Décembre 2016 en numérique : la tournée mensuelle de Phylacterium

Et la tournée numérique de Phylacterium vous souhaite ses meilleurs voeux pour l’année 2017 !

On va fêter ça en commençant dignement l’année par une rétrospective du dernier mois de feu l’année 2016…

La revue du mois : thèse, simultrad et challenge

Une revue du mois assez rapide pour décembre, mais des actualités choisies avec soin !

Tiens, par exemple, au début du mois a eu lieu la soutenance de la thèse de Philippe Paolucci à l’université Lyon 2, intitulée La bande dessinée numérique : entre rupture et continuité. Pour une approche socio-sémiotique de la transition numérique du neuvième art : l’exemple de la revue en ligne Professeur Cyclope. J’avais précédemment suivi les travaux de Philippe et suit ravi de cet aboutissement. Il s’agit à ce jour de la quatrième thèse sur la bande dessinée numérique, après celles de Magali Boudissa, Julien Falgas et Anthony Rageul. On suit ça de près pour connaître les avancées théoriques de ce nouveau travail…

Sans transition, on passe à deux informations sur la diffusion de bandes dessinées numériques. Côté création originale, les lecteurs réguliers de la plateforme Les auteurs numériques seront ravis d’apprendre qu’il existe désormais une application pour tablettes et smartphone, disponible sur appstore et GooglePlay. Bon… La version gratuite se finance par des pubs, ce qui est un peu dommage mais compréhensible. Une version payante existe pour éviter les publicités. Cette application clôt ainsi la mise en place d’un environnement complet autour de la plateforme, de la création à la diffusion.

Côté bande dessinée numérisée, et alors même que le rapport Ratier signale que la diffusion numérique de manga est souvent en retard par rapport à la diffusion papier, les éditions Pika signalent que To your eternity de Yoshitoki Oima fera l’objet d’une « simulpub », soit une publication simultanée par rapport au Japon. On sait que ce type d’accord permet aux éditeurs d’éviter le phénomène de partage illégal des scantrad, dont l’un des arguments est l’indisponibilité de certaines séries en France.

 

Mais il y a bien une dernière nouvelle dont je voulais vous parler. Alors que tous les ans, je peste après le FIBD qui ne décerne toujours pas de prix de la bande dessinée numérique, et se contente des deux concours, certes intéressants mais limités à des oeuvres « non-professionnelles », du Challenge Digital et de RevelatiOnline, j’ai été cette année agréablement surpris par la qualité des oeuvres du Challenge Digital. Et franchement je ne dis pas ça parce que je fais partie du jury du second (merci Wandrille et Thomas Mourier). Deux arguments pour vous le prouver.

1. Cette année, l’innovation technique est vraiment au rendez-vous. On a moins de « scans de planches » que les années précédentes, et des oeuvres qui pensent vraiment la création numérique et ses outils (diaporama, scrollings, interactivité…).

2. Par rapport aux années précédentes, il y a une vraie qualité professionnelle de certaines oeuvres. Plusieurs n’ont d’ailleurs pas été créées directement pour le concours, ce qui est une excellente chose car on s’oriente petit à petit vers quelque chose qui ressemble plus à un prix qu’à un concours. On voit apparaître des noms de quasi-professionnels de la création numérique, connus des amateurs, comme Clemkle, BatRaf, Forky, Gauvain Manhattan, Antoine Maillard (j’en oublie, désolé pour eux)…. Tous sont de jeunes illustrateurs qui, pour ne pas vivre de la diffusion numérique, se la sont appropriées depuis plusieurs années sur les plateformes habituelles (Spunch comics, Turbointeractive, Les auteurs numériques, Grandpapier…). Je n’avais pas eu ce sentiment les années précédentes.

Donc je vais continuer à pester contre l’absence de prix numérique au FIBD, mais d’année en année la situation s’améliore ! Un prix numérique pour 2018 ?

 

L’enjeu du mois : alors, elle marche ou elle marche pas cette bande dessinée numérique ?

Le traditionnel rapport ACBD du marché de la bande dessinée, dit « rapport Gilles Ratier » est sorti en ce mois de décembre 2016. Comme tous les ans depuis quinze ans, ses auteurs livrent des données chiffrées sur l’industrie de la bande dessinée. Comme tous les ans, la bande dessinée numérique est traitée à la marge, dans un chapitre intitulé « Mutation », réalisé par Philippe Guillaume. Il faut reconnaître que, d’année en année, ce chapitre est de plus en plus fouillé et pertinent.

