Dessiner l’indescriptible : Lovecraft et les auteurs de bande dessinée – Moore/O’Neill

J’avais quelque peu délaissé ma série sur Lovecraft et les auteurs de bande dessinée : la voici de retour avec un nouvel épisode consacré au scénariste Alan Moore, et plus spécifiquement sa collaboration avec le dessinateur Kevin O’Neill…

Pour se rattraper la série au départ :

Alberto Breccia

Philippe Druillet

Andréas

Mike Mignola

Moore et Lovecraft, une inévitable rencontre

La rencontre entre Alan Moore et l’oeuvre de Howard Philips Lovecraft semble parfaitement naturelle. L’un des plus célèbres scénaristes britanniques de bande dessinée, auteur de classiques essentiels de ces trente dernières années (Watchmen, V pour Vendetta, From Hell), Moore est connu pour sa grande connaissance de la littérature anglo-saxonne des XIXe et XXe siècle, tout particulièrement dans son versant fantastique. La série La Ligue des gentlemen extraordinaires (depuis 1999) en est une preuve flagrante par sa capacité à accumuler, de façon presque encyclopédique, les références au fantastique anglo-saxon, des auteurs les plus connus (Herbert George Wells, Robert Stevenson, Arthur Conan Doyle, Bram Stoker), aux plus obscurs. Si on ajoute à cela un goût prononcé pour la littérature pulp, elle aussi très présente dans La Ligue ou Watchmen, ainsi qu’un véritable savoir concernant l’ésotérisme et la magie (Moore se déclare lui-même magicien), il est même curieux que Lovecraft ne se soit pas présentée plus tôt dans son oeuvre qu’en 2003, avec la parution de Alan Moore’s Yuggoth Cultures and Other Growths, son premier comic book se déroulant explicitement dans l’univers de Lovecraft.

Les apparences sont trompeuses : Lovecraft est présent depuis plus longtemps chez Moore, notamment dans son oeuvre en prose. Deux exemples : en 1994, il participe à un recueil collectif intitulé The Starry Wisdom dans lequel il publie la nouvelle « The Courtyard », qui sera adaptée en bande dessinée en 2003 par Jacen Burrows ; en 1999, le premier volume de La ligue est complété par une nouvelle intitulée « Allan and the sundered veil » d’inspiration fortement lovecraftienne puisqu’il met en scène un personnage de l’auteur américain, Randolph Carter, et quelques entités tout droits venues du Mythe, Ithaqua et les Grands Anciens.

Il est vrai que, depuis quelques années, l’inspiration littéraire de Moore s’est progressivement recentrée autour du maître de Providence : après George Orwell (V pour Vendetta), la mythologie super-héroïque (Watchmen), l’ésotérisme de l’époque victorienne (From Hell), il semble s’attarder plus que d’ordinaire sur Lovecraft. Avec Jacen Burrows, il propose en 2010 une suite à « The Courtyard » sous le titre tellement évocateur de Neonomicon. Depuis l’année dernière, avec le même Burrows, il s’est lancé dans une nouvelle série, Providence, qui, là encore, pénètre en profondeur dans l’oeuvre de Lovecraft.Burrows-Providence-2015

Cette influence, Moore l’assume parfaitement, de la même façon qu’il souligne lui-même sa propre convergence vers Lovecraft. Dans un entretien daté de mars 2015, il explique ainsi, à la sortie de Providence, que, si Lovecraft est un auteur qui l’intéresse depuis qu’il a 11 ans, ce n’est que récemment qu’il a pris conscience de certains aspects de son oeuvre et qu’il y a vu des potentialités nouvelles. Il replace cette évolution personnelle avec celle de la société contemporaine au sein de laquelle il voit, depuis les années 1980, un intérêt nouveau pour le romancier américain. Avec Providence, il se propose d’actualiser Lovecraft par des histoires adaptées au XXIe siècle et à la façon dont il est lu actuellement. Comme souvent chez Moore, l’approche d’un auteur littéraire est à la fois profondément érudite et radicalement transformatrice : ce qu’il souhaite faire n’est pas adapter Lovecraft, mais le relire et l’actualiser.

