En relisant la Marque Jaune

A l’occasion d’un déménagement, par un effet de hasard en rien anticipé, je me suis replongé dans La Marque Jaune. Dois-je le préciser à mes lecteurs ? La Marque Jaune est une histoire en bande dessinée de la série Blake et Mortimer, publiée dans Le Journal de Tintin entre août 1953 et octobre 1954, puis en album aux éditions du Lombard en 1956. Pour ma part, c’est une édition de 1970, dans sa réimpression de 1982, que j’ai entre les mains.

Cette relecture tardive d’un récit que je connais par coeur (la traque d’un mystérieux kidnappeur invincible, « La Marque Jaune », par l’inspecteur Blake et le professeur Mortimer dans le Londres des années 1950) a pris une tournure un peu nouvelle en me forçant à m’arrêter, littéralement, sur certaines cases. A connaître l’histoire et chacun de ses mots, ce sont bien les images que j’ai appris à reconnaître. Cet article raconte, en six images, cette relecture buissonnière d’un archi-classique de la bande dessinée franco-belge.

Page 7, case 9 : l’abyme

jacobs1 001Le visage de Mortimer jaillit à travers une case, dans la case. Dès les premières pages, Jacobs ose proposer une image surprenante qui vient rompre l’enchaînement plus traditionnel des vignettes précédentes. Posée en bas de page, encadrée par des champ/contre-champ de Blake et Mortimer en pleine discussion, l’irruption inattendue du professeur parvient à imposer un temps d’arrêt, d’autant plus saisissant dans une narration graphique d’un classicisme achevée. Et puis il y a cette double délimitation qui nous perd : le filet de la case est là, mais il est doublé par une seconde case aux contours plus épais (le panneau d’un vitrail, en réalité) qui, de surcroît, semble mal cadré – le visage est un peu de biais, il n’est pas entier. On retrouve ici un art de la composition incroyable qui peut faire écho à certaines expérimentations de l’abstraction formaliste du début du XXe siècle, à la Mondrian ou Malévitch ; comme les oeuvres de cet avant-garde, la case ne renvoie qu’à elle-même, qu’à son statut de case et, plus encore, au regard du spectateur-lecteur posé sur elle. Le regard de biais est réussi de ce point de vue : Mortimer ne nous regarde pas, mais son regard soudain grossi nous renvoie à celui que nous posons, nous, sur l’image. Puis, l’air de rien, après cette suspension du temps de la lecture, le récit reprend, comme si jamais le pacte de la planche n’avait été crevé. Discrètement, Jacobs a su nous préparer : le visage de Mortimer, nous allons le revoir… souvent…

Page 25, cases 5 à 10 : bichromie

jacobs2Nous sommes au premier climax du récit (il y en aura d’autres) : la Marque Jaune, jusqu’ici insaisissable, pénètre dans l’appartement de Mortimer ! La scène se doit d’être marquante, et les premières cases donne le ton. Ici, contrairement à la case précédente, la composition est extrêmement classique : les trois premières cases sont égales et portent également la figure de l’antagoniste, comme une silhouette, dans des positions aussi rigides que le cadre qui les contient. Mais ce n’est pas la clarté de la composition graphique qui retient mon attention, car cela je l’attends de Jacobs. Ce qui me frappe ici à la relecture, c’est le traitement des couleurs, empreint de simplicité et pourtant terriblement efficace (mais tout dans ces six cases tend à l’efficacité). Il suffit de deux couleurs : un bleu de petit matin (dont on comprend qu’il vaut pour l’obscurité, que nous devrions être dans le noir complet, que le dessinateur triche avec le réel) et un orange bien vif, même brutal, qui accentue encore l’effet final de l’apparition du masque. D’où vient cet orange ? Il faut un oeil aiguisé pour comprendre qu’il s’agit du feu dans la cheminée, que l’on aperçoit très brièvement dans la case 4, et qui est nommé dans le récitatif de la case 6. Deux couleurs complémentaires pour nous faire entrer dans l’action, comme un signal du danger imminent dans le calme de la nuit…

Après coup, je me demande si ce traitement était là dès l’origine où s’il a été ajouté dans l’édition, plus récente, que je possède. Peu importe à vrai dire, l’effet est là.

Page 27, cases 5 et 6 : les parallèles

jacobs3L’incursion de la Marque Jaune continue. Nos amis le bleu et le orange sont encore là, et même ils se collent à la Marque Jaune, Mortimer étant lui, dans son héroïsme, en couleurs de jour, comme s’il rompait le code chromatique du danger. C’est une fois encore la clarté de la composition qui me frappe ici : deux bandeaux longs (et leur singularité par rapport aux cases d’ordinaire plus hautes que large frappe ici l’oeil) qui synthétise une progression et, une fois de plus, l’avancée inexorable du danger. Si la scène est un climax, nous sommes ici dans le climax du climax. C’est la Marque Jaune qui maîtrise la composition de la page, l’avancée du récit ; c’est son rythme qui s’impose dans ces deux bandes parallèles. En deux cases, Jacobs montre qu’il maîtrise parfaitement le langage de la bande dessinée comme art de composer des images juxtaposées pour signifier l’écoulement du temps. Cela peut paraître banal, mais nous sommes dans les années 1950, au moment où se construisent les règles de composition de la bande dessinée moderne, et en deux cases Jacobs donne une leçon qui, pour paraître démonstrative au lecteur contemporain, a tout de même quelque chose de captivant ; et j’imagine le jeune lecteur happé par ces deux cases.

