Le dernier épisode du Golothon (qu’il m’aura fallu plusieurs années pour achever, et je remercie mes patients lecteurs de leur compréhension!) est consacré à Chroniques de la Nécropole, paru en 2011 chez Futuropolis. Cet album constitue un pas de côté intéressant par rapport au reste de son œuvre égyptophile…
Episode 1 : Ballades pour un voyou (avec Frank), 1979
Episode 2 : les années Frank ; de L’Echo des savanes à Futuropolis (1981-1987)
Episode 3 : La variante du dragon, Casterman, 1989
Episode 4 : Mendiants et orgueilleux (d’après Albert Cossery), Casterman, 1991
Episode 5 : Chemins au détour de l’an 2000 (1991-2003)
Episode 6 : Les couleurs de l’infamie (d’après Albert Cossery), Dargaud, 2003
Episode 7 : Carnets du Caire, Les Rêveurs, 2003-2006
Episode 8 : B.Traven, portrait d’un anonyme célèbre, Futuropolis, 2007
Episode 9 : Mes milles et une nuits au Caire, Futuropolis, 2009-2010 (2 volumes)
Futuropolis, école du documentaire
Avec Chroniques de la Nécropole, Golo poursuit sa collaboration avec les éditions Futuropolis, débutée depuis 2007 et plutôt prolifique puisqu’il y signe son quatrième album en cinq ans. La maison d’édition, propriété de Gallimard après le rachat du Futuropolis « historique » est désormais bien installée dans le paysage éditorial. Les polémiques de son lancement en 2005 sont loin et la qualité des albums ont réussi à construire un catalogue intéressant et cohérent où la dimension documentaire n’est jamais vraiment oubliée. En ce début d’année 2010, l’éditeur est parvenu à former une équipe d’auteurs récurrents dont Golo fait partie, et dont il est un des aînés avec Jacques Tardi et JC Denis. Tous trois partagent d’ailleurs une trajectoire éditoriale assez semblable : passés par Casterman/(A Suivre) avant 1990, ils ont publiés dans le Futuropolis version Robial avant d’être accueillis au sein du nouveau label époque revu par Gallimard. Depuis les années 1990, Tardi et Golo ont en commun de développer leur œuvre à la fois du côté des adaptations et inspirations littéraires et du côté d’une obsession documentaire personnelle (la Grande Guerre pour Tardi, l’Egypte pour Golo). Une partie de la génération d’auteurs « Futuropolis-(A Suivre) », qui a appris à se confronter aussi bien à la littérature qu’au récit du réel, semble donc retrouver un terrain idéal au sein de la nouvelle maison sous l’égide de Gallimard (on y retrouve aussi Yslaire, côté fiction, par exemple). A cet égard, l’inflexion donnée par Futuropolis au sein de la bande dessinée du XXIe siècle est peut-être plus importante qu’il n’y paraît : elle prend le relais d’impulsions données dans les années 1980, particulièrement vers une diversification des thèmes abordés, et globalement du champ d’action de la bande dessinée dans la société contemporaine.
Car 2011 pour Futuropolis, c’est l’année de l’adaptation du Voyage aux îles de la désolation par Lepage, des Ignorants par Davodeau, de la collaboration Filiu/David B., pour Les meilleurs ennemis : une histoire des relations entre les États-Unis et le Moyen-Orient. Autant d’albums majeurs et magistraux. Bref : la bande dessinée documentaire, elle aussi bien installée dans le paysage éditorial, se diversifie considérablement, du reportage dessiné à la vulgarisation scientifique en passant par le carnet de voyage. Or, le documentaire est précisément le domaine de prédilection de Golo qui, depuis Les Couleurs de l’infamie en 2003 n’a pas replongé dans la fiction « pure ».
Peut-on pour autant limiter la lecture de Chroniques de la Nécropole à une simple bande dessinée documentaire ? L’une des grandes qualités de Golo a toujours été d’ignorer les catégorisations, selon une logique de liberté narrative faisant de ses albums des histoires polymorphes. Chroniques de la Nécropole pousse encore plus loin ce « mélange des genres » pour nous proposer une « chronique » (et à cet égard le terme, suffisamment vague, est bien trouvé) qui mélange les apports de plusieurs pratiques narratives.
Trois grands types de récit se retrouvent dans l’album : l’autobiographie, l’art du conte et le reportage. Les deux premiers constituent déjà la matrice de la narration dans les albums « égyptiens » antérieurs. Côté autobiographie, le lecteur suit Golo et sa compagne Dibou à Gournah, à côté de Louxor. Ils s’installent au village comme gérants d’une boutique d’artisanat local dont il font rapidement un centre de vie culturelle, et deviennent partie intégrante de la vie locale. Côté art du conte, on retrouve dans Chroniques de la Nécropole la structure éclatée en anecdotes multiples, les digressions en forme d’histoires drôles, là aussi caractéristiques de Golo. Comme à son habitude, ces histoires sont autant des anecdotes de sa propre jeunesse que des récits historiques plus anciens sur les traditions gournawis et le rapport séculaire des villageois à la nécropole antique à côté de laquelle ils habitent ; et bien sûr d’inévitables noktas où les habitants se moquent des touristes étrangers.
