièrement parlant. Poétiquement, on peut d’abord y voir l’accomplissement d’une mythique bibliothèque d’Alexandrie qui contiendrait tous les livres écrits partout dans le monde. On voit que, à quelques exceptions près, tous ces projets de numérisation portent en eux des valeurs qui interrogent l’avenir du patrimoine culturel.

Pratique de la réédition dans l’édition de bande dessinée française

La récente réédition de Sergent Kirk de Hugo Pratt que j’évoquais dans mon article de la semaine me permet de préciser un aspect du rapport au passé de leur propre discipline des auteurs de bande dessinée : la réédition. Une pratique répandue depuis les années 1960 chez les éditeurs de bande dessinée, d’abord au sein de revues spécialisées d’amateurs érudits (Phénix, une des premières revues d’étude de la BD, fait souvent redécouvrir dans ses pages des « trésors » oubliés : Saint-Ogan, Pratt…), puis, à partir des années 1980, au sein de maisons d’éditions publiant en même temps des auteurs contemporains. Il y a là une chaîne à reconstituer : la connaissance des auteurs du passé par les dessinateurs contemporains passe, entre autre chose, par des plateformes d’édition communes. Les exemples tirés de l’édition indépendante des années 1980-1990 est particulièrement flagrante, lorsque la réédition s’inscrit dans le cadre d’une ligne éditoriale précise. C’est le cas de la maison d’édition Futuropolis sur laquelle j’insiste ici, entre autre grâce à l’ouvrage récent de Florence Cestac, La véritable histoire de Futuropolis, (Dargaud, 2007). Je n’ai pas l’intention de faire le tour de ce sujet passionnant avec un seul article… Mais voici une série de réflexions personnelles sur le sujet, en même temps qu’un panorama non exhaustif de la situation actuelle des rééditions du patrimoine de la bande dessinée.

Où l’on voit qu’il y a réédition et réédition…

Il existe, me semble-t-il, deux types de réédition. D’abord, les rééditions commerciales dont le but est de présenter au public des oeuvres, souvent épuisées, d’un auteur que la maison reprend dans son écurie, ou simplement de rééditer un album qui marche bien. Un cas en exemple : celui de Baru dont je traite dans le premier article de mon Baruthon. La réédition des ouvrages plus anciens et épuisés de cet auteur sont pris en charge par ses éditeurs successifs (Dargaud, Albin Michel, Casterman). Certaines maisons plus anciennes sont alors davantage aptes à pratiquer la réédition pour de simples questions de droits qu’elles possèdent sur des séries qui ont eu leur succès dans les années 1950-1960, voire 1970-1980 (en général, les albums des années 1990 ne sont pas encore épuisés).
Je pense par exemple à Dupuis qui pratique depuis plusieurs années une politique de réédition en version intégrale de ses vieilles séries, les agrémentant généralement d’inédits ou d’interviews des auteurs. Deux exemples en février 2010 : la publication du premier tome de l’intégrale de Docteur Poche de Wasterlain (paraissant dans le Spirou des années 1976-1986), et le tome 9 de la grande réédition intégrale de la série phare Spirou, époque Fournier pour ce volume (1969-1972). Un site internet est même dédié à toutes ces intégrales (http://integrales.dupuis.com/presentation.html ). On y admirera la rhétorique employée qui mythifie les séries à succès, destinant ces intégrales, aussi, à un public de nostalgiques et de bd-bibliophiles : « Chaque album a son histoire. Il y a, au détour de bien de pages, des détails insolites que ne remarquent peut-être pas les lecteurs. Tous les volumes des intégrales Dupuis sont introduits par un dossier historique qui raconte la création des albums et multiplie les anecdotes relatives à leur contenu. (…) De beaux recueils de 144 à 276 pages sur papier Bessaya 120 gr ou Munken Cream 100 gr et une reliure cousue à l’ancienne. Les volumes de la collection « Intégrales Dupuis » mettent magnifiquement en valeur le travail des auteurs. ».

Voilà pour les rééditions dites « commerciales ». Ce ne sont pas elles qui m’intéressent ici, puisqu’il s’agit surtout de la réexploitation de licence par des éditeurs. M’intéressent davantage les rééditions « mémorielles », c’est-à-dire celles qui se donnent pour but de transmettre la mémoire d’un auteur ou d’une oeuvre, soit qu’on le juge oublié, soit qu’on l’estime suffisemment important pour les générations à venir. La réédition est alors (en général…) motivée par des raisons moins commerciales que véritablement historiques, voire idéologiques, l’éditeur s’identifiant ici à un « passeur » ressuscitant une mémoire qui lui semble essentielle. La série ou l’auteur est en quelque sorte réinterprété par l’éditeur comme un album de luxe ou de semi-luxe, alors même que la plupart du temps, l’édition originale de ces rééditions a été banale ou médiocre : meilleur papier, reproductions numériques de qualité, couverture sobre… L’oeuvre change clairement de registre. L’auteur réinvesti est assimilé à un modèle pour les autres dessinateurs, un « maître » auquel il faut se référer pour comprendre la démarche et les choix éditoriaux.

