Juin 2016 en numérique : la tournée mensuelle de Phylacterium

Est-ce l’approche des vacances ? Un mois de juin assez chargé en actualités diverses sur la bande dessinée numérique. Dont certaines concernent en partie votre humble serviteur…

La revue du mois : conquête des Amériques et d’Angoulême, interview et tipi

Ce mois-ci, une série d’actualité a concerné le marché de la bande dessinée numérisée, et notamment dans ses rapports avec les Etats-Unis.

Il faut partir de cette étude du marché de la bande dessinée aux Etats-Unis qui nous enseigne, outre la bonne santé économique du secteur dominé par Marvel, l’évolution du marché des ventes numériques. Les deux informations à retenir sont d’un côté la nette croissance de ce marché, dont le chiffre d’affaires a quadruplé entre 2012 et 2015, et de l’autre côté la non-concurrence entre le marché numérique et le marché imprimé. Les deux croissent, à leur rythme, mais il serait faux de dire des ventes numériques résulte un manque à gagner côté imprimé. Que cela soit dit : nous sommes face à deux marchés autonomes et, pour le moment, non-corrélés.

Le marché américain doit assurément fasciner les éditeurs français alors que chez nous la vente légale de bandes dessinées numérisées est loin d’être aussi exponentielle. Deux exemples tirés d’Actualitté de l’offensive éditoriale des français pour aller chercher à l’international ce qu’ils ne trouvent pas dans leurs pays : l’alliance Izneo/Overdrive et le nouveau catalogue franco-belge de Comixology. Le premier cas est dans la droite ligne de la stratégie d’Izneo de devenir l’interlocuteur privilégié des bibliothèques pour la bande dessinée numérisée. Overdrive est un distributeur numérique américain, implanté dans plusieurs pays du monde, spécialisé dans la fourniture de contenus numériques aux collectivités. Une (toute) petite partie du catalogue d’Izneo s’y trouve, prête à diffuser la culture franco-belge à l’étranger ! Les titres sélectionnés concernent bien sûr les classiques et les meilleures ventes des éditeurs d’Izneo. Une vision encore très limitée, donc. Parallèlement, de nouveaux éditeurs franco-belges du groupe Media-Participations rejoignent le catalogue Comixology (Le Lombard, Rue de Sèvres, Dargaud, Kana…). Plus que jamais, l’avenir de la bande dessinée numérisée semble se trouver sur d’autres continents…

Pour terminer sur le sujet de la bande dessinée numérisée, on lira l’analyse non dénuée de bon sens de BDZMag à propos d’une des conséquences, sans doute inattendue pour les éditeurs, du développement des plateformes légales : le développement de nombre de titres diffusés illégalement. Les plateformes comme Izneo sont peut-être devenues une des sources principales d’approvisionnement des « pirates », et peinent ainsi à remplir leur rôle initial de pare-feux face à un piratage fantasmé….

 

Et pendant ce temps, à Angoulême… On sait le FIBD dans la tourmente, en pleine reconstruction, et c’est néanmoins durant ce mois qu’a été lancé le désormais traditionnel Challenge Digital qui invite des auteurs à créer des oeuvres mettant en avant « leur innovation et leur utilisation pertinente de l’outil numérique ». Tous les ans, ce concours, malgré ses limites, permet de déceler quelques pépites. Il semble toutefois que la bande dessinée numérique ne soit toujours pas une évolution phare d’un FIBD qui veut se réinventer. Les pistes évoquées par les « refondateurs » sont sans doute intéressantes, mais je regrette qu’elles ne laissent aucune place à la création numérique.

La création numérique, parlons-en : pour les amateurs, je vous enjoins à

– écouter le dernier podcast de OneEyePied qui, après Balak et Clemkle, donne la parole aux membre de la plateforme Les auteurs numériques

– lire le (trop court) interview de Balak pour Actualitte qui revient sur le Turbomedia

Et surtout, surtout, lisez le post récent du vénérable webcomic Maliki. Ce post a deux vertus. L’auteur (Souillon) y expose, grâce à son personnage de Maliki, le circuit du livre actuel. On pourrait ergoter sur quelques détails, mais l’explication a le mérite d’être à la fois claire et objective ; c’est toujours une bonne chose d’alerter les lecteurs (et Maliki en a beaucoup !) des conditions de travail des auteurs. Mais surtout, surtout, loin de ne faire que critiquer, l’auteur plébiscite de nouvelles méthodes financement participatif et, dans son cas, l’appel aux dons réguliers via Tipeee. Tipeee est un système de dons réguliers assez utilisé dans la communauté des Youtubeurs. Maliki est parmi les premiers auteurs de bande dessinée numérique a se pencher sur ce modèle économique de rémunération directe de l’auteur par ses lecteurs (les auteurs de Dragon Ball Multiverse étaient déjà sur Tipeee, par exemple). En revanche, d’autres auteurs ont déjà utilisés d’autres plateformes (Laurel avec Ulule, Le secret des cailloux qui brillent et SpunchComics sur Patreon, Phiip sur Kickstarter, Fred Boot…). Sans être encore un modèle standardisé de la bande dessinée numérique (comme c’est de plus en plus le cas pour les vidéastes de Youtube).

