Un nouvel art des formes

En voulant faire un bilan de mon année bédéphilique 2015, je me suis rendu compte que certaines de mes plus grandes émotions m’avaient été transmises par trois auteurs qui partagent plusieurs points communs. Alors que mes lectures et découvertes de l’année 2014 avait plutôt été marquée par un renouveau de l’humour (Fabcaro, Glory Owl, Geoffroy Monde, Antoine Marchalot), l’année 2015 m’a touché par un certain renouveau des enjeux formels porté par Victor Hussenot, Benjamin Adam et Pierre Ferrero.

Victor Hussenot : Les spectateurs

Hussenot-Spectators-2015J’ai découvert Victor Hussenot avec son premier album, La Casa, en 2011, à l’époque où je fouinais régulièrement dans les nouveautés de l’excellent éditeur Warum. L’ouvrage m’avait d’abord attiré par son penchant très clairement oubapien (à cette époque l’OuBaPo était toujours silencieux) : l’album est une suite de planches qui sont chacune une sorte de mise en abyme où les personnages se « rendent compte » qu’ils sont dans une bande dessinée et jouent avec les cases, les maltraitent, subissent leur déformation, circulent de l’une à l’autre, etc… Mais la lecture m’avait finalement laissé sur ma faim. Il y avait beaucoup d’inventivité dans les saynètes inventées par Hussenot, mais l’ensemble me paraissait bien mécanique, sans véritable âme. Une suite de jeux formels dont l’accumulation ne générait rien de plus…

Avec son dernier album, Les spectateurs (2015 chez Nobrow en anglais, puis 2016 chez Gallimard en français). On se rend compte de l’incroyable chemin parcouru par l’auteur en cinq ans. L’écart entre les deux albums traduit bel et bien l’évolution d’une réflexion sur la forme de la bande dessinée et, plus encore, sur la façon d’exploiter des contraintes formelles au service d’un récit. En cinq ans, Hussenot n’a pas chômé : plusieurs participations à des revues, fanzines et collectifs (Gorgonzola, Papier, Polychromies, La Revue Dessinée), un amusant exercice de style numérique (Level 1), de nombreuses expositions et illustrations pour revues… et surtout deux albums qui lui permettent d’approfondir deux aspects de son art qui seront décisifs pour Les spectateurs : la narration suivie avec Au pays des lignes et la couleur avec Les gris colorés.

Hussenot reste un auteur pour qui le principal plaisir du dessin semble venir du jeu formel, de l’invention, en somme, de nouvelles formes à partir du « code » de la bande dessinée savamment détournée. Sa vision est très bien présentée dans cet interview par Maël Rannou. Néanmoins, il est assez admirable de voir comment il a réussi à dépasser le jeu formel et intellectuel dans Les spectateurs pour aboutir à une véritable histoire cohérente et belle.Hussenot-Spectators-2015-page

Les spectateurs raconte la solitude urbaine contemporaine et la multitude de petites connexions qui se nouent entre les êtres. Le lecteur suit un mystérieux personnage, sorte de spectre capable de se glisser littéralement dans la peau de n’importe qui et de découvrir ainsi l’intime et les obsessions de chacun. Viennent alors une suite de commentaires, tantôt philosophiques et tantôt terre à terre, à la lumière de réverbère et de fenêtres nocturnes jamais éteintes. Les effets formels ne sont plus présents pour eux-mêmes, comme virtuosité en abyme, mais comme autant de façons de servir la poésie visuelle de l’ensemble. Le travail sur la couleur, notamment, est assez génial, donnant lieu à des planches qui, pour elles-mêmes, sont de magnifiques illustrations. Le texte, voix-off d’un narrateur lui aussi invisible, renforce encore l’impression de mystère. Il me semble vraiment qu’avec Les spectateurs Hussenot a franchi un palier supplémentaire dans le travail sur la forme ; la variété formelle n’est plus un prétexte, elle est le véhicule d’une émotion.

Pierre Ferrero : La danse des morts

ferrero-danse_des_morts-2015J’ai toujours eu tendance à rapprocher la (jeune) carrière de Pierre Ferrero et celle de Victor Hussenot : ils ont tous deux commencé à dessiner et publier leurs dessins à la fin des années 2000, sont tous deux passés par la création numérique (dans Professeur Cyclope pour Ferrero), le fanzinat et la petite édition (Ferrero est même le fondateur des éditions Arbitraire) avant de percer chez des éditeurs plus importants autour de 2013-2015. Ferrero a ainsi réussi à publier deux albums aux Requins Marteaux : Marlisou (2013) et plus récemment La danse des morts (2015).