La collection Copyright de Futuropolis

Futuropolis est, dans l’histoire de l’édition de bande dessinée, une maison importante dont le fonctionnement préfigure en grande partie l’essor de l’édition dite « indépendante » des années 1990-2000 (L’Association fondée en 1990 ; Cornélius en 1991; Ego comme x en 1994 sont les fers de lance de ce mouvement). En effet, les formules éditoriales éprouvées par Futuropolis dès les années 1970 seront reprises par les maisons sus-citées : forte identité graphique de l’éditeur et des collections, albums à la réalisation soignée, formats très libres, mise en avant de l’auteur, privilège donné au one shot, grande exigence de qualité et de prestige, etc. Et parmi ces formules, on retrouve justement l’intégration au catalogue de réédition d’auteurs ou d’albums anciens.
La logique de réédition, incarnée à Futuropolis par la fameuse collection Copyright, est directement liée à l’histoire de cet éditeur que je retrace ici brièvement en m’appuyant sur l’ouvrage de Florence Cestac cité plus haut. Avant d’être une maison d’édition, Futuropolis est une librairie de bande dessinée parisienne rachetée par les graphistes-illustrateurs Etienne Robial et Florence Cestac en 1972. Parmi la clientèle se trouvent les collectionneurs des séries de « l’âge d’or » et le couple se plonge ainsi dans l’univers des grands auteurs français et américains des années 1930-1950, fréquentant les brocantes et salons de collectionneurs. Robial et Cestac se lient durant les festivals avec la jeune génération d’auteurs débutants dans les années 1970, dont Jacques Tardi, qui restera un fidèle de la maison, mais aussi Jean Giraud, Edmond Baudouin, Pierre Christin. Lorsque le couple de libraire se met à éditer des albums au milieu des années 1970 (et revendent alors la librairie), ils se tournent en même temps vers la réédition, à commencer par les oeuvres d’Edmond-François Calvo (dont La bête est morte). Ils contribuent à la redécouverte de cet important dessinateur mort en 1958, incontournable pour la connaissance de la bande dessinée des années 1940. Ils rééditent également, dans le même ordre d’idée, Alain Saint-Ogan, mort en 1974, grande figure des années 1930, ou René Giffey, mort en 1968. Mais plus que les auteurs français, ce sont les dessinateurs américains qui sont mis à l’honneur et traduits. Autant d’auteurs publiés en vrac dans les illustrés français de l’entre-deux guerres, jusque là jamais véritablement réédités en France depuis quarante ans : Elzie Crisler Segar (Popeye), George McManus (La Famille Illico), Phil Darcis (Mandrake), Will Eisner (The Spirit)… C’est là la véritable spécialisation de Futuropolis et un pan important de sa production d’albums.
Pour toutes ces rééditions est créée en 1980 une collection spécifique, la collection Copyright, très reconnaissable par son format large et son bandeau jaune. D’une part elle rend service aux amateurs en rassemblant, par un travail méticuleux de collecte, les bandes éparpillés. D’autre part elle transforme ces nombreuses séries aux auteurs le plus souvent anonymes lors de leur parution originale, en monument de l’histoire de la bande dessinée, participant ainsi à la reconnaissance du genre, leitmotiv des années 1970 (avec, en arrière-plan, cette logique qu’une disciplin noble est une discipline qui a une histoire). En effet, les bandes sont reprises en noir et blanc, sur un papier épais et dans un volume de semi-luxe, avec une introduction historique conséquente, pour laquelle est fait appel aux amateurs et spécialistes des revues d’étude (Phénix, Giff-Wiff…). La réédition « mythificatrice » naît d’un intérêt de collectionneurs nostalgiques mais s’en émancipe aussi pour porter ces auteurs à la connaissance d’un plus large public, hors de toute importance sentimentale. La réédition est aussi vécue comme passage de relais d’une génération à l’autre puisque Futuropolis édite également beaucoup de jeunes dessinateurs débutants dans les années 1970-1980. (N’oublions pas à ce propos que Futuropolis voit passer durant toute son existence des auteurs désormais admirés, dont Enki Bilal, J-C Menu, Max Cabanes, Frank Pé, F’Murr…). Les auteurs peuvent participer à la politique de réédition puisque c’est par exemple sur les conseils de Tardi que Futuropolis réédite Gus Bofa (du moins selon Cestac).