La différence la plus marquée avec les précédents albums est la façon dont le troisième chapitre, parti d’anecdotes personnelles, devient en une bande dessinée de reportage sur l’actualité de Gournah. A partir des années 2000, le village est menacé : les autorités égyptiennes rachètent les terres et exproprient les habitants pour en faire un lieu central de l’industrie touristique. Golo et Dibou suivent ce lent déclin, à la fois en relatant le témoignage des habitants, par leurs confrontations personnelles avec les autorités, mais aussi par l’ajout de photographies prises sur le vif. La fin de l’album se transforme petit à petit en un reportage photographique sur la destruction de Gournah, bien loin des innocentes noktas anti-touristes du premier chapitre. Le contraste avec le reste de l’album n’en est que plus frappant : comme si le réel, par l’image photographique, envahissait brusquement l’histoire dessinée et signifiait la fin d’un régime de récit plus onirique et personnel.
On retiendra toutefois que, si j’isole pour l’exercice de façon franche ces trois types de narration, elles sont en réalité beaucoup mieux imbriquées dans l’ensemble de l’histoire. L’unité de lieu donne une vraie cohérence à l’ensemble, plus que dans d’autres albums. La scansion nette en trois chapitres (« La découverte », « Associés » et « La menace ») est nouvelle chez Golo, comme s’il souhaitait renforcer la structure du récit, du personnel vers le réel. Ici, le sujet principal est Gournah, et c’est de Gournah que naissent les différentes strates d’histoires dessinées par Golo.
L’Egypte à deux
L’Egypte est au centre de l’œuvre graphique de Golo depuis les années 1990 et l’adaptation de Mendiants et Orgueilleux d’Albert Cossery. Il en a fait le sujet de plusieurs de ses livres, et il recommence avec Chroniques de la Nécropole. Il y raconte donc la transformation, entre 1995 et 2010, du village de Gournah, en Haute-Egypte, situé près de Louxor juste à côté d’un grand complexe funéraire antique. C’est là un premier pas de côté : Golo se risque à sortir du Caire, qu’il a déjà dessiné maintes fois, et de la ville égyptienne pour se rendre en campagne. Aux grandes scènes de rue se succèdent les études de paysage, tout aussi habiles et plus envoûtantes, donnant à l’album une tonalité jaune-ocre, nouvelle et lumineuse. Mieux encore, grâce à la situation privilégiée de Gournah comme site archéologique, il va (enfin!) nous parler de l’Egypte antique, un sujet paradoxalement peu présent de ses autres albums. Ce léger changement de point de vue lui permet de proposer une œuvre différente de ses précédents excursions égyptiennes, et ainsi de raffiner un cadre de récit qu’il maîtrise à présent parfaitement.
Mais il est dans ce livre un plus grand pas de côté par rapport à ses précédentes visites égyptiennes car cette fois, ce n’est pas lui le narrateur : il laisse la parole à sa compagne Dibou, que l’on rencontre ici pour la première fois. Jamais vraiment autobiographique, Golo nous rappelle combien, chez lui, une histoire ne vaut la peine que si elle est partagée et sort de la seule sphère de l’intime.
L’arrivée de Dibou dans l’histoire change beaucoup de choses. Alors que dans les précédents albums Golo était sans cesse « guidé » (par Goudah et par tous ses amis cairotes), les rôles s’inversent et c’est lui qui devient le guide pour une Dibou d’abord désorientée, mais rapidement sous le charme de la vie égyptienne. Consultante en marketing à Paris, Dibou est le conduit parfait pour le lecteur occidental : elle apporte un contrepoint, et pose les questions naïves que le lecteur n’oserait pas poser. Elle-même se transforme sous le contact de l’Egypte, devenant une figure du village, et cette transformation ne fait que renforcer l’immersion et l’identification du lecteur.
Le rôle de Dibou ne s’arrête pas à celui d’un narrateur enfermé dans les images de Golo, ni même à celui de co-scénariste : Chroniques de la nécropole est un véritable livre à quatre mains, et c’est là une des audaces les plus surprenantes. A côté des dessins de son compagnon, Dibou participe au livre par des reportages photographiques qui sont parfois de simples incursions dans le dessin, mais vont parfois durer plusieurs pages et devenir des histoires à part entière. C’est notamment le cas de tous les passages impliquant les activités culturelles organisées par les enfants, dont Dibou se fait une spécialité.
