Enfin ce « Golothon », tentative d’épuisement de la carrière et de l’oeuvre du dessinateur Golo, en vient à Mes milles et une nuits au Caire, une œuvre tardive, en deux albums, qui constitue à mes yeux ce que le dessinateur a réalisé de plus abouti. S’il ne fallait lire qu’un seul album de Golo, ce serait celui-là. La plongée en Egypte, patrie adoptive de l’auteur, continue avec un récit à la fois personnel et bourré de personnages et d’anecdotes inventives.
Episode 1 : Ballades pour un voyou (avec Frank), 1979
Episode 2 : les années Frank ; de L’Echo des savanes à Futuropolis (1981-1987)
Episode 3 : La variante du dragon, Casterman, 1989
Episode 4 : Mendiants et orgueilleux (d’après Albert Cossery), Casterman, 1991
Episode 5 : Chemins au détour de l’an 2000 (1991-2003)
Episode 6 : Les couleurs de l’infamie (d’après Albert Cossery), Dargaud, 2003
Episode 7 : Carnets du Caire, Les Rêveurs, 2003-2006
Episode 8 : B.Traven, portrait d’un anonyme célèbre, Futuropolis, 2007
Mes milles et une nuits au Caire, à l’aboutissement d’une carrière
Plusieurs raisons m’amènent à lire Mes milles et une nuits au Caire comme l’aboutissement de la longue carrière de Golo. Là où chacun des albums précédents développait une dimension particulière (le roman noir, l’adaptation littéraire, le carnet de voyage, la biographie dessinée…), celui-ci condense un ensemble de techniques, de pratiques, de thèmes accumulés en trente ans. Là où les précédents albums me paraissaient toujours un peu incomplets, et porteurs d’une désinvolture entraînante mais parfois bloquante, celui-ci atteint une maîtrise et une cohérence qui le rend passionnant.
Prenez par exemple son goût pour les scènes de rue égyptiennes : elles sont bien présentes ici, proposant des saynètes saisissantes d’observation amusée, mais concentrées en début d’ouvrage, comme pour inviter un lecteur familier à entrer progressivement dans le reste de l’histoire, qui va bien au-delà de l’anecdote personnelle. Témoignage de cette prise de recul progressive : on verra ensuite plus souvent Golo dessiner les scènes de rue que les scènes elles-mêmes. Et puis l’emprunt iconographique ou littéraire : on le retrouve ici dans des pastiches de miniatures persanes qui s’intègrent bien à l’histoire et à un récit dessiné où elles sont de nouvelles cases, complétées par un vrai travail calligraphique.
Sur le plan graphique, Mes milles et une nuits au Caire marque un saut qualitatif sur la gestion des couleurs. La qualité des choix chromatiques dépasse les aplats un peu simplistes de son premier album couleur, Mendiants et orgueilleux et font toujours sens. Le grand récit en bichromie rouge/noir qui commence le second volume vient rappeler les teintes de la gravure ancienne pour nous faire entrer dans le récit « historique ». Les scènes de nuit, particulièrement, avec leurs sources de lumière démultipliées, sont admirables, et l’onirisme pointe souvent son nom au milieu d’effets de vapeur et de jeux d’ombres.
De même, la conduite du récit est le point sur lequel les progrès sont les plus considérables. J’ai le souvenir d’un B.Traven parfois foutraque, au plan incertain malgré la nécessité d’une linéarité biographique. Ici Golo parvient à trouver l’équilibre entre une abondance de récits dont le thème, la nature et l’enjeu sont d’une très grande variété, et le plaisir d’une lecture suivie. On lit avec le même plaisir les aventures du jeune voleur de billets et de Napoléon Bonaparte. Le lecteur est promené d’époque en époque (de la Perse antique à la guerre du golfe) avec de multiples allers-retours, sans temps morts et sans décrocher, toujours à l’affût d’une nouvelle histoire. Il y a bien quelques traces d’anciens « décrochages », comme un personnage jaillissant au milieu d’une histoire pour en commencer une autre, mais cela reste anecdotique. L’une des principales faiblesses de Golo était d’avoir toujours besoin d’un scénario pour mener sans récit sans trop de digression. Il trouve ici son propre rythme de narration, faits d’une juxtaposition d’histoires liées entre elles par des fils minces et invisibles. Les albums de Golo sont des déambulations invitant le lecteur à se perdre volontairement, comme Golo lui-même dans les rues du Caire : « Il fut immédiatement entraîné par la foule bigarrée, rencontra des personnages hors du commun… au bout de quelques jours passés en Egypte il ne savait plus pourquoi il était venu (volume 1, p.89).
Un nouveau « genre » de bande dessinée ?