Après un moment de gloire en 1987, lors de l’exposition Robialopolis au FIBD, le Futuropolis de Robial et Cestac rencontre de graves problèmes de financement dans les années 1990 (c’est là aussi une caractéristique de l’édition indépendante : éditer en assumant les ventes faibles et les pertes budgétaires). Le catalogue est cédé à Gallimard en 1994 et l’éditeur Futuropolis disparaît presque totalement pour une dizaine d’années. Puis, en 2004, Gallimard s’allie à Soleil productions, la maison d’édition en pleine ascension de Farid Boudjellal, pour relancer le label Futuropolis. Le but est de se servir de la notoriété du nom Futuropolis pour lancer un label « indépendant » lié aux deux grosses maisons que sont Soleil et Gallimard (dès la même manière que Dupuis sort « Aire Libre » en 1988 et Casterman « Ecritures » en 2002). C’est chose faite et une réussite pour Gallimard et Soleil, puisque Futuropolis 2.0 est parvenu à s’imposer en quelques années sur le marché de la bande dessinée, publiant des auteurs prestigieux issus de l’édition indépendante : Blutch, David B., Tardi. L’opération est dénoncée par certains comme J-C Menu ou Etienne Robial comme une honteuse récupération de la part d’éditeurs commerciaux salissant le nom de Futuropolis justement marqué par son opposition incessante à la BD purement commerciale. (lire à ce propos Plates-blandes de J-C Menu ou le numéro 1 de la revue L’Eprouvette, avec le recul suffisant). Toutefois, le succès rencontré par Futuropolis auprès des auteurs, et la qualité manifeste de certains albums dément en partie l’idée d’une pure et simple récupération.

La réédition mémorielle dans les années 2000

La politique de rééditions tenté par le nouveau Futuropolis, dont Sergent Kirk de Pratt est un exemple, s’inscrit dans cette idée de revendiquer l’héritage et les valeurs du premier Futuropolis. Futuropolis 2.0 n’est pas la seule maison à prétendre à cet héritage, de même qu’elle est bien loin d’être la seule à se consacrer à la réédition mémorielle.
Les maisons souvent citées comme héritiers du Futuropolis époque Robial/Cestac sont l’Association et Cornélius. Elles pratiquent elles aussi la réédition, dans le même sens que Futuropolis, soit à partir des deux critères : la réédition accompagne une véritable idéologie éditoriale (l’auteur réédité est replacé comme « inspirateur » des auteurs maisons) ; il s’agit d’une réédition de semi-luxe qui donne une nouvelle identité visuelle à l’album réédité. C’est dans cette optique que L’Association réédite des auteurs des années 1970 et 1980 : certains sont connus comme Jean-Claude Forest, considéré à la fois comme un précurseur et un acteur essentiel des évolutions graphiques de la BD adulte (Mystérieuse matin, midi et soir, paru dans Pif gadget en 1971 est réédité en 2004) ; d’autres sont peut-être moins connus du public mais non moins importants, comme Gébé (L’an 01, première édition Editions du square en 1972, réédition en 2000), Charlie Schlingo (Josette de rechange, première édition Albin Michel en 1981, réédition en 2009), Francis Masse (On m’appelle avalanche, première édition Humanoïdes Associés en 1983, réédition en 2007).

Mais la direction ouverte par Futuropolis dans les années 1980 n’est qu’une voie possible. La réédition peut être motivée par d’autres raisons. Voici trois exemples, pour trois autres choix de rééditions qui se donnent un objectif « patrimonial », c’est-à-dire de mettre à disposition des auteurs et des oeuvres d’avant les années 1950 :
Glénat a développé depuis la fin des années 1990 une collection « Patrimoine BD » dans laquelle sont réédités des albums à succès de leur époque, désormais peu connus du public (souvent en raison de leur aspect anachronique, justement). On y trouvera, entre autres, des classiques bien connus des amateurs comme Bicot de Martin Branner (années 1920 et 1930), Futuropolis de Pellos (1938), Fils de chine de Roger Lecureux et Paul Gillon (1950-1955).
Les éditions Horay pratique depuis les années 1960 une politique de réédition de bande dessinée. Vieille maison spécialisée dans la littérature, elle s’oriente à partir de 1960 vers l’image et particulièrement le dessin et l’art contemporain. Elle développe une collection « BD ». Ainsi, engageant un important travail de publication des auteurs des « origines » du genre, l’éditeur s’intéresse à Winsor McCay, Christophe, Benjamin Rabier, Nadar, Rodolphe Töpffer… La liste est encore longue et des albums sont encore publiés. C’est d’ailleurs chez Horay que Claude Moliterni fit paraître son Histoire mondiale de la bande dessinée en 1980, à l’époque principal ouvrage de référence (http://pagesperso-orange.fr/editions-horay/horay.htm).
Il convient enfin de signaler les efforts conjoints du musée de la BD et du site Coconino pour la réédition d’oeuvres et d’auteurs méconnus des origines de la bande dessinée mondiale, c’est-à-dire des années 1830 à 1940. Quelques titres inédits sont parus dans les années 1998-2000, liés à la revue 9e art : Maestro de Caran d’Ache, Le mariage de Monsieur Lakonik de Vercors, Cinq-Mars de René Giffey. Depuis, la réédition ne semble plus être la priorité de l’actuel CIBDI. Coconino prend en partie le relais et étend encore son champ de recherche à des auteurs internationaux, surtout du XIXe siècle, dont il rend les oeuvres gratuitement accessibles par internet. (http://www.old-coconino.com/s_classics_v3/).