Nemo : Heart of ice, hommage et remake lovecraftien

Neonomicon et Providence sont assurément les deux séries de Moore les plus directement liées à Lovecraft. Ce n’est cependant pas à elles que je vais m’intéresser, d’abord parce que je les connais moins bien, ensuite parce qu’il me semble que le trait du dessinateur Jacen Burrows, de qualité mais relativement neutre et sans affects, n’est pas forcément le plus adapté pour retranscrire la façon dont Moore interprète Lovecraft. Et ma série concerne bien la question de l’image et du dessin de l’indicible. Plus que Burrows, il me semble que c’est Kevin O’Neill, dessinateur de La ligue, qui a le mieux su traduire l’ambivalence des visions lovecraftiennes de Moore. Or, il existe un volume de cette série qui consiste précisément en un hommage à Lovecraft : Nemo : heart of ice (2013). C’est lui qui va m’intéresser.

Nemo est un spin-off de la principale série qu’est La Ligue des gentlemen extraordinaires. Comme dit précédemment, l’ombre de Lovecraft planait déjà sur cette série, mais pour des raisons assez naturelles : le principe générale de la série La Ligue est que les aventures fictives des héros de la littérature fantastique sont bien réelles, et que ces héros sont bien vivants, parmi nous. En d’autres termes, La Ligue est comme un gigantesque palimpseste sur le canon de la littérature fantastique. D’où la présence de Randolph Carter dans la nouvelle « The Sundered Veil ». Les illustrations de O’Neill pour ce court récit final montraient alors déjà sa capacité à illustrer la monstruosité lovecraftienne, par des amalgames de bouches et de tentacules informes, par de curieuses déformations.

oneill-allan_sundered_veil-1999

Chaque volume de La ligue prend appui sur un ou plusieurs classiques de la littérature fantastique : les séries Allan Quatermain, Sherlock Holmes et Fu-Manchu pour le premier tome, les récits spatiaux de Wells et Rice Burroughs pour le second, etc… Heart of Ice, premier volume de la série Nemo, qui raconte les aventures de la fille du capitaine Nemo au XXe siècle, est un hommage assez explicite au seul roman de Lovecraft, Les montagnes hallucinés, source d’inspiration de multiples écrivains, dessinateurs et cinéastes, dans lequel une expédition scientifique partie en Antarctique est confrontée à l’horreur des anciens habitants de ces contrées. Chez Moore, c’est la fille de Nemo qui vit la terrible expédition et rencontre les créatures cauchemardesques de Lovecraft.

Il faut dire un mot ici du style de O’Neill. Son trait est, par essence, déformé et instable, ce qui fait notamment de lui un maître caricaturiste capable de reproduire les visages sans exagération mais en creusant les traits, les rides, à l’inverse parfois en schématisant à outrance… Le style d’O’Neill a toujours eu quelque chose de profondément dérangeant par son côté bancal, trop changeant, au point qu’il est parfois difficile de reconnaître des personnages d’une page à l’autre, ou bien l’on s’étonne de la forme invraisemblable prise soudainement par le décor. Curieusement, cette caractéristique perturbante du dessin d’O’Neill, qui participe aussi, j’en suis certain, à l’impression de malaise que Moore veut donner dans certaines situations (après tout, lue sur le long terme La ligue est une série sur la transformation des êtres et des temps) se met parfaitement au service d’un récit lovecraftien. Au milieu de Heart of Ice survient une longue et mémorable scène de chaos qui donne l’impression que la structure même des planches a été bouleversée ; les évènements que nous lisons se déroulant dans le désordre, et on ne sait plus si cette confusion est liée à l’histoire ou au dessin. Tel pic déformé est-il représenté ainsi à dessein ou juste selon la fantaisie du dessinateur ? Et lorsque l’un des personnages déclare, à propos d’une forme aperçue dans la neige « ce n’est pas un pingouin », on ne sait plus qui croire : les personnages ? le scénariste ? les images ? Tout contribue, dans cette histoire, à perturber la lecture, et pourtant les dessins de O’Neill, parfois laborieux dans le cadre de récits linéaires, prennent ici une dimension expérimentale et fascinante, comme un témoignage de la déformation de la réalité dans des contrées dominées par la folie. On retrouvait ce type d’interprétations visuelles de Lovecraft chez Breccia.