A ce propos, pour les fans de Turbomedia : BatRaf a besoin de vos dons pour TurboInteractive !

L’enjeu du mois : la bande dessinée numérique à l’université

J’en viens à l’enjeu du mois qui me concerne directement puisque je vais parler de la bande dessinée numérique à l’université, un sujet régulièrement évoqué sur Phylacterium, et particulièrement d’actualité en ce mois de juin, avec deux colloques : une journée d’étude « Bande dessinée et numérique » à l’ENSSIB de Villeurbanne le 14 juin et le colloque international « Poétiques de l’algorithme » du 16 au 18 juin à Liège, organisé par le groupe ACME. Je suis intervenu dans ces deux colloques (lire une des deux interventions), ai assisté aux autres interventions, et voilà les réflexions qu’elles m’ont inspirées.

 

Tout d’abord, la coïncidence des deux évènements la même semaine, et la co-présence d’au moins trois intervenants (Anthony Rageul, Magali Boudissa et moi) est la preuve que la bande dessinée numérique est devenu un objet de recherche pour des universitaires, et ce partout dans le monde. Certes, dans les deux cas, la dimension visée n’était pas la même.

La journée lyonnaise, organisée à l’ENSSIB par Pascal Robert laboratoire ELICO, était avant tout un dialogue privilégié entre les auteurs du récent ouvrage Bande dessinée et numérique paru aux éditions du CNRS. Un public limité (quoiqu’attentif), mais néanmoins des discussions passionnantes qui nous ont permis de croiser les regards sur cet objet qu’est la bande dessinée numérique. A titre d’exemple, je vous invite à aller lire l’article de Julien Falgas, qui faisait partie des participants et qui livre pour The Conversation ses impressions.

Les trois jours liégeois étaient beaucoup plus denses et plus peuplés, à l’ambition plus large, aussi. Il ne s’agissait pas de se restreindre à « la bande dessinée numérique » (même si une large part des interventions y étaient consacrées) mais de considérer toute forme « d’objets médiatiques nouveaux ». Parmi les présentations hors bande dessinée, j’ai ainsi retenu les présentations d’Estelle Dalleu sur l’usage du GIF dans les arts numériques, de Vendela Grundell sur le glitch art en photographie, de Jonathan Impett sur les liens entre écriture musicale et algorithme. Bref, en élargissant la focale, la bande dessinée numérique était traitée comme un avatar de la création moderne parmi d’autres. Le jeu de miroir fonctionnait bien : ce n’est pas tant la bande dessinée qui change, que le rapport à la création, en perpétuel mouvement.

 

Chacun des deux évènements montre une direction vers laquelle va l’étude universitaire de la bande dessinée numérique.

La première direction, bien illustrée par l’ouvrage Bande dessinée et numérique, est une tentative « d’épuisement » de l’objet grâce à des approches pluridisciplinaires. En d’autres termes, on étudie les rapports entre bande dessinée et numérique sous tous les angles : historique, sociologique, esthétique, et par la comparaison de plusieurs pays. Cette approche conduit assez naturellement à se concentrer sur une bande dessinée numérique vue « par rapport à » son aînée papier, à des questions d’héritages et de persistance de l’imprimé, au centre des discussions s’étant tenue à l’ENSSIB. La bande dessinée numérique sert alors à redéfinir ce qu’est la bande dessinée et à redécouvrir, comme l’explique Pascal Robert, le potentiel subversif de ce média.

La seconde direction, qu’a davantage prise le colloque d’ACME, est la mise en évidence du caractère intermédiatique de la bande dessinée numérique. La meilleure façon d’étudier cette dernière est alors de la considérer dans tout un éventail de créations contemporaines qui partagent avec elles plusieurs traits, dont leur rapport à l »algorithme » ou au « numérique » en général, et ce qu’elles autorisent comme convergence entre les arts. Le rapport entre la bande dessinée en général et les autres arts importe alors moins que celui entre les branches imprimées et numériques de cette dernière. Elle sert alors de point de départ pour penser les évolutions de notre rapport au monde.

 

Reste une question pendante : au-delà du plaisir intellectuel de se confronter à un terrain de jeu neuf, quel intérêt de penser la bande dessinée numérique à l’université ?