Tibet, Ric Hochet et la bande dessinée populaire

par Caroluseligius

À quelques jours d’intervalle ont disparu tout à tour Tibet, prolifique dessinateur de Ric Hochet, et Jacques Martin, dessinateur et scénariste d’Alix et de Lefranc. Ce sont deux figures majeures du journal Tintin, et un proche collaborateur d’Hergé, qui meurent ainsi. Tout s’oppose dans leurs œuvres, le style, les scénarios, les personnages. Pourtant, chacune de leurs séries s’imposèrent en leur temps comme des succès populaires et des incontournables du journal Tintin, utilisant des ressorts parfois faciles mais jamais décevants.

Après plus de 80 albums publiés, Ric Hochet n’a pas pris une ride ; pourtant, rien de plus daté et de plus représentatif des Trente Glorieuses que ce personnage. Comment une bande dessinée fondée sur tant de stéréotypes a-t-elle pu durer si longtemps ?

Un style inimitable mais évolutif

Tibet devait dessiner vite. À une cadence infernale, même : 76 albums en 34 ans, soit 1,65 albums par an avec le scénariste André-Paul Duchâteau ! Son trait, dans tous les albums de Ric Hochet, est à la fois simple et précis. Il suffit pour s’en convaincre de l’avoir vu en dédicace, ou de jeter un coup d’oeil à ses crayonnés : ce sont des coups de crayon (ou de feutre) rapidement posés sur le papier. Tibet devait exécuter des crayonnés très rapides et laisser à l’encreur le soin de lier ses différents coups de crayon. Le visage de tous ses personnages est construits quasiment sans ruptures de plans, et paraît incroyablement figé, mis à part quelques personnages [v. ill 3 et 4.]. Avec un panel d’expressions faciales limité, le dessin des personnages se simplifie et pose moins de problèmes au dessinateur. De même, les corps : zones d’ombres, raccourcis sont signifiés par des aplats sombres ou des traits parallèles censés donner du volume. Les décors sont simplifiés au maximum, les murs seront toujours d’un ton uni ainsi que les paysages, souvent monochromes. Pour ce qui est des coloris, justement, peu voire pas de modelé, des visages aux teints toujours semblables, des vêtements aux couleurs vives, peu de dégradés et aucune nuance de ton, mais encore une fois de grands aplats de couleur. Les plans, enfin, sont rarement obliques, sauf pour quelques scènes très dramatisées qui sont les moments fort de l’album, ainsi que pour les couvertures, elles aussi toujours très dramatiques. Malgré ce maintien de la même pratique du dessin, Tibet fit cependant peu à peu évoluer ses canons.

Au fil des ans, le visage des personnages évolue : le style devient moins réaliste [v. ill. 1 et 2], et peut-être moins compliqué à exécuter. La couleur des cheveux du héros passe du brun à l’orange, les angles du visage se font plus saillants : on s’éloigne du modèle initial, mélange de Lefranc et de Gil Jourdan et du stéréotype de l’enquêteur des années ’50.

(Ill. 1 et 2 : évolution du dessin du personnage, premier et dernier état)

Restent les yeux, souvent plissés. Pour ce qui est des autres personnages, qu’on ne présente plus, l’évolution se fait dans le même sens d’une assez légère schématisation qui fait de Ric Hochet une bande dessinée semi-réaliste, passé d’une pratique de la ligne claire assez fidèle aux canons de Jacobs, à des personnages bien plus typés bande dessinée pour enfants. Les personnages empruntent globalement aux canons de la bande dessinée policière destinée à la jeunesse, ou encore à Tintin. Guère plus d’inventivité dans les méchants, souvent nantis d’un sourire narquois. Le rapport à l’actualité – ou au passé – se fait donc, dans la tradition de la littérature populaire, par de puissantes références et par le recours à des stéréotypes de personnages inébranlables.

(Ill. 3 et 4 : évolution du personnage du commissaire, premier et dernier état)

En revanche, tout change autour  : le mot d’ordre est toujours une stricte contextualisation. Le premier album, Traquenard au Havre, reflète la décoration de l’époque, et même les extérieurs fleurent bon l’atmosphère urbaine de l’époque, avec ses inévitables cafés pris sur un comptoir en zinc et ses meubles en formica. La voiture du héros évolue elle aussi : la Porsche du héros, détruite dans quasiment tous les albums d’une manière spectaculaire (voir la couverture d’Epitaphe pour Ric Hochet), réapparait dans bien l’opus suivant, mais c’est le nouveau modèle sorti entretemps que le journaliste (ou son assurance) a payé. Les couvertures aussi, par les polices employées ou par les décors, suggèrent chacune une époque.