J’ai déjà suffisamment développé à propos de B.Traven la rencontre inévitable de Golo et des éditions Futuropolis nouveau modèle. La maison d’édition revue et corrigée par Gallimard prend de l’ampleur durant ces deux années 2009-2010, notamment avec des albums marquants, comme La Beauté de Blutch, Rebetiko de David Prudhomme, Matteo de Jean-Pierre Gibrat et une équipe d’auteurs désormais constituée et fidèle (Rabaté, Dabitch, Kris, Bourgeron, David B., Bourhis, Dumontheil, Yslaire…). Golo en fait partie, lui dont Futuropolis réédite en 2009 Mendiants et orgueilleux, son adaptation du classique d’Albert Cossery initialement parue chez Casterman. Ce qui s’appliquait au précédent album s’applique ici et se confirme : la collaboration entre un Golo pionnier du récit auto-bio documentaire et un éditeur creusant encore davantage le sillon d’un nouveau « genre » graphique se poursuit avec Mes milles et une nuits au Caire. La bande dessinée documentaire est désormais clairement inscrite dans le paysage, avec des parutions de plus en plus régulières. La revue XXI est créée en 2008 et accueille dans ses pages un reportage graphique par mois, faisant connaître le genre au-delà du cercle des amateurs de bande dessinée, avec le succès qui en découlera dans les années 2010.
Toutefois, de même qu’on ne peut réduire Futuropolis au seul genre du documentaire, qu’il développe sans en faire une exclusivité, on ne peut pas non lire Mes milles et une nuits au Caire comme un simple projet documentaire sur l’histoire et le quotidien de la ville du Caire, même si cette dimension, mêlant témoignage vécu et récits historiques, est bien présent. Ce double album a plusieurs facettes, la première étant sa continuité évidente avec Les Carnets du Caire parus en 2003-2006 chez Les Rêveurs, la série de Golo jamais achevée qui semble ici renaître sous une autre forme. On en retrouvera d’ailleurs quelques rencontres (Samir, Goudah…) mais Golo abandonne le principe de format court centré sur un seul personnage pour un récit plus ample, moins resserré. Il conserve en revanche la juxtaposition de trois « genres » littéraires en un seul album : le carnet de voyage, avec ce que cela suppose d’exotisme et de paysages ; l’autobiographie, teintée d’une nostalgie profonde mais jamais autocentrée chez Golo ; et le documentaire, avec une dimension didactique plus présente que dans Les Carnets du Caire, peut-être héritée de son expérience précédente B.Traven. Golo s’applique à transmettre sa vision de la ville du Caire : il en décrit la longue et tumultueuse histoire, passant par le temps des mamelouks, celui de Napoléon, puis par la « modernité » arabe de Nasser et Sadate. Il propose même en fin d’album un glossaire, et c’est la première fois que le didactique fait aussi clairement irruption dans un de ses albums. Si Golo emprunte au genre documentaire, il ne s’y limite pas, et l’esprit de la fiction est d’ailleurs très présente dans les multiples histoires qui composent l’album.
Autant que dans les genres de la bande dessinée contemporaine, il faut aller chercher l’ambition de Mes milles et une nuits au Caire dans une littérature plus ancienne et intemporelle. Deux grands récits fondateurs pour l’Egypte et l’orientalisme occidental servent de fondation à l’album et dictent sa composition. Le premier est bien sûr celui qui lui donne son nom : Les milles et une nuits, dont l’histoire et l’histoire de la transmission sont rappelées par Golo lui-même. D’abord recueil de contes du Xe siècle aux origines persane et indienne bien plus ancienne, anonyme car compilé pendant des siècles par plusieurs auteurs, Les milles et une nuits est traduit en français par Antoine Galland en 1704 et alimentera l’orientalisme du siècle suivant. Golo emprunte aux Milles et une nuits sa structure : un récit cadre (ici les souvenirs de Golo, attablé avec quelques amis au début des années 2000) autour duquel s’agrègent tout un tas de récits enchâssés dont les récitants peuvent être Golo lui-même, mais pas toujours. Le principe, déjà éprouvé dans Les Carnets du Caire, est ici démultiplié, et chaque nouveau personnage est un conteur potentiel, selon un principe de récit dans le récit dont on finit par perdre le point de départ exact. Ainsi n’y a-t-il pas une seule histoire linéaire, mais une vingtaine d’anecdotes, tantôt simple nokta (histoire drôle) fantasmée, tantôt exposé historique rejoignant l’Histoire.
La seconde œuvre cachée derrière Mes milles et une nuits au Caire est la Description de l’Egypte, autre grand recueil collectif en 23 volumes publié à partir de 1809 selon les observations des savants revenus d’Egypte après l’expédition napoléonienne de 1798-1801. On quitte ici le domaine de la fiction pure pour aller dans celui de la fresque savante, qui a pour ambition de « décrire » un pays sous tous ses aspects : histoire, zoologie, botanique, minéralogie, géographie, géopolitique… Le tout à grands renforts d’image et, bien sûr, de dessins, au milieu desquels Golo va, littéralement, se « plonger » lors d’une impressionnante transition stylistique. S’il se limite à une description du Caire, on retrouve dans son album une érudition savante dont le déploiement n’est jamais prétentieux et lourd. Le second volume a précisément comme sous-titre « Nouvelle description de l’Egypte ». A la fin de l’album ce projet de « Nouvelle Description » prend la forme d’une fresque dessinée de 3 mètres de long représentant une rue du Caire de l’aube jusqu’à la nuit. Elle sera exposée à la galerie « Cairo Berlin » à travers un dispositif populaire de sandouk ed-dounia, sorte de lanterne magique portative où défilent les images. La Description de l’Egypte, produit du colonialisme, est ainsi rendu aux égyptiens.
