Mes années Warum/Vraoum : épisode 6 (2015-2016)

En 2016, les éditions Warum/Vraoum ont fêté leur onze années d’existence. Et elles l’ont fêté dignement tout au long de l’année, à grand coup de rééditions-collectors, de soirée-expo sur une péniche parisienne, et d’un petit fascicule en édition limitée auquel j’ai eu l’honneur de participer. Sur Phylacterium, on va les aider à clore cette année de célébrations avec une série d’articles consacrée à « mes années Warum » : un parcours parmi nos albums Warum/Vraoum préférés, un album pour chaque année, deux albums (donc deux années) par article… Parce que sur Phylacterium, on apprécie le ton et la persévérance éditoriale, de Warum/Vraoum (pas si facile de lancer une nouvelle maison d’édition !) et on se dit qu’il y a là-dedans des pépites à conserver pour les siècles des siècles !

On l’a dit dans l’épisode précédent : grand changement pour Warum/Vraoum qui, à partir de 2014, intègre un grand groupe éditorial, le groupe Steinkis, après deux années de production moindre. Et, de fait, les années 2015-2016 sont aussi parmi les plus riches de la maison d’édition, tout autant qu’elles la propulsent vers d’autres horizons…

Episode 1 : 2005-2006, Warum aux premiers temps de l’alternative

Episode 2 : 2007-2008, un pas de côté bloguesque

Episode 3 : 2009-2010, aux frontières de l’humour

Episode 4 : 2011-2012, une tendance à l’expérimental

Episode 5 : 2013-2014, consolidation d’une génération

2015-2016 : en passant la (les) frontière(s)

Il semble que ce nouveau contexte éditorial rebooste la maison qui en revient à publier un peu plus d’une dizaine de nouveautés par an, sans pour autant se transformer en machine à produire de la bande dessinée au kilomètre. A cette date la fameuse phase de « surproduction » semble se ralentir et Warum/Vraoum se positionne tranquillement dans la moyenne haute des éditeurs alternatifs dont les principaux (L’Association, Atrabile, Les Requins Marteaux) tournent aussi avec une dizaine de nouveautés annuelles. Il fait ainsi définitivement partie des jeunes maisons d’édition comme Vide Cocagne, les éditions Lapin, 2024, The Hoochie Coochie (j’en oublie sûrement), qui, pour être apparues dans les années 2000, s’affirment maintenant comme parmi les plus dynamiques. Que Warum ait dû en passer par un rachat est un simple constat : ce rachat par un groupe éditorial supérieur en nombre peut-il avoir raison de la ligne éditoriale si particulière, mélange éclectique d’humour branché, d’expériences formelles, de contemporanéisme jeune et urbain, qu’incarne Warum/Vraoum depuis ses débuts ?

Ma première réponse est : pas vraiment. A observer le catalogue des années 2015-2016, on y voit pas vraiment d’inclinaison marquante vers plus de mainstream, ou toute autre forme de trahison d’un idéal originel. A première vue, tous les livres semblent avoir été choisis, pesés, ne pas venir d’une décision imposée d’en haut, ou du moins trouvent leur place dans le reste du catalogue. Et il y a toujours de vraies petites perles, peut-être même un peu plus que certaines années. Les habitués sont toujours là en tout cas : Delphine Hermans, cette fois avec Michel Vandam pour Anesthésie générale, B-Gnet avec Santiago… Et comme d’habitude il y en a pour tous les goûts : les fanas de blog bd retrouveront Allan Barte, dont on est ravi d’avoir des nouvelles via ce Allan Barte contre les zombies !, les inconditionnels des gags courts et décalés se plairont à lire Vaisseau spécial de Yann Rambaud, les amateurs de relations amoureuses contemporaines et compliquées mais formellement impeccables liront Regarde les filles de François Bertin… Ce dernier est d’ailleurs la preuve que l’éditeur sait toujours aller chercher des petits nouveaux, puisqu’il s’agit d’un premier album de grande qualité, même si François Bertin a derrière lui une belle carrière dans l’animation graphique. Bref, en apparence peu de changements dans la ligne générale.