(Ill. 5 et 6 : Modèles de couvertures : graphismes typiques des années 1960 et 1970)

Les vêtements et les coiffures, eux aussi, ont subi une évolution. Ric Hochet a fièrement porté la patte d’éléphant dans les années ’70, avant de revenir à des coupes plus classiques. Seule constante : le sous-pull à col roulé rouge et la veste blanche piquée de gris, et le trench-coat. Ce mélange d’adaptabilité rapide et de constantes inébranlables a fait de Ric Hochet un classique intemporel puisque pan-chronique.

Un sens du scénario évolutif

Le dessin évolua sans bouger, certes, mais le scénariste, A.P. Duchâteau, ne fut pas en reste. Chaque scénario, mis à part quelques perles, s’inspira avec beaucoup d’à propos d’un film ou d’un livre qui avait fait date, ou bien d’un grand classique réadapté, ou encore d’une idée dans l’air du temps. Quelques exemples :

Traquenard au Havre : le premier opus de la série fait référence à un kidnapping et au chantage exercé sur de riches parents. On peut penser au kidnapping de L’Ouragan de Feu de Jacques Martin, ou même à La Foire aux gangsters de Franquin

Rapt sur le France : opportunément sorti deux ans après Le Gendarme à New-York, où Louis de Funès et sa brigade tropézienne traversaient l’Atlantique sur ce paquebot de luxe, par ailleurs au centre de l’actualité de ces années là.

Epitaphe pour Ric Hochet : voilà réactualisé le vieux thème de l’amnésie du héros.

Le fantôme de l’alchimiste : titre prometteur, autant que son contenu : château en ruine, serviteur bossu, cadavre emmuré depuis des siècles dans une crypte.

La Maison de la vengeance : encore un titre prometteur, avec malédiction familiale, pièges mortels, cadavre emmuré (encore !), message écrits avec du sang, et en arrière plan une forte inspiration de l’histoire de Fort Chabrol.

Alerte, extra-terrestre : que dire de plus pour cette bande dessinée parue en 1976, en pleine période des visiteurs de l’espace, d’Alien à Du cidre pour Champignac ?

La piste rouge : étrange histoire enneigée, qui exploite bien les fantasmes de la guerre froide liés à la chirurgie esthétique, au lavage de cerveau et aux chirurgiens fous.

Opération 100 milliards : ou comment la disparition d’un chanteur à succès booste les ventes et déchaîne l’hystérie. On est en 1979, un an après la disparition de Claude François, et deux ans après celle d’Elvis Presley…

La nuit des vampires : sans doute l’un des plus pittoresques, avec son lord anglais ruiné, son château sinistre, et les cadavres qui s’amoncellent dans la crypte du château et refusent de se décomposer alors que la nuit de Walpurgis approche. Cet album est sorti en 1982, après deux longues décennies de films sur les vampires.

Crime sur Internet : ou comment, au moment de l’expansion du web, en 1998, un Salvador Dali déjanté met en vente ses toiles aux enchères sur le net.

On l’aura compris, ces albums s’expliquent par leur contexte et s’interprètent soit par leur époque, soit par une autre oeuvre ou par un effet de mode. Mais cette rapide simplification ne saurait dissimuler des faits importants : les rebondissements sont multiples, les scènes d’action, voire de violences rarement dissimulées (les scènes où le héros, ou un protagoniste, sont assommés par derrière par un adversaire sont récurrentes), et les images chocs s’accumulent : cadavres exsangues, sang, attaques à main armée. L’inévitable embuscade tendue au héros en milieu d’album est toujours un grand moment. Pour la jeunesse, l’enchaînement des faits, et la violence masque parfois le côté prévisible du scénario.

(Ill. 7 : exemple de planche. On remarquera la dramatisation des poses, la présence du sang, les aplats de couleur, et le style des vêtements des personnages)

Que dire des personnages ? S’ils n’apparaissent ici qu’à la fin de l’article, c’est bien parce qu’ils n’apportent au fond pas grand chose de plus à la connaissance générale de la série. Ric Hochet a un père (qui lui ressemble, mais en plus voyou, et en plus vieux), une fiancée, nièce du commissaire, qui ressemble à Seccotine, un acolyte, le commissaire Bourdon, qui tient à la fois du Maigret et du Dupont, un meilleur ami, Bob Drumont, au demeurant rarement vu (qui lui ressemble, mais en plus trapu), un savant fou, le professeur Hermelin (le seul au visage vraiment expressif car ridé et grimaçant), et bien entendu une quantité impressionnante d’ennemis, dont l’ennemi récurrent qu’est le Bourreau, chauve et obèse, tout droit sorti d’un film d’espionnage et qui finit cloué dans un fauteuil roulant. Ces personnages se résument plus à leurs actions qu’aux renseignements biographiques distillés d’un album à l’autre : on apprend peu sur eux. Dans un album, on aperçoit la garde robe du héros : ironie ou pas, ce n’est que le même modèle de veste sans cesse répété, confirmant la théorie du personnage immuable.