J’apprécie particulièrement la façon dont Jacobs promène son inévitable récitatif. Un coup en bandeau fin en haut de la case, puis pour combler le vide créé par le déplacement de la Marque Jaune. On peut dire ce qu’on veut des récitatifs de Jacobs, pour cette fois, en plus d’être beau, c’est ingénieux.

Page 43, case 6 : déjà vu

jacobs4Second climax du récit : un policier anonyme essaye d’arrêter la Marque Jaune sur les quais de Limehouse. Cette case m’interpelle parce que j’ai l’impression de l’avoir déjà vu milles fois. Pas que chez Jacobs, chez Hergé aussi, et d’autres encore, étrangers aussi. Le thème (un policier en train de tirer), la composition (plan américain, vue de trois quart), l’attitude du personnage (le bras stable et le regard entraîné dans la même direction). Il faudrait mener une recherche à grande échelle pour retrouver la source de cette image (peut-être dans des clichés plus anciens encore, des pulps des années 1920, des faits divers illustrés du XIXe siècle…). J’ai le sentiment d’être face à un mème de la bande dessinée de cette période, avec une case qui condense tout le paradoxe temporel de l’art séquentiel : représenter à la fois la durée et la fixité. Le personnage est aussi anonyme que la case est banale. Et pourtant par la répétition en différents contextes, elle s’est comme imprimée dans ma mémoire visuelle, inexorablement.

Page 54, case 11 : Septimus illustré

jacobs6Le docteur Septimus s’agace face à l’arrogance triomphante de Mortimer… En parcourant l’album, je vois Jacobs comme un dessinateur plutôt « réaliste », notamment par rapport à Hergé, plus schématique, notamment dans la première de mes cases buissonnières : un visage en gros plan dont il s’attarde à décrire les détails, les pliures, les légères ombres autour du bouc et de la bouche. Puis vient ce nouveau gros plan, cette fois sur Septimus. Déjà tout au long du récit, le visage du docteur, du « grand méchant » de l’histoire, m’avait plus d’une fois surpris : plus expressif, plus malléable, plus exagéré que tous les autres, presque caricatural. Et dans cette case qui le met à l’honneur plus qu’aucune autre, je me rends compte de l’économie de trait dont sait aussi faire preuve Jacobs pour rendre un visage expressif. C’est assez fascinant et, là encore, j’ai l’impression de retrouver plutôt le versant « hergéen » d’un auteur oscillant entre l’économie de moyen d’Hergé et le réalisme anatomique d’Alex Raymond. La ligne est claire, le trait de contour bien marqué, il suffit de quelques virgules pour montrer un pli de blouse ou une pommette creusée ; pas besoin de pupilles quand un point au milieu des lunettes peut faire l’affaire. La bouche grande ouverte nous informe du devenir monstrueux du savant dont la folie est à présent inscrite sur le visage. Je suis toujours fasciné par ces dessinateurs qui parviennent à choisir lesquels, parmi les traits d’un visage, sont les plus efficaces à dessiner pour exprimer une émotion. Cette case est simple, terriblement simple, bien plus que les cinq autres présentées, et pourtant elle m’interpelle tout autant pour ce qu’elle dit de l’efficacité et de la clarté d’un trait.

Page 49, case 11 : hallucinations

jacobs5Le terrible docteur Septimus tente d’hypnotiser Mortimer… A nouveau Jacobs se fait formaliste expérimental, cette fois non avec des carrés, mais avec des ronds. des ronds dans des ronds dans des ronds, jusqu’au numéro de planche inscrit dans un rond. Après Mondrian, on est ici du côté de Delaunay, la couleur en moins. Ce ne sont pas des spirales, d’ailleurs, ces ronds, ce sont bien des cercles concentriques qui renvoient le lecteur a toute sorte de symbolismes : propagation des ondes (The Mega Wave !), ronds à la surface de l’eau, rainures des disques vinyles, vibrations sismiques propagées. Je m’étonne encore de trouver ce type d’images chez Jacobs, que je croyais beaucoup plus sage, et pourtant c’est bien là ce qui fait la « magie » de La Marque Jaune (peut-être plus encore que d’autres albums) : l’irruption d’un fantastique de l’image (de l’image impossible, irréelle, hallucinatoire) à l’intérieur d’une histoire policière qui se veut réaliste dans son traitement. Dans le fond, ce côté hallucinatoire de l’image est présent dans mes autres arrêts sur images : l’incongruité du visage coincé dans le vitrail, le bleu qui vaut pour la nuit et le orange pour le feu de cheminée, l’avancée surnaturelle de la Marque Jaune dans la case, la temporalité paradoxale du coup de feu. A des niveaux divers, toutes ces images sont impossibles, et captivantes parce qu’elles décrivent l’impossible. Elles nous suggèrent une interprétation et sont autant d’illusions, à l’égal de la multiplication des cercles de la présente case. Jacobs berce le lecteur d’images concentriques, de répétition de visages (toujours les visages de Blake et Mortimer), de répétitions de blocs de textes, d’intérieurs douillets, de cases dans des cases dans des cases ; et nous nous laissons prendre à ces illusions.

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