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Finalement, de Lovecraft, O’Neill retient un élément fondamental : l’entropie. Ce qui fait que les monstres lovecraftiens sont indescriptibles, ce n’est pas seulement qu’ils sont cachés : c’est aussi leur caractère changeant. Cet élément est rendu à merveille par un trait dans lequel on perçoit sans cesse des failles, des maladresses, des exagérations… Autant de caractéristiques adaptées pour illustrer Lovecraft puisqu’elles mettent le doute sur le dessin lui-même, sur sa capacité à transcrire le réel, de la même façon que l’emploi de la première personne dans le roman met le doute sur les hallucinations décrites par le narrateur.

Le grotesque derrière l’horreur

Mais l’adéquation de O’Neill ne se limite pas, me semble-t-il, à rendre compte par l’image d’un des attributs de la mythologie lovecraftienne : elle est aussi adéquation avec la façon dont Moore conçoit son rapport à Lovecraft.

La comparaison avec le style de Burrows, dessinateur de Providence, série censée être l’hommage de Moore à Lovecraft, est alors éclairante. Burrows est un dessinateur plus précis et réaliste, allant davantage vers le beau, l’exact, parfois même vers le monumental. Les montagnes ressemblent à des montagnes, les maisons à des maisons, les chats à des chats, les personnages ne changent pas sans cesse de visages. Cela n’empêche pas le surnaturel de surgir, mais en conservant une forme d’esthétisme. Au contraire, O’Neill ne cherche pas le beau : il va d’emblée vers le laid, le difforme, le désagréable à l’oeil. Et il m’a toujours semblé que la narration de Moore s’accordait toujours mieux avec des styles graphiques inexacts et âpres, formant comme un obstacle pour le lecteur, à la façon de la colorisation un peu trop cheap de Watchmen, ou du style extrêmement rêche d’Eddie Campbell pour From Hell. Le principe est le même pour O’Neill : cette façon désinvolte et outrancière de dessiner ont le mérite de rendre gloire à un aspect de Lovecraft que son retour en grâce récent tend à faire oublier : le grotesque.

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Bien loin d’auteurs comme Druillet et Andréas qui vont magnifier la monumentalité cosmique de Lovecraft, encore plus loin du minimalisme stylisé de Mignola réinjectant une esthétique du mystère et de l’ombre, O’Neill n’hésite pas à rendre les monstre lovecraftiens le plus laid possible, et en un sens, je lui en suis gré. Il rappelle ainsi que Lovecraft, en son temps, était un auteur de pulp, de littérature à bas prix, criarde et tapageuse, frisant l’invraisemblance, et qu’une partie du plaisir de lecture de ses nouvelles vient aussi des moments où prend le dessus un lyrisme un peu ridicule, une grandiloquence dont on ne sait si elle est consciente d’elle-même ou au second degré.

Or, Moore, auteur bien connu pour son approche post-moderne des littératures (Watchmen en est le meilleur exemple), se montre tout à fait conscient de ce qu’est vraiment l’écriture lovecraftienne. Comme l’explique un article de Bobby Dearie sur Providence, Moore a choisi, dans ses scénarios, de pasticher volontairement, pour mieux les mettre en avant, certains traits généralement occultés de Lovecraft, car dérangeants à notre époque, comme le racisme et la sexualisation latente. La démarche est la même que celle de O’Neill face à l’imagerie lovecraftienne : ne pas chercher à l’embellir, mais conserver sa force primitive, crue. Pour cette raison, il me semble que la combinaison Lovecraft/Moore/O’Neill dans Nemo : Heart of Ice est parfaite : elle construit un univers dérangeant, volontairement non-aimable, ce qui est aussi une facette importante des récits de Howard Philips Lovecraft.

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