Que reste-t-il, au bout du compte, de cette longue série ? Rien d’original, ni dans le dessin, ni dans les scénarios. Il reste la force de la fréquence, la capacité de ces deux auteurs à publier presque deux albums par an durant plus d’un demi-siècle a constitué une réponse au grand défi de tous les auteurs : fidéliser le lectorat en raccourcissant le délai de l’attente. Répondre à la soif d’action, de mystère et d’éléments dramatiques. Stimuler la capacité de réception aux images chocs, par l’emploi toujours mesuré, de la violence et de la mort, de manière à frapper tout en formant l’imaginaire. Permettre au lecteur de retrouver, à chaque nouvelle parution, un univers familier dont il maîtrise les codes. Bref, combler les attentes du grand public, satisfaire un besoin d’aventure tout en restant rassurant, faire grandir, aussi. Ce sont de rares prouesses que Tibet et Duchâteau ont parfaitement su remplir, en se coulant dans le moule du roman policier populaire à la façon de Souvestre et Allain.

Références :

TIBET (Gascard, Gilbert dit) et DUCHÂTEAU André-Paul, Ric Hochet [série], Bruxelles, Le Lombard, 1964- …, 76 vol.

SOUVESTRE (Pierre) ; ALLAIN(Marcel), Fantomas, [série], Paris, Fayard, 1911-1947, 40 vol.

Ric Hochet, Le Lombard, couv. © ill. Amazon.fr.

La naissance de la bande dessinée : panorama historiographique

Un article un peu plus technique aujourd’hui puisqu’il sera question de mon champ favori d’investigation : l’histoire de la bande dessinée. Lors d’une récente discussion avec Antoine Torrens, à l’occasion de son article philologico-iconographique (), je me suis rendu compte que la plupart des amateurs de bande dessinée ont une connaissance très imprécise, voire fausse, de la question de la naissance de la bande dessinée, et plus encore de la manière dont cette question a été traitée par les différents théoriciens du medium depuis maintenant un demi-siècle. Comme est sorti récemment un ouvrage de Thierry Smolderen, Naissances de la bande dessinée, aux Impressions nouvelles, et que, un peu moins récemment a été réédité et augmenté l’histoire de la bande dessinée de Thierry Groensteen (sous le titre La bande dessinée, son histoire et ses maîtres, et conçu comme une présentation du catalogue du Musée de la bande dessinée), l’occasion était idéale pour faire un point sur ce sujet et participer, je l’espère, à casser quelques clichés et idées fausses. Mon but n’est pas d’imposer ma vision des choses sur le sujet, mais plutôt de vous présenter les diverses conclusions auxquels sont arrivés les théoriciens, et tout particulièrement la manière dont le sujet est traité actuellement. Je n’entre donc pas dans les détails ; vous trouverez à la fin une courte bibliographie à consulter pour approfondir le sujet.

Théorie 1 : de trop lointaines origines
Les premières théories sur les origines de la bande dessinée apparaissent dans les années 1960, au moment où commence l’étude systématique du médium par quelques amateurs érudits (les deux grandes revues pionnières d’étude de la bande dessinée sont alors Giff-Wiff et Phénix). Nous sommes alors dans une période où le mot d’ordre est « reconnaissance » : l’objectif des amateurs de bande dessinée est d’assurer la reconnaissance de la bande dessinée comme art, de l’extraire de son statut de littérature au rabais pour les enfants. L’un des choix opérés consiste donc à rapprocher la bande dessinée des Beaux-Arts, et notamment en lui prêtant une ascendance prestigieuse. L’ouvrage d’un universitaire, Gérard Blanchard, va fournir matière à une première pseudo-théorie des origines. Cet essai paru en 1969 s’intitule Histoire des histoires en images de la préhistoire à nos jours, et son auteur spécialiste de la communication graphique et qui sera par la suite diplomé de la Sorbonne, apporte une caution universitaire à l’étude de la bande dessinée. Sa thèse est la suivante : la bande dessinée, comme outil de communication par l’image, entretient une parenté avec de célèbres oeuvres du patrimoine mondial. Sont ainsi interprétés comme des ancêtres de la bande dessinée les peintures rupestres, les hieroglyphes égyptiens, les enluminures et tapisseries médiévales, les gravures satiriques du XIXe siècle, etc… Dans chacun de ces exemples, le processus de communication passe avant tout par l’image plutôt que par le texte, tout comme dans la bande dessinée.
Blanchard a en partie raison et son essai constitue un premier balbutiement de ce qui deviendra bien plus tard, dans les années 1990, une histoire de l’image. D’un point de vue purement historique, il opère un saut un peu trop hâtif qui sera malheureusement repris, et continue d’être repris, lorsqu’il est question d’histoire de la bande dessinée. S’il y a bien identité d’un langage (l’image), deux problèmes se posent : d’une part les fonctions de ces différentes formes varient (écriture, récit politique, simple illustration, divertissement…) ; d’autre part, il est difficile d’établir des liens historiques directs et réels qui permettraient de dire qu’un savoir-faire s’est transmis de siècles en siècles sans discontinuer. Si elle offre l’avantage d’ouvrir la question des origines, cette théorie, basée sur une similarité des formes, comporte des faiblesses certaines.