Pour le marché de la bande dessinée numérisée en 2016, le rapport fait apparaître deux éléments essentiels et paradoxaux (p.28) :

– l’offre est de plus en plus fournie, voire même, comparativement à d’autres secteurs éditoriaux (et notamment l’édition pour la jeunesse), une des plus complètes pour les nouveautés. Ainsi, 80% des nouveautés papier sont disponibles au format numérique. Le chiffre tombe à 50% pour le fonds ancien, mais c’est déjà pas mal. Il y a aussi du retard pour le domaine comics et manga, forcément soumis à des accords avec éditeurs étrangers (voir ci-dessus)

– mais il semble que les ventes ne suivent pas. Le rapport dit, dans une formulation pas forcément claire « la part de la diffusion des livres digitaux (…) ne dépasse guère 1 % dans la seule bande dessinée, de l’avis de tous les professionnels interrogés. » (mais s’agit-il de chiffres de vente ou d’autres critères ?).

Bref : la conclusion du rapport est assez claire : « Force est de constater que les résultats commerciaux de la bande dessinée digitale restent finalement bien peu convaincants au fil des années, malgré un catalogue de plus en plus complet et des offres attrayantes. ».

 

Voilà pour les éléments d’analyse. J’en viens à mon avis personnel et subjectif.

Comme tous les ans, je regrette un peu que le rapport se limite à la bande dessinée numérisée. Il y a certes un paragraphe sur les blogs bd (p.29) qui a le mérite de dire, avec justesse, qu’il est très difficile d’en évaluer l’audience, et qui analyse, là aussi justement, que la vague des blogs bd ralentit, remplacée par des modalités plus souples comme tumblr, facebook, twitter, instagram. Mais je regrette que certaines expériences de l’année 2016, en particulier les applications Phallaina ou SENS VR, ou encore les tentatives (plus ou moins réussies) de financement participatif à divers échelles (Maliki, Laurel, Le secret des cailloux qui brillent) ne soient pas du tout évoqués, même en passant. Des chiffres existent sur ces expérimentations, dont le sens est certes très complexe à interpréter, mais ils existent.

Mais à la rigueur, cet « oubli » du rapport ne me gêne pas forcément car les mots y sont pesés, et on sait de quoi on parle. Ainsi, il est bien précisé que les critères de jugement sont purement économiques (volume de l’offre, tirages, ventes, chiffres d’affaires), et que ce qui intéresse les rédacteurs sont les « résultats commerciaux ». On peut le regretter (je le regrette), mais c’est assumé et cohérent.

 

Le problème arrive quand la presse reprend le rapport avec bien moins de prudence. La phrase de tête du chapitre dans le rapport « La bande dessinée numérique peine toujours à trouver ses marques sur un marché francophone qui reste dominé par le papier. » se transforme dans les titres en « la bande dessinée numérique peine à émerger » (Graphiline) ou « la bande dessinée numérique peine à s’imposer en France » (Livres Hebdo). Si les articles se font généralement plus précis dans leur contenu, ces titres raccourcis font, à mes yeux, du mal à la réalité de la création numérique qui existe et qui a un public. Seulement la majeure partie de la production passe sous les radars car elle consiste en une production librement accessible en ligne (ce qui ne veut pas dire gratuite : il y a derrière des modèles économiques plus ou moins viables).

J’ai échangé sur cette question dans les commentaires du blog Aldus dont l’article comprenait des phrases qui ont fait mal à mon petit coeur de lecteur au long cours de bandes dessinées numériques, comme « Alors que le secteur de la bande dessinée est toujours aussi florissant, le numérique déçoit toujours autant. » ou « la bande dessinée numérique est encore dans le bac à sable ». J’éprouve une certaine lassitude devant l’incapacité de certains commentateurs à s’ouvrir à la création dès qu’elle sort des sentiers battus de l’industrie culturelle, et ce alors même que nous sommes plusieurs à essayer de montrer l’inventivité de certaines créations. Si c’est pour constater que la vente de bandes dessinées numériques est effectivement un échec (est-ce le cas ? dans les mêmes commentaires de l’article, Sébastien Célimon de Glénat semble dire le contraire), pourquoi ne pas, dans le même temps, s’intéresser aux créations qui, elles arrivent à capter l’attention d’un public, et pourrait donc servir de fondations à une commercialisation plus importante ?