Autre point commun avec Hussenot : entre les deux albums cités ci-dessus l’auteur a fait la preuve de son évolution, et du passage de l’anecdotique et l’expérimental au récit. Les plus attentifs de mes lecteurs se souviennent peut-être que j’avais consacré un article entier à Marlisou. Comme La Casa, j’avais ressenti une pointe de déception à sa lecture. Il y avait bien ce style incroyable mêlant des influences variées : psychédélisme 60’s, géométrisation aux échos d’Art Déco, street art plus contemporain… En quelques choix formels, Ferrero parvenait à fusionner la plupart des avant-gardes graphiques du XXe siècle et en faire son style propre. Mais derrière cette virtuosité, l’histoire peinait, se contentant de fonctionner par « bonds » de l’héroïne dans des univers fantastiques…

La danse des morts se présente dès le départ comme un vrai récit, dans sa référence marquée au genre canonique de l’épopée contemporaine : l’heroic-fantasy. Ne manque même pas la traditionnelle carte pour suivre les aventures des personnages. Deux cités s’affrontent : CastelNecro, fief des morts-vivants, et CastelCrabe, forteresse des humains. Pas de Bien ou de Mal dans cette histoire de guerre. S’y croisent plusieurs personnages eux aussi archétypaux : le roi abandonnant son royaume, le chevalier présomptueux, la sorcière. Les amateurs de Pierre Ferrero retrouveront ce qui fait le sel de ce jeune auteur : le décalage entre la fantasy et l’utilisation d’un argot contemporain, l’humour constant des noms et des situations, et bien sûr la victoire par la fumette qui reste laferrero-danse_des_morts-2015-page meilleure des conclusions.

Et voilà Ferrero qui nous prouve qu’il sait aussi gérer une bonne histoire, des personnages crédibles, leurs relations et leurs évolutions, les rebondissements et leur équilibre, entre poncifs d’un genre et inattendus… Le passage au récit long est une réussite, de même que l’usage de la couleur, qui là aussi rompt avec un Marlisou un peu triste qui mériterait une colorisation. Des planches pleine page permettent d’apprécier que, derrière un style en apparence simple, Ferrero sait donner naissance à un foisonnement baroque.

Benjamin Adam : Joker

adam-joker-2015Ma découverte de Benjamin Adam est un peu différente : ce n’est pas un auteur dont j’ai suivi les oeuvres de jeunesse, comme 2 milligrammes paru au Troglodyte (2008) ou 12 rue des ablettes chez Warum (2011). J’ai tout de même l’impression que dans ces deux premiers albums, son style n’est pas encore complètement affirmé, et que c’est surtout avec Lartigues et Prévert (La Pastèque, 2013) qu’il trouve son originalité propre. C’est directement par ce titre que je l’ai connu et, d’emblée, apprécié. Une sorte de polar à voix multiples ponctuées d’intermèdes dans une ambiance de campagne enneigée et anonyme ; un style qui trace sa ligne de façon singulière, plein d’angles et de traits dissonants…

Alors avec son album de 2015, Joker, il me semble qu’il faut davantage parler de confirmation du style que d’évolution. Côté récit, on y retrouve des thématiques proches : une histoire policière dans une province reculée et bloquée dans le passé, une histoire pleine de meurtres discrets, de fuites, d’histoires de familles à laquelle s’ajoute cette fois des complots politiques et médiatiques ; au milieu de tout ça se débat une multitude de personnages tous un peu paumés dont Joker, un petit garçon qui donne son titre à l’ouvrage.

Le style a évolué en insistant davantage sur la schématisation, déjà présente dans Lartigues et Prévert, et en transformant ce qui était alors de simples interludes en un moteur du récit. Les ellipses sont nombreuses et le récit, comme résumé page après page en quelques cases, en quelques moments-clés, prend des voies narratives détournées pour gagner en ampleur, capturer d’autres protagonistes entraînées dans une mécanique implacable. Il plane toujours chez Benjamin Adam la présence d’un narrateur qui organiserait le récit pour ménager les suspens et sélectionner les scènes, comme un art du montage au sens cinématographiques. Il transforme le récit de bande dessinée en un vaste schéma aux embranchements multiples mais dont il importe de lire toutes les extrémités. La simplicité de son trait fin ne fait qu’accentuer cette impression.