Théorie 2 : le mythe d’une naissance américaine<

Sans doute fallait-il donc revenir à des origines plus modestes et plus proches, moins liées à un besoin de légitimation du médium. Une théorie apparaît et se solidifie, celle de la naissance américaine avec comme « première véritable bande dessinée » The Yellow Kid de Richard Outcault, qui commence à paraître en janvier 1895 dans le périodique américain New York World. Cette théorie comporte un présupposé dans la définition qu’elle se donne de la bande dessinée : elle fait du phylactère, de la bulle, la caractéristique identifiante de la bande dessinée. Dès lors, puisque c’est dans The Yellow Kid que l’usage de la bulle se développe, il s’agit bien de la première bande dessinée qui s’extirpe de la forme traditionnelle (et forcément, selon cette même théorie, européenne), des dessins avec texte sous-jacent et allie le texte et l’image. En suivant cette même logique, la bande dessinée apparaît en France durant l’entre-deux-guerres, par l’intermédiaire d’Alain Saint-Ogan (premier dessinateur français à utiliser régulièrement la bulle dans Zig et Puce) et par l’afflux massif des comics américains à partir de 1930 dans la presse française. Le procédé de la bulle s’impose définitivement dans les années 1940-1950 comme la modalité incontournable de ce qui prend alors le nom de bande dessinée. Aux comics de l’entre-deux-guerres viennent s’ajouter des séries belges (Tintin, Spirou, Blake et Mortimer…) ou françaises (Les Pionniers de l’espérance de Raymond Poïvet est un bon exemple d’adaptation à la française des comics américains) qui valident les solutions américaines. On oppose nettement un Vieux Continent archaïsant, encore attaché à la forme primitive du texte sous-jacent, et un Nouveau Monde porteur de modernité.
Le mythe de la naissance américaine est diffusée en France par les premiers ouvrages de synthèse en histoire de la bande dessinée et autres recueils de références qui apparaissent dans les années 1970-1980. Leurs auteurs sont Claude Moliterni, Pierre Couperie et Henri Filippini, pionniers des recherches en histoire de la bande dessinée, le premier étant parmi les fondateurs du Festival d’Angoulême.
L’autre caractéristique de cette théorie, ce qui est selon moi sa plus grande faiblesse, c’est d’appliquer la notion scientifique et technique « d’invention » à un art. Si ce procédé fonctionne bien dans le cas du cinéma, par exemple (« l’invention » du cinéma est avant tout l’arrivée d’une innovation technique), il est plus difficile à manipuler dans le cas de la bande dessinée, ne reposant pas sur des critères objectifs (invention d’une machine, dépôt d’un brevet) mais sur une observation subjective.