A regarder dans le détail, il y a bien deux tendances qui se dégagent et qui marquent un tournant par rapport aux directions antérieures. D’abord l’investissement très net, plus net qu’avant, vers le récit de témoignage. C’est un genre qui avait déjà été exploré par Warum, bien sûr, notamment par Delphine Hermans déjà citée, ou encore Sylvain Mazas, mais qui voit pousser à présent toute une série d’auteurs dans cette veine. Ainsi, de façon schématique, on peut repérer une première branche qui est celle du « récit de maladie » (Alice Baguet avec L’année du crabe) et une deuxième branche qui est le « récit de voyage » (Lenaïc Vilain s’y essaye avec Bons baisers d’Iran). Mais est-ce Warum/Vraoum ou est-ce l’air du temps ? La collection « Civilisation », d’ordinaire réservée à des ouvrages à forte valeur culturelle ajoutée, devient le réceptacle privilégié de ce genre émergent. Rien de plus ici que l’engouement général pour la « bande dessinée documentaire » devenue un nouveau Graal éditorial depuis quelques années avec des réussites et, nécessairement, des titres un peu plus répétitifs. Ce qui n’empêche pas de vrais bons albums dans le genre, comme le très joli Goupil ou face de Lou Lubie sur la cyclothymie, qui parvient à mêler témoignage personnel, crédibilité scientifique et élégance graphique.

A moins que cette insistance sur le documentaire amènerait en sous-main vers la deuxième tendance forte, très forte, de ces années post-rachat : la traduction et le regard tourné vers l’étranger. Ce ne sont pas seulement les auteurs qui voyagent, ce sont aussi les livres. Il y avait bien eu quelques essais de rééditions de titres étrangers auparavant depuis l’installation de Wandrille à Berlin, le cas le plus typique étant le Ce livre devrait me permettre… de Sylvain Mazas, mais à présent (et peut-être sous l’impulsion de Steinkis et de nouveaux moyens financiers permettant l’acquisition de droits ?), le turbo est mis sur les traductions et auteurs étrangers qui, pour la période, représentent plus d’un tiers des nouveautés (11 titres en tout). On trouve bien sûr des auteurs allemands (Jan Bauer), et on sait gré à Warum de nous faire découvrir cette bande dessinée allemande très peu (c’est un euphémisme) connu chez nous, mais c’est globalement toute l’Europe qui est visée, des Pays-Bas au Royaume-Uni en passant par le Portugal. Toujours plutôt des jeunes auteurs pour leur premier album en France. Et à la toute fin de l’année 2016, deux « stars » d’outre-atlantique surviennent au catalogue : le québecois Jimmy Beaulieu (Rôles de composition) et le prodige argentin Lucas Nine (Les Contes du suicidé). On s’en réjouit.

Pour moi, la tendance à aller voir du côté de l’étranger est clairement celle qui a le plus réussi à Warum, avec une plus grande diversité d’oeuvres, et une véritable ouverture qui lui permet en même temps de conserver l’éclectisme initial. On pourra donc gloser sur la question de l’indépendance de l’édition alternative (et je ne manquerais pas de le faire moi-même…), il n’empêche que Warum/Vraoum est toujours là onze ans après. Je suis moins convaincu par la veine « témoignage », mais ce n’est là qu’un avis personnel. Mon impression globale sur ces deux dernières années a plutôt été celle d’une bonne qualité retrouvée malgré l’opération financière.

Et du coup, même s’il a été très difficile de choisir deux albums parmi plein de pépites, mes deux choix des années 2015-2016 sont des rééditions étrangères.

Erich Ohser Plauen, Vater und Sohn

plauen-vater_un_sohn-2016Warum n’est décidément jamais vraiment là où on l’attend. Certes, elle se lance de façon active dans la réédition d’oeuvres en langue étrangère, mais de là à se lancer tête baissée dans de la réédition patrimoniale, genre éditorial plutôt réservé à de « grosses » maisons pour faire revivre leur catalogue passée… Qui plus est sur de la bande dessinée allemande, dont l’histoire est très peu connue du public français… Dans nos contrées, par exemple, la dernière réédition de Vater und Sohn était l’oeuvre du Seuil mais s’arrêtait à un volume n°1 réunissant une cinquantaine de gags dont on attend la suite depuis 1999. Ce que propose Warum, c’est une intégrale, sans attendre de meilleures ventes.

Il faut peut-être dire qu’en Allemagne, Vater und Sohn bénéficie, au moins depuis sa redécouverte dans les années 1960, d’une vraie notoriété. Cette série est un témoignage de la réelle vigueur de l’école allemande du dessin de presse d’avant la seconde guerre mondiale ; en l’occurrence, la parution de cette oeuvre s’est faite sous forme de strips dans la presse entre 1934 et 1937 (principalement Berliner Illustrirte Zeitung). C’est donc bien à un classique de la bande dessinée allemande que s’attaque Warum, principalement Wandrille en l’occurrence, directeur éditorial du livre. Comme quoi l’expatriation berlinoise a constitué une source incontestable de renouvellement. En 2014, l’oeuvre tombe dans le domaine public et le projet, déjà en germe peut voir le jour plus facilement.