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En un sens, l’art du schéma graphique de Benjamin Adam lui vient, je pense, de son passage par la non-fiction. Depuis sa participation au collectif Les désobéisseurs (Vide Cocagne, 2013), il a en effet bifurqué vers la bande dessinée dite documentaire qui vit actuellement sa période la plus faste. Il a ainsi dessiné plusieurs reportages pour La Revue Dessinée. Et là le sens du schéma, comme dans « Entre amis » sur les affaires judiciaires de Nicolas Sarkozy (avec Fabrice Tassel), trouve tout son intérêt puisqu’il s’agit de synthétiser des informations souvent complexes. Il réutilise tout cela dans Joker qui, en un sens, peut se lire comme un reportage graphique et chapitré sur un simple faits divers qu’il s’agirait de présenter de façon exhaustive et objective. On voit bien ici en quoi l’irruption de la non-fiction dans la bande dessinée peut permettre de faire évoluer des styles.

Quand la forme guide le sens

Le point commun à ces trois auteurs est d’accomplir un vrai travail formel sur l’identité de leur style. Ils se situent dans une logique où la singularité stylistique est importante. On reconnaît d’emblée le graphisme d’Adam, Ferrero et Hussenot : leur façon de dessiner les personnages, les décors ; leurs choix en matière de colorisation, ou de mise en page… Chacun d’eux portent des indices reconnaissables : la décomposition géométrique des corps chez Ferrero, le travail sur les silhouettes chez Hussenot, la schématisation des visages chez Adam. Ils partagent aussi certaines obsessions visuelles, comme l’attention portée à la typographie chez Ferrero et Adam, le choix de couleurs vives chez Hussenot et Ferrero, le traitement minimaliste des silhouettes éloignées chez Hussenot et Adam.

Ils rompent avec la dichotomie classique entre style réaliste et style caricatural, entre attention au naturalisme anatomique et déformation lâchée du trait : car s’ils sont loin du réalisme, traitant les formes et objets comme des ensembles de traits et de couleurs, leur graphisme paraît abondamment travaillée, interrogée ; non dans une logique de virtuosité mais pour être le plus expressif possible. Comme si, avant de savoir quoi raconter, il était essentiel de savoir comment le raconter.

Et d’ailleurs, pour nos trois auteurs, les choix formels viennent à l’appui de tendances du récit : le traitement attentifs des couleurs renforce la poésie formelle d’Hussenot, les traits secs et cassants mais précis d’Adam lui servent à représenter ses personnages de paumés et de marginaux, les déformations visuelles et colorés de Ferrero vont de paire avec ses allusions à l’euphorie des drogues douces.

L’autre élément intéressant est que l’adoption d’un style personnel et, plus encore, sa stabilisation au service d’histoires, semble être le résultat d’un processus auquel on peut assister « en direct », album par album. Ce n’est qu’après plusieurs essais que les trois auteurs sont parvenus à trouver leurs propres traits de style.

 

Je me pose des questions sur cette tendance à personnaliser le style graphique : elle n’a pas toujours été là dans l’histoire de la bande dessinée où les transmissions de savoir-faire et d’héritage sont souvent engagent plus souvent vers des logiques d’imitation, ou au moins de références appuyées. j’ai le sentiment que cette tendance est de plus en plus présente, notamment dans la frange dite « alternative » de la bande dessinée, et en tout cas plus qu’il y a trente ans, et encore plus qu’il y a quarante ans. Peut-être n’est-ce qu’une impression, mais je me demande si ce n’est pas dû au passage par des écoles d’art et de graphisme ou l’expression personnelle est mise en avant plus que la nécessité de copier des maîtres… Ou alors est-ce un simple effet de l’augmentation croissante du nombre d’auteurs : se démarquer des autres par un style graphique reconnaissable. Plus simplement, on peut y avoir l’aboutissement d’une histoire graphique très riche qui force quelques auteurs à aller plus loin dans l’expérimentation formelle : les catégories traditionnelles opposant réalisme et caricature n’ont plus vraiment lieu d’être, ce sont d’autres façons de concevoir le style et les formes qui prévalent. Il est alors crucial d’explorer le dessin autrement, de jouer sur d’autres variables. Et c’est exactement ce que tente la jeune génération d’auteurs représentée par Adam, Ferrero et Hussenot.

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