Dire que « la bande dessinée numérique ne marche pas » en ne s’intéressant qu’à la bande dessinée numérisée commercialisée mène forcément à une impasse. Reste à savoir ce qu’on entend par « marcher », bien sûr, ou par « émerger » ou « s’imposer ». Commercialement, la bande dessinée numérique est effectivement en retard ; artistiquement, aucun doute : elle « marche », et même plutôt bien depuis quelques années. Le mirage est de croire que, comme pour d’autres secteurs culturels, le salut ne viendra que de la diffusion numérique de la production papier et non de créations originales.

 

Alors on me dira que ces créations originales ont une audience faible et les quelques succès marginaux et exceptionnels. C’est vrai. Il n’existe pas de chiffres officiels sur l’audience des blogs bd, par exemple, et il faudrait faire un vrai travail de fond (un prochain article ?) pour avoir des données sur l’audience de la bande dessinée numérique de création. Si on s’appuie sur les quelques données existantes, c’est assez maigre, mais pas négligeable. Deux exemples :

– reprenant les chiffres d’une enquête déclarative de 2011 sur la lecture de bande dessinée, Christophe Evans (dans Bande dessinée et numérique, CNRS, 2016) estime qu’à cette date 4% de la population française lit des bandes dessinées numériques, 14% des lecteurs de bande dessinée. Une seconde enquête réalisée en 2014 affiche 27% de lecteurs de bande dessinée numérique déclarés parmi les répondants. La formulation d’une enquête à l’autre varie : dans un cas, la question concernait une pratique régulière, dans l’autre cas, il s’agissait de dire si on avait lu une bande dessinée numérique dans l’année. De fait, en tant que pratique (et détaché de toute considération commerciale d’achat de l’oeuvre), cette lecture semble avoir augmenté en trois ans. Ce n’est pas étonnant : un lecteur régulier du site lemonde.fr (plus de 100 millions de visites pour le seul mois de novembre 2016) a accès à un des nombreux blogs bd financés par la plateforme. Il est aussi un lecteur potentiel de bande dessinée numérique. La bande dessinée numérique marche sans le savoir.

– si on quitte le général pour aller vers le particulier, on peut regarder les chiffres de visionnages des oeuvres publiées sur la plateforme Turbointeractive. Les oeuvres les plus lues totalisent plusieurs milliers de vues, dont près de 14 500 pour la plus vue. Comparé au tirage à 500 000 exemplaires du dernier Lucky Luke, cela peut paraître négligeable ; c’est loin aussi des millions de vues sur Youtube, mais ce n’est pas rien non plus.

Un dernier exemple pour la route pour montrer que la bande dessinée numérique « marche » mieux qu’on ne pense : dans la sélection officielle du FIBD 2017, au moins quatre albums ont fait l’objet d’une diffusion numérique (gratuite) préalable avant d’être édité (en tout ou partie : Coquelicots d’Irak de Brigitte Findakly, Gouines à suivre d’Allison Bechdel, Shangri-La de Mathieu Bablet, Tulipe de Sophie Guerrive). Le numérique est capable de jouer un rôle moteur pour l’édition papier.

 

Alors on peut jouer sur les mots, et j’admets volontiers que la bande dessinée numérique est encore, en termes d’audience et d’économie, une niche, qu’elle ne « marche pas », et qu’elle peut être à ce titre, pour des observateurs fascinés par les chiffres de vente, une « déception ». Après dix ans d’observation, elle ne l’est pas pour moi, au contraire. Car le succès commercial d’une oeuvre est-il le seul baromètre de son succès ? Faut-il imposer à la bande dessinée numérique les mêmes critères de réussite qu’à la bande dessinée papier (critères qui ont amené à une précarisation croissante des auteurs) ? Les questions sont posées… Je n’ai pas plus de réponses, mais le doute est le début de la réflexion !

 

L’oeuvre du mois : Freaks de Krukof2

Revenons à des sujets plus sérieux. Je tenais absolument à ce que mon oeuvre du mois soit une production du Challenge Digital. Et croyez-moi, j’ai beaucoup hésité face à la qualité des oeuvres. Mais il faut choisir, et je mets mes accessit en fin de chroniques.