Réédition patrimoniale, donc, et pour une première, il faut saluer la qualité du travail réalisé, et ce à plusieurs niveaux. D’abord, d’un point de vue strictement « technique ». Wandrille a opéré des choix précis (ne pas garder la numérotation des cases et fluidifier la mise en page, mais conserver le sens de lecture moins naturel pour le lecteur contemporain ; nettoyage et complément de certains dessins) qu’il explicite dans une note d’intention en début d’ouvrage. On peut ou non être d’accord avec ces choix (globalement, je ne vois rien à redire), mais les exposer est déjà une belle preuve de professionnalisme. Sans compter que la réédition a été réalisée à partir des recueils d’époque (pas d’originaux conservés). Bref, pour en savoir plus sur les choix, Wandrille s’en explique prolixiquement dans un de ses articles de blog, notamment sur le choix de la couverture dont l’austérité apparente m’apparaît comme d’excellent aloi.

Qualité ensuite sur le plan intellectuel : on peut faire le choix de rééditer une oeuvre des années 1930 hors cadre, sèchement, mais, personnellement cela m’enchante davantage quand l’ensemble est accompagné d’une mise en contexte historique par un spécialiste. En l’occurrence, Sylvain Farge, chercheur en langue et civilisation allemande à Lyon 2, dont est republiée ici une version courte d’un article scientifique publié dans Germanica. Je parle strictement du point de vue d’un chercheur, mais ça fait plaisir quand le travail universitaire est repris et reconnu pour un plus large public.

Et c’est un détail, mais là encore l’historien en moi apprécie que chaque strip soit nommé selon son titre d’origine, avec une indication claire de la date et du lieu de parution dans la presse (ce qui n’était pas le cas, sauf erreur de ma part, de l’édition du Seuil). C’est un détail pour le lecteur courant, mais ça veut aussi dire que la réédition est suffisamment fiable pour être utilisée par un historien. Jusqu’à la volonté de garder le titre original en couverture, on est sur un objet clairement pensé comme une réédition patrimoniale, et non une simple exploitation commerciale d’un strip tombé dans le domaine public.plauen-vater_un_sohn-2016-img2

Alors d’accord, c’est une belle réédition, mais est-ce que c’est un bon livre ? Est-ce que ça n’a pas un peu vieilli ? Pas du tout, est c’est peut-être là que réside le principal mérite de la réédition par Warum : dévoiler à un lecteur français la lisibilité actuelle des oeuvres des années 1930 (il y en a plein dans le même genre, en France, en Allemagne et ailleurs…). Vater und Sohn est un strip muet ou quasi-muet, et son universalité transparaît à chaque épisode. A partir des aventures cocasses d’un père et son fils, tous les deux aussi espiègles, et de leur complicité quotidienne, c’est surtout une oeuvre profondément humaniste et touchante qui ressort, derrière les gags faciles mais, il faut bien se l’avouer, toujours efficaces et inventifs. Le minimalisme du graphisme et de la narration de l’époque est une merveille qui peut parler à des lecteurs contemporains. On lit Vater und Sohn le sourire aux lèvres, en se demandant comment une oeuvre aussi optimiste a pu voir le jour aux temps si troublés de l’Allemagne hitlérienne, comme un remède face à l’adversité. Pour ma part, c’est bien là ce qui m’a le plus touché : une lecture salutaire de temps de crise où le retour à une certaine enfance de l’art, dans tous les sens du terme, s’avère nécessaire.

Pour moi qui suis un lecteur et un amateur de la bande dessinée pré-1940, et qui considère que ces oeuvres ne sont pas « datées », simplement qu’il faut savoir être curieux, c’est un plaisir de voir une entreprise de réédition patrimoniale réussie. Je terminerais en énonçant une évidence qu’il faut répéter : rééditer Vater und Sohn en France dans les années 2010 n’avait rien d’évident. Faire le pari qu’un lectorat de la bande dessinée alternative plus habitué à l’éloge de la modernité et de l’avant-garde pouvait accrocher, était risqué. Le risque a été récompensé car Vater und Sohn a reçu le Fauve d’or du Patrimoine au FIBD 2016. A noter aussi que les discrètes éditions pour la jeunesse de la Gouttière ont fait paraître tout récemment une « suite » à Vater und Sohn par Marc Lizano et Ulf K [http://editionsdelagouttiere.com/livre/pere-et-fils-les-saisons/]. Comme quoi l’impulsion été bonne.