L’ouverture du livre est précisément la juxtaposition de deux version de la même histoire, racontée d’abord par Dibou, puis par Golo, et accompagné de dessins de l’un et de l’autre. De fait, la dimension formellement composite est plus forte que dans les albums précédents. Comme autant de traces, de témoignages de leur passage à Gournah, Golo et Dibou « collent » dans l’album des lettres, des cartes postales, des programmes. Des dessins d’enfants égyptiens envahissent certaines pages. A plusieurs reprises, d’autres matériaux que le dessin interviennent dans l’histoire : des photographies, donc, mais aussi des sculptures, des tissus, et les amusants « ostracas de l’an 2000 » inventés par Golo. Ce foisonnement ouvre véritablement un nouvel art pour l’auteur qui conçoit son album comme un carnet de route, une façon de scrap book élaboré sur son séjour gournawi.
Vers une vision plus politique
Le dernier terrain que Golo explore avec plus de force dans cet album est celui du politique. Cet aspect, peu présent avant les années 2000, se lisait déjà dans Mes milles et nuits au Caire, où Golo essayait de transmettre une vision progressiste des mondes arabes, loin de l’hystérie islamophobe. La dimension politique se retrouve aussi dans Chroniques de la Nécropole, mais d’une façon un peu différente.
Le point de départ est bien sûr l’actualité de Gournah : après avoir suivi la vie paisible dans un petit village égyptien, difficile de ne pas être ému dans les dernières pages qui évoquent sa destruction au nom d’une modernité triomphante corrompue par l’argent, celle du tourisme de masse, imposé par les autorités égyptiennes dans la deuxième moitié des années 2000. Une image finale forte nous rappelle que le lieu dans lequel nous avons vécu avec Golo et Dibou pendant 200 pages n’existe plus désormais. Le propos politique, contre la destruction du village et l’invasion du tourisme est tranché, notamment dans un dialogue tendu entre un archéologue favorable à la destruction du village et Golo qui donne sans ambages son opinion : « C’est un véritable ethnocide qui se prépare » (p.193). On peut lire entre les lignes les discours officiels des autorités : l’installation des Gournawis près de sites touristiques, pose des problèmes sanitaires et des enjeux de sécurité intérieure après l’attentat au temple d’Hatchepsout en 1997 ; ils sont accusés de piller les tombes et revendre les objets volés ; leur déplacement est un moyen de moderniser les lieux et de leur apporter un habitat plus décent. Les anecdotes narrées sur la situation « idéale » de Gournah n’échappent pas à une certaine ambiguïté, comme l’évocation des mariages « arrangés » entre de riches occidentales âgées et de jeunes égyptiens. Mais Chroniques de la Nécropole est un album engagé, et l’incursion du réel photographique chez Golo est aussi celui d’une opinion militante sur ce réel. Un tel marquage politique est inhabituel chez lui, sans doute lié ici à l’aspect personnel de son rapport à Gournah.
Au-delà du cas particulier de Gournah, un discours sous-jacent parcourt l’ensemble du livre : par cet exemple particulier, Golo propose en réalité une fresque sur le prolétariat rural égyptien, de l’Antiquité à nos jours. Il dresse un pont entre les ouvriers de l’Egypte antique, installés ici pour construire les nécropoles de la vallée des rois, « ouvriers hautement spécialisés », et les Gournawis contemporains, auxiliaires des archéologues et artisans locaux.
Ce lien du passé au présent est important pour lui, il justifie la présence des habitants sur place. Il va aussi à l’encontre de l’idée que l’Antiquité égyptienne relèverait davantage du passé de l’Occident que de celui du Moyen-Orient d’après la conquête arabe. Dans une séquence pittoresque qui rappelle les scènes de rue cairotes, il évoque même l’existence d’un nouveau prolétariat : les milliers de touristes « travaillant pour l’industrie du tourisme (…) consommateurs d’appoint dans des pays aux économies en voie de développement ». Ce qu’il dénonce, c’est l’invasion de l’industrie touristique formatée et ses effets sur la vie locale. Par contraste, l’installation de Golo et Dibou dans Gournah, avec leur petite boutique d’artisanat distrayant à la fois les touristes de passage et les enfants du village se propose comme une sorte d’utopie anti-moderne, une philosophie de vie où tous les problèmes finissent par s’arranger par la palabre, et où la contemplation des étoiles et la création sont les activités principales de l’existence. L’idéalisation de l’Egypte par Golo atteint un degré important, quasiment philosophique. L’évolution de Dibou est d’ailleurs présentée comme une forme de révélation et d’apaisement au contact de ce pays : elle quitte une carrière brillante mais épuisante dans le marketing à Paris pour une tranquillité d’artiste sous le soleil égyptien.
Chacun appréciera à sa manière le conte proposé par Golo, et toutes les questions qu’ils posent sur notre rapport d’occidentaux à la vie moderne. Chacun sera touché à des degrés divers par l’exaltation d’une vie simple d’artiste bohème, au contact de gens aux besoins simples. Quoi qu’il en soit, je trouve passionnant de voir avancer Golo, après l’avoir suivi sur la totalité de ses albums, vers de nouveaux terrains de l’écriture et vers un investissement plus entier du réel qu’il dépeint habilement depuis près de trente ans.