Alors finalement, j’ai opté pour le Freaks de Krukof2, un auteur qui m’était jusqu’à présent inconnu et qui propose aussi pour le Challenge une autre oeuvre, qui me plaît moins mais qui n’est pas mal non plus, Le livre de la lune. Il est visiblement franco-polonais et est présent sur deviantart.

 

Alors pourquoi Freaks ? L’oeuvre, assez courte, est un hommage au film du même nom de Tod Browning (1932). Elle se présente sur le mode du défilement vertical, et est accompagnée par une musique atmosphérique, parfaite pour l’immersion. Les cases sont animées sur le mode du gif, donc en boucle. Alternant cases de textes et cases d’images, l’oeuvre est une méditation sur le thème du film : qui sont vraiment les monstres ? quels sont les critères de la beauté et de l’humanité ?

Ce qui m’a plu dans cette oeuvre est la vraie cohérence de l’ensemble, dans sa simplicité. Alors oui, il y a du son, ce qui paraît parfois un gadget, mais il est suffisamment discret pour ne pas gêner la lecture, et renforce le côté méditatif des textes. De même l’emploi du gif, parfois trop psychédélique, n’est pas perturbant ici. Au contraire : dans ces cases qui sont des portraits des Freaks du film, l’animation des images, qui ne sont pour certaines que des esquisses, appuie le propos centré sur ce qu’est la vraie Beauté. Ces « gueules cassées », à peine esquissées, tremblotantes, sont-elles des représentations de l’humanité ?

J’ai aussi aimé la façon d’imiter le cinéma des premiers temps, avec lequel la bande dessinée numérique a beaucoup à voir. Que ce soit par le format carré fixe, qui rappelle une pellicule, par l’emploi de « cartons » repris des films muets, ou par les effets de tremblotements des images, de défauts, de bruitages, Krukof2 nous immerge dans une séance impromptue de cinéma muet.

Voilà une oeuvre à la fois émouvante pour qui aime ce cinéma, portant un vrai propos, et réussie dans ses choix techniques et narratifs.

 

En faisant mon choix, j’ai beaucoup hésité avec L’immeuble de Vidu, qui est aussi une chouette oeuvre interactive et inventive où le lecteur est invité à naviguer dans le temps et l’espace d’un immeuble parisien pour y suivre les aventures de ses habitants.

Et rapidement, d’autres oeuvres du Challenge Digital qui méritent qu’on s’y arrête : Ceci n’est pas un assassin de Aguiar Freitas Lima Hugo, un hommage à Magritte, Underflow de Liben un scrolling horizontal au style graphique séduisant, ou encore le psychédélique Glypo de Camilo Vilo, tout droit échappé d’un clip vidéo des années 1990. Et il y en a plein d’autres de très chouettes que je vous invite à consulter…

Enfin, je ne peux pas finir cette chronique sans évoquer le projet lancé par l’infatigable Fred Boot qui est toujours là où on ne l’attend pas. Sur son tumblr, il diffuse les cases de Yehoshua, tentative de raconter la vie de Jésus. C’est absolument bluffant de virtuosité, même pour un mécréant comme moi : une histoire fluide, sobre, un dessin précis reprenant de vieilles gravures et peintures… Je regrette juste le mode de diffusion, le tumblr étant une horreur pour la lecture numérique de ce type de création. Je vous conseille vivement de le lire plutôt sur le diaporama Facebook. [edit : (merci Tony) : Fred Boot utilise l’application de retouche d’images Prisma qui permet de transformer toute image en dessin]

4 réflexions au sujet de « Décembre 2016 en numérique : la tournée mensuelle de Phylacterium »

  1. Tony

    Le lien « soutenance de Philippe Paolucci » (dont j’apprends qu’elle a eu lieu en lisant cet article: merci à toi, veilleur!) est erroné.
    Sur le projet de Fred Boot, tu oublies de parler du plus important: le procédé de création avec cette appli dont le nom m’échappe qui applique un filtre « dessin » sur toute image 😉

    Répondre
    1. mrpetch Auteur de l’article

      OK pour le lien, je corrige.
      Et merci pour la précision du logiciel (Prisma). Comme quoi tu complètes bien mon rôle de veilleur !

      Répondre
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