On sent bien ici que l’auteur se sent investi d’une mission proche de celle des savants napoléoniens : faire connaître ce pays à ses lecteurs français, faire partager un émerveillement. Et si l’enjeu politique n’est bien sûr pas le même que le « civilisationnisme » paternaliste de l’Expédition d’Egypte, il y a bel et bien un discours derrière les images…
Quels mondes arabes ? Un récit politique
Il me faut terminer en évoquant une dernière dimension de ce si riche album qui, là encore, est plutôt nouvelle dans les thématiques de Golo : la dimension politique. On ne le connaissait pas sur ce terrain-là : des débuts dans l’underground, le goût pour l’errance, pour les personnages un peu anars, et les cheveux longs par lequel il se représente dans ses années 1970 laissait percer un esprit un peu frondeur formé à l’école de l’agitation populaire de la fin des années 1960. Cette fois le discours politique est davantage assumé.
C’est d’abord la première scène qui interpelle : Golo commente, en compagnie de son ami algérien Jamel, des images de la seconde guerre du Golfe, invasion des États-Unis dans l’Irak de Saddam Hussein. Et ses mots sont forts contre le bellicisme états-unien, accusé d’être la cause indirecte des destruction de monuments historiques et des pillages des musées. Puis Golo embraye sans réelle transition sur le sujet principal de l’album : sa découverte des Milles et une nuits. La parenthèse politique semble close.
Puis elle ressurgit par moment dans l’iconoclasme récurrent vis à vis du pouvoir autoritaire, qu’il soit égyptien ou occidental : les multiples nokta à l’encontre des dirigeants successifs, jusqu’à la dernière comparant le président à un âne ; ou bien la vision très critique de l’Expédition d’Egypte dont rien n’est caché de la dimension impérialiste et violente. Napoléon n’est rien d’autre qu’un pantin illuminé, discrètement dessiné en babouin sur la couverture du second volume. L’une des rencontres de Golo est Hamdi, journaliste politique empêché dans ses investigations. La fresque de l’Egypte contemporaine des années 1970 à nos jours permet de décrire les bouleversements successifs, et notamment l’augmentation des écarts de richesse avec l’arrivée du libéralisme, et l’utilisation de la religion par le régime pour mieux contrôler la population.
Mais la clé de compréhension du discours politique de l’album se trouve dans la bouche de Goudah, son maître à penser plein d’une sagesse facétieuse qui déclare « Les Egyptiens sont croyants mais leur religion est faite de tolérance, de fête, de joie de vivre… rien à voir avec la rigidité, le puritanisme et le fanatisme des wahabites d’Arabie » (volume 2, p.53). Et il est vrai que l’Egypte décrite par Golo est à milles lieues des représentations contemporaines du monde arabe : un pays où l’on boit de l’alcool et fume la chicha dans l’allégresse, où l’on moque constamment le pouvoir, où dans une même fête se mélangent les invocations d’Allah et des danses joyeuses et suggestives. On observera peu de femmes voilées et de barbus fanatiques : ce n’est pas cette Egypte là que connaît Golo, et en évoquant Les milles et une nuits il en retrace aussi l’histoire, celle de l’âge d’or islamique du VIIIe au XIIe siècle.
On comprend mieux alors la jonction avec la scène d’introduction : les récits de Golo viennent opposer le témoignage d’une civilisation égyptienne pleine de vie et de surprises à la lecture d’un monde arabe obscurantiste et conservateur. Depuis les attentats du 11 septembre 2001 et l’irruption de l’islamisme radical dans l’actualité occidentale, cette lecture domine assez largement dans les discours politiques, jusqu’à devenir, pour certains partis, un argument. Il est lui aussi une réalité de la culture arabo-musulmane, mais loin d’être la seule. C’est cela que nous transmet Golo, si critique devant sa télévision d’une politique occidentale dominée par la suspicion et l’ignorance de la culture de l’autre.
Le second volume de Mes milles et une nuits au Caire paraît en 2009, deux ans avant le relatif échec de la révolution égyptienne de 2011, et cinq ans avant que l’État islamiste ne déclenche une vague d’attentats partout dans le monde. L’album porte en lui un discours résolument optimiste sur le monde arabe et de sa composition. Pour cette raison, la lecture de l’album double près de dix ans après sa parution est toujours nécessaire est d’actualité, plus que jamais peut-être tant les fondamentalistes de tout bord s’évertue à nous faire oublier toute la diversité de la culture arabe.
Et à ce propos, si vous allez (par hasard ?) à Angoulême dans les jours qui viennent, on ne peut que vous inviter à vous rendre à l’exposition « Nouvelle génération : la bande dessinée arabe aujourd’hui » qui se tiendra à partir du 25 janvier au musée de la bande dessinée. Car c’est aussi par la bande dessinée, dont Golo est un des ambassadeurs, que la culture arabe contemporaine s’exprime…