Une réponse à cette question était apportée par une caractéristique commune des deux évènements qui s’étaient bien préoccupés d’inviter aussi des créateurs (ce qui n’a rien de systématique dans un colloque universitaire : inviter son objet d’étude). Simon Kansara, Anthony Rageul, Martin Guillaumie, Daniel Merlin Goodbrey, Yannis La Macchia, Richard McGuire, ont fait partie des auteurs intervenants lors des échanges et donnant leur vision de la création graphique numérique. Certes, il s’agissait principalement d’auteurs eux-mêmes versés dans l’expérimental : nous n’en sommes pas encore à nous adresser à des auteurs qui viserait un large grand public, les discussions tournent encore autour de créations de niche ; c’est peut-être là ce qui est le plus dommage. Néanmoins, à travers des personnalités comme Anthony Rageul ou Daniel Merlin Goodbrey, création et théorie se rejoignent, approfondissant un sillon tracé de façon sommaire par Scott McCloud, et qui nécessite d’être encore travaillé pour s’ancrer davantage.

Sans doute l’approfondissent-ils pour un futur encore très lointain où tout auteur de bande dessinée partagera la » jubilation de coder », pour reprendre le titre de l’intervention d’Anthony Rageul, ou maîtrisera tout le panel des « choix » de design graphique pour le numérique présentés par Daniel Merlin Goodbrey. En un sens, les réflexions universitaires préparent le futur, anticipent en mettant en avant l’expérimentation et l’étrangeté de nouveaux objets médiatiques.

 

L’oeuvre du mois : l’édition numérique de Here

L’oeuvre du mois est un rattrapage après avoir assisté lors du colloque de Liège (voir ci-dessus) à la démonstration de l’édition numérique de Here, la bande dessinée de Richard McGuire primée au FIBD 2016. Cette version est sortie en mars dernier, mais elle mérite bien toute notre attention…

Pour commencer, pour ceux qui auraient raté le premier épisode, qu’est-ce que Here ? Cette bande dessinée parue en 2014 aux Etats-Unis et 2015 en France (chez Gallimard) sous le titre Ici raconte l’histoire d’une pièce, en l’occurrence le salon d’un pavillon américain banal, à travers le temps, de la création de la Terre à un futur lointain. Chaque page, chaque case, représente ainsi le même espace dans l’instantané d’une époque, d’une date précise. Le mode de narration est profondément impressionniste : pas vraiment de récit suivi mais plus une succession de saynètes, parfois narratives, parfois contemplatives, qui au final disent beaucoup sur le passage du temps et de l’histoire. Pour vous donner une idée, vous pouvez en feuilletez les premières pages ici, ou accéder à une version originale du comic initial, qui date de 1989.

Déjà en elle-même, cette bande dessinée imprimée était expérimentale. Mais j’ai découvert à l’occasion d’une conférence donnée par McGuire lors du colloque liégeois que dès le départ avait été pensée une version numérique, avec l’aide du développeur Stephen Betts. Et le fait que le numérique soit là à l’origine est essentiel : nous ne sommes pas face à une adaptation, mais face à deux versions conjointes mues par le même esprit. La version numérique est disponible pour IPad.

 

C’est assez naturellement que la version numérique, présentée par Stephen Betts, a pris la forme d’une base de donnée ; base de données constituée des différentes images et cases réalisées pour l’ouvrage, chaque image étant reliée à une époque, à un thème, à un personnage. L’application se présente alors d’une façon très simple comme un nouvel outil de feuilletage du livre original ou chaque clic sur une des cases remplace cette dernière par une autre case de même taille issue de la base de données, choisi selon un algorithme mêlant des critères précis et de l’aléatoire. Ainsi, chaque lecture est différente, chaque lecture met en relation les différentes images d’une nouvelle façon, fait apparaître des concordances, parfois à peine prévues par les auteurs eux-mêmes. Le nombre de combinaisons possibles étant extrêmement grand, on peut dire que c’est le lecteur qui devient créateur, à son insu, d’une nouvelle version de l’oeuvre originale.

L’impression de lecture est assez extraordinaire, profondément inattendue, mais ce qui me marque le plus est peut-être cette façon neuve de penser l’adaptation numérique d’une bande dessinée. Avec Ici, il y a une concordance véritable entre l’un des enjeux du livre papier (dresser des ponts entre des images-époques différentes) et les potentialités du numérique (génération procédurale d’images sur la base d’un algorithme comprenant de l’aléatoire). Bien sûr, toutes les bandes dessinées papier ne s’y prêtent pas, mais c’est dans cette direction qu’il faut aller lorsqu’on chercher à adapter une oeuvre papier : se demander comment le numérique peut permettre d’approfondir l’une des ambitions du livre.

 

L’impression de la conférence a été celle d’une forme d’apaisement des relations entre papier et numérique. A aucun moment il n’a été question de dire que l’une était un « produit dérivé » de l’autre, qu’il y avait une hiérarchie, que l’un offrait un support économique à l’autre, etc… Au contraire, chacune des versions constituait une des faces d’un projet plus vaste, entrepris par McGuire il y a plus de vingt-cinq ans et enfin concrétisé, autour de la représentation de ce lieu insaisissable au centre (littéralement) de l’oeuvre. Et il y avait quelque chose de rassurant à écouter une expérience de création hybride véritablement réussie.

Une interview à lire (en anglais) sur The Paris Review ou McGuire parle de la version numérique

 

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