Rob Davis, Don Quichotte

davis-don_quichotte-2015Cette recherche de l’étranger, ou de l’étrangeté, s’applique aussi à merveille au second album de ma sélection : le Don Quichotte du britannique Rob Davis. Etranger comme l’auteur, un exemple de bonne pioche hors de nos frontières qu’aura su faire Warum. Rob Davis travaille d’abord sur des séries à licence (Judge Dredd et Doctor Who) avant de percer en 2011 avec son adaptation de Don Quichotte. C’est donc ce succès que Warum a décidé de rééditer en 2015, doublement étranger puisqu’il s’agit d’un classique littéraire d’au-delà des Pyrénées ! Triplement étranger si on se dit, aussi, que la maison n’est pas coutumière des adaptations littéraires. Quoique : l’un des premiers albums n’était-il pas l’adaptation par Benoît Préteseille de L’Ecume des jours de Vian ? Alors en un sens en allant chercher l’inspiration à l’étranger, Warum opère un retour aux sources. Et, pour ma part, je trouve que, même s’il n’en fait pas partie, ce Don Quichotte renoue avec l’esprit de la collection « Civilisation » qui, à ses débuts, était là pour réinterpréter la Culture picturale, cinématographique, et littéraire. Les relectures de Balzac (Joris Clerté) et de Fantômas (Benoît Préteseille) étaient les quelques albums qui contribuaient à cette veine que l’incursion inopinée de Rob Davis vient animer d’un nouveau livre.

J’en viens à l’ouvrage lui-même. Classique d’entre les classiques, souvent cité comme un des livres les plus vendus dans le monde (si tant est que ce classement ait un sens), le Don Quichotte de Miguel de Cervantes (1605, soit 412 ans au compteur), qui raconte la folie d’un homme ayant lu trop de récits de chevalier au point de s’imaginer en être un, a connu une foule de mise en images (on retiendra notamment les illustrations de Doré de 1863, celles de Daumier autour de 1868, celles de Gus Bofa en 1926 ou, plus près de nous, celles de Jacovitti de 1950). Celle de Davis met d’abord l’accent sur l’art du récit, plus que sur le spectaculaire d’une imagerie déjà bien nourrie. Ce n’est pas pour autant qu’il se contente de mettre en images une histoire. Forcément, on n’attend pas de Warum une adaptation littéraire sur le mode simplement didactique, du type « un classique résumé en dessins ». Le Don Quichotte de Rob Davis saisit par sa capacité à ne pas figer le récit original, mais au contraire à le mettre sans cesse en mouvement, d’abord en épousant la qualité picaresque de l’histoire. Don Quichotte part dans tous les sens, ne suit pas réellement un parcours linéaire, se perd dans des apartés et des jeux de répétitions. Davis rappelle combien cette histoire est une comédie, que les mésaventures de l’hidalgo de la Mancha sont là pour nous amuser.

La meilleure trouvaille est de ne pas traiter Don Quichotte comme une simple histoire à dérouler, mais de rester fidèle aux nombreux procédés de mise en abyme déjà présent dans le roman. L’auteur est bien présent (d’une façon inventivement drôle, dans une case dont il ne peut sortir) et Davis n’hésite pas à circonvoluer sur les origines du texte (archives de la Mancha, traduction d’un faux historien arabe ?), comme le faisait le Cervantès-narrateur du récit d’origine. Mine de rien, ce choix de maintenir une certaine complexité d’écriture modernise nettement une histoire bien connue (quoique, à part l’épisode des moulins, qui la connaît vraiment ?) et rattache sans peine un classique canonisé à une forme de bande dessinée alternative, plus expérimentale et ambitieuse dans ses choix narratifs.

Ce qui fait qu’au final, il n’est pas difficile de lire Don Quichotte de Rob Davis d’abord comme une bande dessinée, sans y voir sans cesse l’ombre du texte original. La cocasserie des histoire dans l’histoire, les apartés du narrateur (prisonnier, mais de qui ? du lecteur ?) montre avec panache à quel point la bande dessinée, art du récit, est un véhicule idéal pour un roman dont le sujet est, précisément, l’art de raconter.

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