Juin en numérique : la tournée mensuelle de Phylacterium

Comme tous les mois, je reviens sur l’actualité de la bd numérique en trois rubriques. La meilleure nouvelle est sans doute le retour tout tout récent de Professeur Cyclope. Il en sera donc question dans ma « revue » et aussi ma « bd » du mois puisqu’un regain d’activité s’est fait sentir du côté du webzine monoculaire. Mais comme il n’y a pas que Polyphème dans la vie, la rubrique « enjeu » me permettra d’évoquer de récentes évolutions des catalogues de bande dessinée numérisée…

La revue du mois : Cyclope, Cyclope et… Cyclope

Vous l’aurez compris, la principale nouvelle que je retiens du mois écoulé est le retour (attendu !) de Professeur Cyclope. J’étais curieux de connaître leurs choix… D’autant plus qu’il y avait eu du teasing avant pour faire de juin-juillet le « moment Cyclope » ! Imaginez : il y a trois semaines Arte, le partenaire financier du webzine, republie Samouraï space marines, le Turbomédia psychédélico-japonisant de Loïc Sécheresse. Pendant ce temps là, ce même Loïc Sécheresse publie sur son tumblr un post passionnant où il raconte la génèse de cette bande dessinée. Il raconte ses influences (où l’on découvre les séries japonaises kitsch des années 1980), sa technique de dessin numérique (où l’on apprend qu’il utilise un stock de visuels « matières » emmagasinés depuis la fin des années 1990), et le lancement du projet avec l’équipe de Professeur Cyclope. Et puis depuis le 17 juin, cette même équipe s’expose dans leur fief nantais à Stereolux, avec encore des performances graphiques et textuelles.

L’attente est comblée le 2 juillet, avec la sortie d’un numéro thématique de Professeur Cyclope intitulé « Asia Fantasia » et consacré, comme vous pouvez le deviner, à l’imaginaire asiatique. L’occasion de retrouver des habitués (Tanquerelle, Karine Bernadou) et des nouveaux (Hugues Micol, Ohm) pour huit récits one shot qui restent fidèles aux valeurs du webzine : diversité des styles et des choix de narration, professionnalisme de la réalisation graphique et technique, cohérence éditoriale. Comme le faisait remarquer Tony sur twitter, ce numéro spécial rappelle feu le webzine Numo et ses numéros thématiques. Tout cela est en libre accès, précisons-le.

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Le visuel chatoyant de Samourai Space Marines.

Bon… Pour être honnête, et malgré la grande qualité de « Asia Fantasia », j’aurais préféré une nouvelle de plus grande ampleur propre à me rassurer sur la suite du projet dans son ensemble. J’ai peur que ce numéro spécial soit une dernière pirouette, comme avait pu l’être Romain et Augustin : un mariage pour tous pour Les Autres Gens. Et économiquement, on en revient à un modèle de libre-accès qui ne fait pas forcément avancer la question.

Quoique… Il semblerait, puisque c’est la chaîne franco-allemande qui accueille l’ensemble, que Arte soit toujours le partenaire de Professeur Cyclope. Et ça c’est plutôt bon signe, puisque ça confirme que le secteur de l’audiovisuel public devient le principal soutien aux initiatives créatives de bande dessinée numérique. Jugez-en vous-mêmes : rien que dans ce mois de juin a été annoncé un nouveau projet financé par le pôle « Nouvelles Ecritures » de France 4 (à suivre pour janvier 2016), et a été lancé l’application pour smartphones Affaires sensibles où des reportages de l’émission de France Inter du même nom sont mis en images par des dessinateurs. Le modèle économique de l’audiovisuel sur le Web (qu’il a investi depuis longtemps) est celui de contenus disponibles en VOD, tandis que le modèle canonique de l’audiovisuel public est un financement indirect et mutualiés en partie via la redevance (et la publicité)… Tiens tiens… Tout cela ne pourrait-il pas nourrir l’interminable réflexion économique ?…

 

L’enjeu du mois : dynamiser les catalogues numérisées

Justement, pendant que dessinateurs et service public audiovisuel se creusent la tête pour faire avancer la création originale, que se passe-t-il du côté de la vente en gros… euh… pardon… des bandes dessinées numérisées ?

Ça bouge aussi, mais il y a des doutes. À commencer par la nouvelle annoncée par Actualitté d’un nouveau modèle économique pour la bande dessinée numérique : lire le texte gratuitement mais payer en plus pour obtenir le dessin… Nouvelle qui s’avère être, je vous rassure, un canular. Mais au-delà du canular la revue Actualitté pose cette question : quand est-ce que l’économie de la bande dessinée numérique va se décider à se dynamiser ?