Théorie 3 : archéologie européenne de la bande dessiné

La volonté de revenir sur les origines de la bande dessinée donne naissance, à partir des années 1990, à une nouvelle historiographie tournée vers une nouvelle figure tutélaire, le suisse Rodolphe Töpffer, historiographie qui domine actuellement. L’évolution tient à deux facteurs :
– un changement de définition de la bande dessinée : le critère unique n’est plus le phylactère, mais plutôt la séquentialité des images et l’association du texte et de l’image.
– une très nette, voire violente, volonté de rupture avec l’historiographie dominante, vue comme le travail, certes très honorable mais trop subjectif, d’amateurs trompés par leur goût exclusif pour la BD américaine des années 1930, ignorant en cela des évolutions du XIXe. L’année 1995 est l’occasion pour les partisans et les opposants à la théorie de la naissance américaine de s’affronter sur le thème : « anniversaire de la BD ou non ».
La redécouverte de l’oeuvre du graveur suisse Rodolphe Töpffer est un tournant historiographique, une sorte de « chaînon manquant » de la bande dessinée. Töpffer aide considérablement les spécialistes de la bande dessinée puisque, dans son ouvrage Essai de physiognomie paru en 1845, il théorise et explicite son idée, une littérature associant le texte et l’image en une suite de séquences, il se présente comme l’inventeur d’un genre nouveau. Ses deux premiers ouvrages comiques, L’histoire de M. Crépin (1833) et L’histoire de M. Jabot (1837) font dès lors figure d’ancêtres de la bande dessinée pour les tenants de la théorie des origines européennes.
Parmi ces chercheurs, David Kunzle aux Etats-Unis et Thierry Groensteen en France font figure de pionniers et dans leurs nombreux écrits, imposent la théorie töpfferienne. Le premier, revenant en partie sur les théories généalogiques de Blanchard, tente de faire une archéologie de la bande dessinée depuis le Xve siècle. Le second essaye de suivre la descendance de Töpffer en France. Tous deux ont tenté de combler le fossé qui sépare Töpffer du Yellow Kid en identifiant les descendants directs du suisse, autrement dit les dessinateurs qui ont été influencé par cette « littérature en estampes ». Je ne reprends pas ici dans le détail le long cheminent du XIXe siècle et les différentes générations et écoles de dessinateurs qui s’emparent de « l’invention » de Töpffer. Les histoires en images se répandent en particulier par le biais de la presse satirique dans la deuxième moitié du Xixe siècle, s’identifiant aux dessins d’humour (citons Fliegende Blätter en Allemagne et Le Rire en France). Dès lors, The Yellow Kid trouve sa place dans cette généalogie, dont il n’est qu’un maillon et non l’origine.
Plus récemment, dans son ouvrage Naissances de la bande dessinée, Thierry Smolderen se rattache à cette dernière théorie, tout en s’imposant une forte exigence historique et en évitant le piège de la réduction de la bande dessinée à une définition unique. Il tente donc de retracer le chemin qui conduit à la bande dessinée en partant, pour sa part, des romans illustrés anglais du XVIIIe siècle, et particulièrement ceux du graveur Hogarth. Pour lui, l’association de l’image (non-illustrative) et du texte dans un roman est à voir comme une expérimentation baroque des formes romanesques, comme un jeu « polygraphique » proche . Ce n’est qu’à partir de Töpffer que les « romans en estampes », s’inspirant de Hogarth, prennent progressivement une valeur pour eux-mêmes, et non comme jeu littéraire.
La question restant en suspens et celle du statut à donner à ses romans en estampes et histoires en images du Xixe siècle : peut-on les qualifier de « bande dessinée », au risque d’un anachronisme. Les historiens de la bande dessinée s’accordent désormais sur le fil généalogique qui conduit, de générations de dessinateurs en générations de dessinateurs, de Töpffer à la bande dessinée du XXe siècle ; les liens historiques, les influences réciproques, la transmission des savoir-faire en ont été en grande partie établis, même s’il reste encore à les raffiner. Mais cette histoire revisitée de la bande dessinée se mélange durablement à une plus large histoire de l’image aux XIXe et XXe siècles, et demeurent la question (impossible à résoudre et qu’il vaut mieux oublier ?) d’une définition de la bande dessinée… Mais ceci est un autre débat.

En conclusion, je remarquerai surtout que les générations d’historiens sont influencées par l’évolution propre du médium bande dessinée à leur époque. Les historiens amateurs des années 1960-1980 ont vécu le triomphe d’un modèle de narration graphique (usage de la bulle, genres populaires de l’humour et de l’aventure, importance de la presse) et il est donc naturel qu’ils aient recherché une ascendance américaine réunissant les caractéristiques qu’ils lisaient en leur époque. Au contraire, à partir des années 1990, les formes de la bande dessinée, jusque là relativement figées, éclatent : graphic novel, diversification des formats, victoire de l’album sur la prépublication dans la presse, expérimentations narratives, éclosion de genres inédits, bd numérique… Th. Smolderen considère que c’est cette évolution des années 1990-2000 qui, en brisant la définition traditionnelle de bande dessinée, a ouvert la voie à une nouvelle génération d’historiens cherchant à aller au-delà du Yellow Kid et à chercher une bande dessinée éloignée du modèle dominant le XXe siècle. Je lui laisse le mot de la fin et vous invite à consulter son ouvrage paru à l’automne dernier : « Si les contours de la bande dessinée n’étaient pas devenus si flous au cours des vingt dernières années, si les oeuvres les plus intéressantes ne s’étaient pas mis à proliférer aux frontières du genre, l’approche que nous avons adoptée dans [Naissances de la bande dessinée] aurait sans doute été inimaginable. Mais dans le paysage subitement diversifiée de la bande dessinée actuelle, où les « niches écologiques » se multiplient au contact d’autres domaines (la littérature, les arts plastiques, Internet…), nous sommes plus que jamais en état d’apprécier pour leur propre mérite les expériences graphiques précédemment « inclassables ». Le modèle de Tintin a cessé d’imposer son point de fuite unique au regard porté sur l’histoire du médium. »

Bibliographie et webographie indicative :
Gérard Blanchard, Histoire des histoires en images, Marabout, 1969
Pierre Couperie et Claude Moliterni, Histoire mondiale de la bande dessinée, Horay, 1980
David Kunzle, History of the comic strip, University of California, 1973-1990
Thierry Groensteen, La bande dessinée, objet culturel non-identifié, éditions de l’an 2,
Thierry Groensteen, La bande dessinée, son histoire et ses maîtres, Musée de la bande dessinée, 2009
Thierry Smolderen, Naissances de la bande dessinée, Les Impressions Nouvelles, 2009
Sur Claude Moliterni : http://www.claudemoliterni.com/
Sur Thierry Groensteen : http://www.editionsdelan2.com/groensteen/