Pour en revenir à de « vraies » nouvelles, je commencerai par citer l’opération « masse critique » lancée par Sequencity, le nouveau venu des libraires numériques, et Babelio, le vénérable (sept ans !) réseau social de lecteurs et de lecture. Ce concours de critique littéraire donnant accès, pour les gagnants, à des livres numériques gratuits est une opération régulière sur Babelio. En se greffant dessus, Sequencity continue de secouer un peu le monde endormi de la vente de bandes dessinées numérisées par des « coups » marketing inédits. Il semble défendre l’idée que ce qui fait la différence dans une librairie en ligne n’est pas tant la taille du catalogue, ni même les offres commerciales, mais l’activité et les partenariats autour du site. Après avoir mis en lien libraires et lecteurs, Sequencity met en lien lecteurs et lecteurs.

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Certes, on est toujours dans du commerce, mais ce n’est pas plus mal que le monde des diffuseurs numériques de bandes dessinées numérisées remue un peu et que des idées nouvelles apparaissent. Ce d’autant plus que la loi n’aide pas à sortir de l’immobilisme : Izneo a réussi à faire valider légalement son offre d’abonnement « illimité », à condition de la limiter aux éditeurs du groupe Média-Participation qui dirige Izneo. En effet, la loi de 2011 sur le prix du livre numérique précise bien que c’est l’éditeur qui fixe le prix, et aucun dispositif ou offre commerciale ne peut rompre ce principe. Cette loi avait été votée pour contrer les offres à prix cassé d’Amazon, donc pour de plutôt bonnes raisons, mais il me semble qu’elle peut risquer de freiner le développement économique d’un système de diffusion au-delà du livre « homothétique ». Que se passera-t-il quand les bandes dessinées numériques ressembleront davantage à des vidéos en streaming ? Et actuellement un libraire numérique indépendant ne peut pas proposer des offres réellement illimitées, qui deviennent monnaie courante pour l’audiovisuel. compare le choix d’Izneo (restreindre le catalogue illimité aux oeuvres dont il est l’éditeur) et celui de Youscribe et Youboox qui comprennent aussi des bandes dessinées. Ces derniers se mettent d’accord avec les éditeurs pour un prix à la page lue, et l’abonnement est donc à « géométrie variable », en fonction de la consommation effective. BDZMag se livre à un comparatif des deux offres, Izneo et Youscribe/Youboox est plus avantageuse.

 

Si on prend de l’altitude par rapport à la seule bande dessinée, ce mois de juin a vu la publication du dernier rapport du Syndicat National de l’Edition. Ce rapport montre que la part des ventes de livres numériques par rapport aux ventes globales progresse, mais très lentement (6% en 2014 contre 4% en 2013). D’une certaine façon, les deux informations ci-dessus expliquent en partie la lenteur du phénomène, au moins côté bande dessinée : le modèle économique de la distribution de bandes dessinées numériques n’est pas vraiment stabilisé.

Il n’est pas vraiment stabilisé légalement. On voit que le modèle de l’abonnement illimité n’est légal que sous condition, et dans le même temps, en mars dernier, un arrêté européen à rappelé à l’ordre la France en précisant que le livre numérique est un « service » qui doit être taxé à 20% et non 5,5% comme actuellement. Du fait de la loi, il n’est pas non plus stabilisé structurellement : abonnement illimité ou à la pièce, ou à la page ?

Enfin, puisque ce n’est visiblement par sur le prix, fixé par l’éditeur, que le diffuseur pourra jouer pour attirer, quelle est la plus-value dans la diffusion ? C’est à cette question que Sequencity essaie de répondre par des opérations ponctuelles, des conseils de libraires, etc… Mais là encore, on en est aux tâtonnements. Et je ne vous parle pas des questions de DRM, elles aussi évoquées par BDZ Mag.

 

Ce que ces tergiversations m’inspirent, c’est que si la mise en place de la diffusion numérique pour des albums numérisés (donc ayant déjà eu une vie et une rentabilisation sous forme imprimée) peine déjà autant à se dessiner (et je dis ça en me doutant bien des difficultés qui se posent aux éditeurs et diffuseurs), qu’en sera-t-il lorsqu’il s’agira de commercialiser des créations originales ? Le retour de Professeur Cyclope au modèle gratuit confirme l’échec des tentatives si riches des quatre ans précédents (Bludzee, Les Autres Gens, etc…)… Ne faut-il pas faire preuve d’imagination sur ces éternelles questions économiques qui achoppent ? Peut-être en revalorisant des modèles alternatifs plutôt que d’essayer de se calquer sur ceux de la culture analogique qui mettent l’éditeur au centre du jeu ? Et j’ai terriblement l’impression que le monde de l’édition se pose (ou donne l’impression de se poser) les mauvaises questions… Mais je ne demande qu’à être rassuré.

 

La bd du mois : La nuit du chien de Loo Hui Pang et Tanquerelle

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Au menu d' »Asia Fantasia »

Le choix de l’oeuvre du mois a été le résultat de longues réflexions. Il me semblait évident d’aller piocher du côté des bandes dessinées proposées dans le numéro thématique de Professeur Cyclope. En consultant le webzine, j’ai eu plusieurs coups de coeur : je suis un inconditionnel de Geoffroy Monde et son Jackie Chan lui fait honneur, j’adore la façon dont Glen Chapron s’approprie le format du diaporama dans La Boulette thaïlandaise, le choix du scrolling horizontal convient à merveille au long voyage initiatique de L’ultime combat d’Hugues Micol… Mais une oeuvre a retenu mon attention plus que toutes les autres : La nuit du chien, de Loo Hui Pang et Tanquerelle. Elle prend la forme d’une vidéo où une voix féminine raconte un épisode marquant de son séjour au Laos, qui implique un retour d’exil, la mort d’une grand-mère et le démembrement d’un chien, tandis que sur l’écran se dessine une scène curieuse, onirique, en noir et rouge, où des chiens morts se noient progressivement dans un fleuve de sang.

Il y a de nombreux points communs entre cette oeuvre et celle que je présentais le mois dernier, The Boat : il s’agit aussi de l’adaptation graphique d’un récit textuel, le cadre sud-asiatique et le thème de l’épisode initiatique brutal sont communs aux deux oeuvres, l’oeuvre recherche une forme d’immersion par le son, et surtout par la voix dans le cas de La nuit du chien. Si j’ai un peu moins goûté la voix, un peu trop monocorde par instants, le trait de Tanquerelle (que je connais finalement peu) est une vraie réussite. Il se dévoile progressivement, nous trompe d’abord sur ses intentions (est-il question de la mort ou n’est-ce qu’une illusion d’optique ?), jaillit là où on ne l’attend pas. Il parvient à cet aspect charbonneux, presque primitif, qui participe à l’invasion de l’écran par l’image dessinée. Et bien sûr il se marie à merveille non pas tant avec la voix, finalement très douce, mais avec l’histoire racontée, en insistant sur la « scène » choquante que la narratrice prend soin, au contraire, d’éluder.

Ce qui m’a le plus attiré est le sentiment que le dessin devient magique. Par un effet numérique (j’imagine que Tanquerelle travaille en direct sur une tablette graphique), le geste du dessinateur disparaît ; on ne voit que le résultat : le trait, comme si le dessin naissait de nulle part, ou naissait de la voix, de l’imaginaire qu’elle génère. Par magie encore l’image apparaît et se métamorphose (de la même façon que la narratrice). La scène initiale change de sens, se couvre de sang en se couvrant de la couleur rouge, et la violence crisse des traits rouge plus rugueux, comme grattés ; jusqu’à une transformation finale asez bluffante. Des correspondances se forment entre la voix et le dessin : la cravate des laotiens occidentalisés devient le torse ouvert de l’animal mort, l’apaisement de la narratrice déclenche la tombée du voile de sang jusqu’à l’effacement de la scène primordiale…

Au moment du choix de l’oeuvre La nuit du chien était assurément ma préférée, mais dans le même temps j’hésitais car, d’un strict point de vue formel, ce n’est pas réellement une bande dessinée. Il n’y a pas de réelle « narration graphique » : le récit est dans le texte lu, pas dans l’image. Ce « récit dessiné » rappelle plutôt les performances, maintenant devenues courantes, de « concert » ou « spectacle » dessinés où un duo d’artistes essaye d’accorder la voix et le dessin. Et puis au moment du choix, La nuit du chien s’est imposée justement parce que ce n’est pas réellement une bande dessinée. C’est un type d’oeuvre multimédia imaginable seulement par les outils numériques (qui permettent d’accéder au dessin « en direct », d’intégrer la voix, etc…), et elle réinterroge ce qu’est la narration visuelle, car dans le fond il est difficile d’appeler ça autrement. Et en un sens les métamorphoses de l’image remplacent le mouvement et la séquentialité, même si le lecteur ne contrôle pas sa « lecture ». C’est l’impression de revenir à une forme d’animation primitives, de théâtre d’ombres, et le numérique renvoie ici à toute une histoire de la bande dessinée qui va puiser du côté des arts forains.

Finalement, peu importe que ce soit ou non de la bande dessinée… Pour reprendre le mot d’ordre de Julien Falgas, ce qui compte c’est l’innovation narrative, de créer autrement du récit, pas d’établir une nomenclature. Je vois dans cette oeuvre les signes du rapprochement de plus en plus marqué de la bande dessinée numérique et de l’audiovisuel (c.f. « la revue » ci-dessus). Je repense aussi aux « Traits d’info », le partenariat entre La Revue Dessinée et France Info qui donnait lieu à ces reportages dessinés tout à fait réussi. Peut-être que dans cinquante ans, avec la convergence des médias, on ne parlera plus de bande dessinée mais d’une sorte d’art audiovisuel multiforme. Et il n’y a aucune raison de s’en inquiéter.

 

À lire aussi :

Ne pas oublier de lire aussi les autres histoires du numéro thématique « Asia Fantasia » de Professeur Cyclope

On ira aussi piocher de vieilles histoires republiées dans le Saison n°5, webzine en pdf de grandpapier.org où on pourra retrouver les facéties destructurantes d’Ilan Manouach et le toujours excellent Thomas Mathieu, entre autres choses.

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